– Monsieur le curé, dit l'homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas caché d'où je viens et que je suis un homme malheureux.
L'évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.
– Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez.
Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur. Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile. Je vous le dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom? D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
L'homme ouvrit des yeux étonnés.
– Vrai? vous saviez comment je m'appelle?
– Oui, répondit l'évêque, vous vous appelez mon frère.
– Tenez, monsieur le curé! s'écria l'homme, j'avais bien faim en entrant ici; mais vous êtes si bon qu'à présent je ne sais plus ce que j'ai; cela m'a passé.
L'évêque le regarda et lui dit:
– Vous avez bien souffert?
– Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton! La double chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne. Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai quarante-six. À présent, le passeport jaune! Voilà.
– Oui, reprit l'évêque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Écoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pécheur repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les hommes, vous êtes digne de pitié; si vous en sortez avec des pensées de bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous.
Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de seigle. Elle avait d'elle-même ajouté à l'ordinaire de M. l'évêque une bouteille de vieux vin de Mauves [49].
Le visage de l'évêque prit tout à coup cette expression de gaîté propre aux natures hospitalières:
– À table! dit-il vivement.
Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait avec lui, il fit asseoir l'homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, prit place à sa gauche.
L'évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son habitude. L'homme se mit à manger avidement.
Tout à coup l'évêque dit:
– Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table.
Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument nécessaires. Or c'était l'usage de la maison, quand l'évêque avait quelqu'un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent, étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui élevait la pauvreté jusqu'à la dignité.
Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un moment après les trois couverts réclamés par l'évêque brillaient sur la nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.
Chapitre IV Détails sur les fromageries de Pontarlier
Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation du forçat et de l'évêque est racontée avec une minutie naïve:
…
«… Cet homme ne faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec une voracité d'affamé. Cependant, après la soupe, il a dit:
«- Monsieur le curé du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser manger avec eux font meilleure chère que vous.
«Entre nous, l'observation m'a un peu choquée. Mon frère a répondu:
«- Ils ont plus de fatigue que moi.
«- Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous êtes pauvre. Je vois bien. Vous n'êtes peut-être pas même curé. Êtes-vous curé seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez bien être curé.
«- Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère.
«Un moment après il a ajouté:
«- Monsieur Jean Valjean, c'est à Pontarlier que vous allez
«- Avec itinéraire obligé.
«Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a continué:
«- Il faut que je sois en route demain à la pointe du jour. Il fait dur voyager. Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes.
«- Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution, ma famille a été ruinée, je me suis réfugié en Franche-Comté d'abord, et j'y ai vécu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne volonté. J'ai trouvé à m'y occuper. On n'a qu'à choisir. Il y a des papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à Audincourt et à Beure qui sont très considérables…
«Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien là les noms que mon frère a cités, puis il s'est interrompu et m'a adressé la parole:
«- Chère sœur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-là?
«J'ai répondu:
«- Nous en avions, entre autres M. de Lucenet [50] qui était capitaine des portes à Pontarlier dans l'ancien régime.
«- Oui, a repris mon frère, mais en 93 on n'avait plus de parents, on n'avait que ses bras. J'ai travaillé. Ils ont dans le pays de Pontarlier, où vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute patriarcale [51] et toute charmante, ma sœur. Ce sont leurs fromageries qu'ils appellent fruitières.