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Add to favorite "Germinal" de Émile Zola

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Alors, l’homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte : à quoi bon ? il n’y aurait pas de travail. Au lieu de se diriger vers les bâtiments, il se risqua enfin à gravir le terri, sur lequel brûlaient les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour éclairer et réchauffer la besogne. Les ouvriers de la coupe à terre avaient dû travailler tard, on sortait encore les débris inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les tréteaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, près de chaque feu.

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– Bonjour, dit-il en s’approchant d’une des corbeilles.

Tournant le dos au brasier, le charretier était debout, un vieillard vêtu d’un tricot de laine violette, coiffé d’une casquette en poil de lapin ; pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une immobilité de pierre, qu’on eût vidé les six berlines montées par lui. Le manœuvre employé au culbuteur, un gaillard roux et efflanqué, ne se pressait guère, pesait sur le levier d’une main endormie. Et, là-haut, le vent redoublait, une bise glaciale, dont les grandes haleines régulières passaient comme des coups de faux.

– Bonjour, répondit le vieux.

Un silence se fit. L’homme, qui se sentait regardé d’un œil méfiant, dit son nom tout de suite.

– Je me nomme Étienne Lantier, je suis machineur... Il n’y a pas de travail ici ?

Les flammes l’éclairaient, il devait avoir vingt et un ans, très brun, joli homme, l’air fort malgré 9

ses membres menus.

Rassuré, le charretier hochait la tête.

– Du travail pour un machineur, non, non... Il s’en est encore présenté deux hier. Il n’y a rien.

Une rafale leur coupa la parole. Puis, Étienne demanda, en montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri :

– C’est une fosse, n’est-ce pas ?

Le vieux, cette fois, ne put répondre. Un violent accès de toux l’étranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré, laissa une tache noire.

– Oui, une fosse, le Voreux... Tenez ! le coron est tout près.

À son tour, de son bras tendu, il désignait dans la nuit le village dont le jeune homme avait deviné les toitures. Mais les six berlines étaient vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par des rhumatismes ; tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui hérissait le poil.

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Le Voreux, à présent, sortait du rêve. Étienne, qui s’oubliait devant le brasier à chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar goudronné du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d’extraction, la tourelle carrée de la pompe d’épuisement. Cette fosse, tassée au fond d’un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa cheminée comme une corne menaçante, lui semblait avoir un air mauvais de bête goulue, accroupie là pour manger le monde.

Tout en l’examinant, il songeait à lui, à son existence de vagabond, depuis huit jours qu’il cherchait une place ; il se revoyait dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef, chassé de Lille, chassé de partout ; le samedi, il était arrivé à Marchiennes, où l’on disait qu’il y avait du travail, aux Forges ; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait dû passer le dimanche caché sous les bois d’un chantier de charronnage, dont le surveillant venait de l’expulser à deux heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas même une croûte : qu’allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne sachant seulement où 11

s’abriter contre la bise ? Oui, c’était bien une fosse, les rares lanternes éclairaient le carreau, une porte brusquement ouverte lui avait permis d’entrevoir les foyers des générateurs, dans une clarté vive. Il s’expliquait jusqu’à l’échappement de la pompe, cette respiration grosse et longue, soufflant sans relâche, qui était comme l’haleine engorgée du monstre.

Le manœuvre du culbuteur, gonflant le dos, n’avait pas même levé les yeux sur Étienne, et celui-ci allait ramasser son petit paquet tombé à terre, lorsqu’un accès de toux annonça le retour du charretier. Lentement, on le vit sortir de l’ombre, suivi du cheval jaune, qui montait six nouvelles berlines pleines.

– Il y a des fabriques à Montsou ? demanda le jeune homme.

Le vieux cracha noir, puis répondit dans le vent :

– Oh ! ce ne sont pas les fabriques qui manquent. Fallait voir ça, il y a trois ou quatre ans ! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes, jamais on n’avait tant gagné... Et voilà 12

qu’on se remet à se serrer le ventre. Une vraie pitié dans le pays, on renvoie le monde, les ateliers ferment les uns après les autres... Ce n’est peut-être pas la faute de l’empereur ; mais pourquoi va-t-il se battre en Amérique ? Sans compter que les bêtes meurent du choléra, comme les gens.

