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L’apothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseigna madame Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidre tout exprès, goûta la boisson lui-même, et veilla dans la cave à ce que la futaille fût bien placée ; il indiqua encore la façon de s’y prendre pour avoir une provision de beurre à bon marché, et conclut un arrangement avec Lestiboudois, le sacristain, 178

qui, outre ses fonctions sacerdotales et mortuaires, soignait les principaux jardins d’Yonville à l’heure ou à l’année, selon le goût des personnes.

Le besoin de s’occuper d’autrui ne poussait pas seul le pharmacien à tant de cordialité obséquieuse, et il y avait là-dessous un plan.

Il avait enfreint la loi du 19 ventôse an XI, article Ier, qui défend à tout individu non porteur de diplôme l’exercice de la médecine ; si bien que, sur des dénonciations ténébreuses, Homais avait été mandé à Rouen, près M. le procureur du roi, en son cabinet particulier. Le magistrat l’avait reçu debout, dans sa robe, hermine à l’épaule et toque en tête. C’était le matin, avant l’audience. On entendait dans le corridor passer les fortes bottes des gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures qui se fermaient.

Les oreilles du pharmacien lui tintèrent à croire qu’il allait tomber d’un coup de sang ; il entrevit des culs de basse-fosse, sa famille en pleurs, la pharmacie vendue, tous les bocaux disséminés ; et il fut obligé d’entrer dans un café prendre un 179

verre de rhum avec de l’eau de Seltz, pour se remettre les esprits.

Cependant le souvenir de cette admonestation s’affaiblit, et il continuait, comme autrefois, à donner des consultations anodines dans son arrière-boutique. Mais le maire lui en voulait, des confrères étaient jaloux, il fallait tout craindre ; en s’attachant M. Bovary par des politesses, c’était gagner sa gratitude et empêcher qu’il ne parlât plus tard, s’il s’apercevait de quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais lui apportait le journal, et souvent, dans l’après-midi, quittait un instant la pharmacie pour aller chez l’officier de santé faire la conversation.

Charles était triste ; la clientèle n’arrivait pas.

Il demeurait assis pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il s’employa chez lui comme homme de peine, et

même il essaya de peindre le grenier avec un reste de couleur que les peintres avaient laissé.

Mais les affaires d’argent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour les réparations de Tostes, 180

pour les toilettes de Madame et pour le déménagement, que toute la dot, plus de trois mille écus, s’était écoulée en deux ans. Puis, que de choses endommagées ou perdues dans le transport de Tostes à Yonville, sans compter le curé de plâtre, qui, tombant de la charrette à un cahot trop fort, s’était écrasé en mille morceaux sur le pavé de Quincampoix !

Un souci meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse de sa femme. À mesure que le terme en approchait, il la chérissait davantage. C’était un autre lien de la chair s’établissant et comme le sentiment continu d’une union plus complexe.

Quand il voyait de loin sa démarche paresseuse et sa taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand vis-à-vis l’un de l’autre il la contemplait tout à l’aise et qu’elle prenait, assise, des poses fatiguées dans son fauteuil, alors son bonheur ne se tenait plus ; il se levait, il l’embrassait, passait ses mains sur sa figure, l’appelait petite maman, voulait la faire danser, et débitait, moitié riant, moitié pleurant, toutes sortes de plaisanteries caressantes qui lui venaient à l’esprit. L’idée d’avoir engendré le délectait.

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Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l’existence humaine tout du long, et il s’y attablait sur les deux coudes avec sérénité.

Emma d’abord sentit un grand étonnement, puis eut envie d’être délivrée, pour savoir quelle chose c’était que d’être mère. Mais, ne pouvant faire les dépenses qu’elle voulait, avoir un berceau en nacelle avec des rideaux de soie rose et des béguins brodés, elle renonça au trousseau, dans un accès d’amertume, et le commanda d’un seul coup à une ouvrière du village, sans rien choisir ni discuter. Elle ne s’amusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse des mères se met en appétit, et son affection, dès l’origine, en fut peut-être atténuée de quelque chose.

Cependant, comme Charles, à tous les repas,

parlait du marmot, bientôt elle y songea d’une façon plus continue.

Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, elle l’appellerait Georges ; et cette idée d’avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre ; il peut parcourir les 182

passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents ; il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque convenance qui retient.

Elle accoucha un dimanche, vers six heures,

au soleil levant.

– C’est une fille ! dit Charles. Elle tourna la tête et s’évanouit.

Presque aussitôt, madame Homais accourut et

l’embrassa, ainsi que la mère Lefrançois, du Lion d’or. Le pharmacien, en homme discret, lui adressa seulement quelques félicitations provisoires, par la porte entrebâillée. Il voulut voir l’enfant, et le trouva bien conformé.

Pendant sa convalescence, elle s’occupa beaucoup à chercher un nom pour sa fille.

D’abord, elle passa en revue tous ceux qui avaient des terminaisons italiennes, tels que 183

Clara, Louisa, Amanda, Atala ; elle aimait assez Galsuinde, plus encore Yseult ou Léocadie.

