"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » » "Madame Bovary" - Gustave Flaubert

Add to favorite "Madame Bovary" - Gustave Flaubert

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

– Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.

« Et c’est là ce que vous avez compris, disait le conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes ; vous, pionniers pacifiques d’une œuvre toute de civilisation ! vous, hommes de progrès et de moralité ! vous avez compris, dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les désordres de l’atmosphère... »

– Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait.

Alors des horizons s’entr’ouvrent, c’est comme une voix qui crie : Le voilà ! Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout !

On ne s’explique pas, on se devine. On s’est entrevu dans ses rêves. – Et il la regardait. –

294

Enfin, il est là, ce trésor que l’on a tant cherché, là, devant vous ; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n’ose y croire ; on en reste ébloui, comme si l’on sortait des ténèbres à la lumière.

Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu’un homme pris d’étourdissement ; puis, il la laissa retomber sur celle d’Emma. Elle retira la sienne. Mais le conseiller lisait toujours :

« Et qui s’en étonnerait, messieurs ? Celui-là seul qui serait assez aveugle, assez plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les préjugés d’un autre âge pour méconnaître encore l’esprit des populations agricoles. Où trouver, en effet, plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus d’intelligence en un mot ? Et je n’entends pas, messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais cette intelligence profonde et modérée, qui s’applique par-dessus toute chose à poursuivre 295

ces buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, à l’amélioration commune et au soutien des États, fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs... »

– Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles : « Le devoir ! le devoir ! » Eh ! parbleu ! le devoir, c’est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les conventions de la société, avec les ignominies qu’elle nous impose.

– Cependant... cependant... objectait madame Bovary.

– Eh non ! pourquoi déclamer contre les passions ? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu’il y ait sur la terre, la source de l’héroïsme, de l’enthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts, de tout enfin ?

296

– Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu l’opinion du monde et obéir à sa morale.

– Ah ! c’est qu’il y en a deux, répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s’agite en bas, terre à terre, comme ce rassemblement d’imbéciles que vous voyez. Mais l’autre, l’éternelle, elle est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire.

M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche avec son mouchoir de poche. Il reprit :

« Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? qui donc fournit à notre subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ?

L’agriculteur, messieurs, qui, ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, 297

qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l’agriculteur ? Et même, messieurs, est-il besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à toute l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ?

Mais je n’en finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après les autres les différents produits que la terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre ; là, le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; messieurs, n’oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel j’appellerai plus particulièrement votre attention. »

298

Il n’avait pas besoin de l’appeler : car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux ; M.

Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation. Les pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes ; et Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien ; car il en portait un énorme et qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard d’indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance, d’accablement et de sommeil.

299

La Place jusqu’aux maisons était comble de monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la contemplation de ce qu’il regardait. Malgré le silence, la voix de M.

Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, qu’interrompait çà et là le bruit des chaises dans la foule ; puis on entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de bœuf, ou bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau.

Rodolphe s’était rapproché d’Emma, et il disait d’une voix basse, en parlant vite :

– Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, 300

calomniés, et, s’il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu’elles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles s’appelleront. Oh !

n’importe, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se réuniront, s’aimeront, parce que la fatalité l’exige et qu’elles sont nées l’une pour l’autre.

Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entreferma les paupières pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu’elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l’horizon, la vieille diligence l’ Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. C’était dans cette voiture jaune que 301

Léon, si souvent, était revenu vers elle ; et par cette route là-bas qu’il était parti pour toujours !

Elle crut le voir en face, à sa fenêtre ; puis tout se confondit, des nuages passèrent ; il lui sembla qu’elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n’était pas loin, qu’il allait venir... et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d’autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle s’essuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elle s’éventait la figure, tandis qu’à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix du conseiller qui psalmodiait ses phrases.

Il disait :

« Continuez ! persévérez ! n’écoutez ni les 302

suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs d’un empirisme téméraire ! Appliquez-vous surtout à l’amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces Comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès meilleur ! Et vous, vénérables serviteurs !

humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu’à ce jour n’avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l’État, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous encourage, qu’il vous protège, qu’il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu’il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices ! »

M. Lieuvain se rassit alors et M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du conseiller ; mais il se recommandait par un 303

caractère de style plus positif, c’est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des

considérations plus relevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion et l’agriculture en occupaient davantage.

On y voyait le rapport de l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme.

Remontant au berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois.

Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus d’inconvénients que d’avantages ? M. Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. le président citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant l’année par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de 304

quelque existence antérieure :

– Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus ? Quel hasard l’a voulu ?

C’est qu’à travers l’éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l’un vers l’autre.

Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.

« Ensemble de bonnes cultures », cria le président.

– Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous...

Are sens