Alors, en courtes phrases, l’haleine coupée, tous deux continuèrent à se plaindre. Étienne racontait ses courses inutiles depuis une semaine : il fallait donc crever de faim ? bientôt les routes seraient pleines de mendiants. Oui, disait le vieillard, ça finirait par mal tourner, car il n’était pas Dieu permis de jeter tant de chrétiens à la rue.

– On n’a pas de la viande tous les jours.

– Encore si l’on avait du pain !

– C’est vrai, si l’on avait du pain seulement !

Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un hurlement mélancolique.

– Tenez ! reprit très haut le charretier en se 13

tournant vers le midi, Montsou est là...

Et, de sa main tendue de nouveau, il désigna dans les ténèbres des points invisibles, à mesure qu’il les nommait. Là-bas, à Montsou, la sucrerie Fauvelle marchait encore, mais la sucrerie Hoton venait de réduire son personnel, il n’y avait guère que la minoterie Dutilleul et la corderie Bleuze pour les câbles de mine, qui tinssent le coup.

Puis, d’un geste large, il indiqua, au nord, toute une moitié de l’horizon : les ateliers de construction Sonneville n’avaient pas reçu les deux tiers de leurs commandes habituelles ; sur les trois hauts fourneaux des Forges de Marchiennes, deux seulement étaient allumés ; enfin, à la verrerie Gagebois, une grève menaçait, car on parlait d’une réduction de salaire.

– Je sais, je sais, répétait le jeune homme à chaque indication. J’en viens.

– Nous autres, ça va jusqu’à présent, ajouta le charretier. Les fosses ont pourtant diminué leur extraction. Et regardez, en face, à la Victoire, il n’y a aussi que deux batteries de fours à coke qui flambent.

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Il cracha, il repartit derrière son cheval somnolent, après l’avoir attelé aux berlines vides.

Maintenant, Étienne dominait le pays entier.

Les ténèbres demeuraient profondes, mais la main du vieillard les avait comme emplies de grandes misères, que le jeune homme, inconsciemment, sentait à cette heure autour de lui, partout, dans l’étendue sans bornes. N’était-ce pas un cri de famine que roulait le vent de mars, au travers de cette campagne nue ? Les rafales s’étaient enragées, elles semblaient apporter la mort du travail, une disette qui tuerait beaucoup d’hommes. Et, les yeux errants, il s’efforçait de percer les ombres, tourmenté du désir et de la peur de voir. Tout s’anéantissait au fond de l’inconnu des nuits obscures, il n’apercevait, très loin, que les hauts fourneaux et les fours à coke. Ceux-ci, des batteries de cent cheminées, plantées obliquement, alignaient des rampes de flammes rouges ; tandis que les deux tours, plus à gauche, brûlaient toutes bleues en plein ciel, comme des torches géantes. C’était d’une tristesse d’incendie, il n’y avait d’autres levers d’astres, à l’horizon menaçant, que ces 15

feux nocturnes des pays de la houille et du fer.

– Vous êtes peut-être de la Belgique ? reprit derrière Étienne le charretier, qui était revenu.

Cette fois, il n’amenait que trois berlines. On pouvait toujours culbuter celles-là : un accident arrivé à la cage d’extraction, un écrou cassé, allait arrêter le travail pendant un grand quart d’heure.

En bas du terri, un silence s’était fait, les moulineurs n’ébranlaient plus les tréteaux d’un roulement prolongé. On entendait seulement sortir de la fosse le bruit lointain d’un marteau, tapant sur de la tôle.

– Non, je suis du Midi, répondit le jeune homme.

Le manœuvre, après avoir vidé les berlines, s’était assis à terre, heureux de l’accident ; et il gardait sa sauvagerie muette, il avait simplement levé de gros yeux éteints sur le charretier, comme gêné par tant de paroles. Ce dernier, en effet, n’en disait pas si long d’habitude. Il fallait que le visage de l’inconnu lui convînt et qu’il fût pris d’une de ces démangeaisons de confidences, qui font parfois causer les vieilles gens tout seuls, à 16

haute voix.

– Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m’appelle Bonnemort.

– C’est un surnom ? demanda Étienne étonné.

Le vieux eut un ricanement d’aise, et montrant le Voreux :

Are sens