Charles désirait qu’on appelât l’enfant comme sa mère ; Emma s’y opposait. On parcourut le calendrier d’un bout à l’autre, et l’on consulta les étrangers.

– M. Léon, disait le pharmacien, avec qui j’en causais l’autre jour, s’étonne que vous ne choisissiez point Madeleine, qui est excessivement à la mode maintenant.

Mais la mère Bovary se récria bien fort sur ce nom de pécheresse. M. Homais, quant à lui, avait en prédilection tous ceux qui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conception généreuse, et c’est dans ce système-là qu’il avait baptisé ses quatre enfants. Ainsi, Napoléon représentait la gloire et Franklin la liberté ; Irma, peut-être, était une concession au romantisme ; mais Athalie, un hommage au plus immortel chef-d’œuvre de la scène française. Car ses convictions philosophiques n’empêchaient pas ses admirations artistiques, le penseur chez lui n’étouffait point l’homme sensible ; il savait 184

établir des différences, faire la part de l’imagination et celle du fanatisme. De cette tragédie, par exemple, il blâmait les idées, mais il admirait le style ; il maudissait la conception, mais il applaudissait à tous les détails, et s’exaspérait contre les personnages, en s’enthousiasmant de leurs discours. Lorsqu’il lisait les grands morceaux, il était transporté ; mais, quand il songeait que les calotins en tiraient avantage pour leur boutique, il était désolé, et dans cette confusion de sentiments où il s’embarrassait, il aurait voulu tout à la fois pouvoir couronner Racine de ses deux mains et discuter avec lui pendant un bon quart d’heure.

Enfin, Emma se souvint qu’au château de la

Vaubyessard elle avait entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme ; dès lors ce nom-là fut choisi, et, comme le père Rouault ne pouvait venir, on pria M. Homais d’être parrain.

Il donna, pour cadeaux, tous produits de son établissement, à savoir : six boîtes de jujubes, un bocal entier de racahout, trois coffins de pâte à la guimauve, et, de plus, six bâtons de sucre candi qu’il avait retrouvés dans un placard. Le soir de 185

la cérémonie, il y eut un grand dîner ; le curé s’y trouvait ; on s’échauffa. M. Homais, vers les liqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens. M.

Léon chanta une barcarolle, et madame Bovary mère, qui était la marraine, une romance du temps de l’Empire ; enfin M. Bovary père exigea que l’on descendît l’enfant, et se mit à le baptiser avec un verre de champagne qu’il lui versait de haut sur la tête. Cette dérision du premier des sacrements indigna l’abbé Bournisien ; le père Bovary répondit par une citation de la Guerre des dieux ; le curé voulut partir ; les dames suppliaient ; Homais s’interposa ; et l’on parvint à faire rasseoir l’ecclésiastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe, sa demi-tasse de café à moitié bue.

M. Bovary père resta encore un mois à Yonville, dont il éblouit les habitants par un superbe bonnet de police à galons d’argent, qu’il portait le matin, pour fumer sa pipe sur la Place.

Ayant aussi l’habitude de boire beaucoup d’eaude-vie, souvent il envoyait la servante au Lion d’or lui en acheter une bouteille, que l’on inscrivait au compte de son fils ; et il usa, pour 186

parfumer ses foulards, toute la provision d’eau de Cologne qu’avait sa bru.

Celle-ci ne se déplaisait point dans sa compagnie. Il avait couru le monde : il parlait de Berlin, de Vienne, de Strasbourg, de son temps d’officier, des maîtresses qu’il avait eues, des grands déjeuners qu’il avait faits ; puis il se montrait aimable, et parfois même, soit dans l’escalier ou au jardin, il lui saisissait la taille en s’écriant : « Charles, prends garde à toi ! » Alors la mère Bovary s’effraya pour le bonheur de son fils, et, craignant que son époux, à la longue, n’eût une influence immorale sur les idées de la jeune femme, elle se hâta de presser le départ.

Peut-être avait-elle des inquiétudes plus sérieuses. M. Bovary était homme à ne rien respecter.

Un jour, Emma fut prise tout à coup du besoin de voir sa petite fille, qui avait été mise en nourrice chez la femme du menuisier, et, sans regarder à l’almanach si les six semaines de la Vierge duraient encore, elle s’achemina vers la demeure de Rolet, qui se trouvait à l’extrémité du 187

village, au bas de la côte, entre la grande route et les prairies.

Il était midi ; les maisons avaient leurs volets fermés, et les toits d’ardoises, qui reluisaient sous la lumière âpre du ciel bleu, semblaient à la crête de leurs pignons faire pétiller des étincelles. Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible en marchant ; les cailloux du trottoir la blessaient ; elle hésita si elle ne s’en retournerait pas chez elle, ou entrerait quelque part pour s’asseoir.

À ce moment, M. Léon sortit d’une porte voisine avec une liasse de papiers sous son bras.

Il vint la saluer et se mit à l’ombre devant la boutique de Lheureux, sous la tente grise qui avançait.

Madame Bovary dit qu’elle allait voir son enfant, mais qu’elle commençait à être lasse.

– Si..., reprit Léon, n’osant poursuivre.

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