Notre-Dame de Paris
Chapitre I
― Hélas ! je n’étais peut-être pas née alors !
― Oh ! si ! repartit la recluse, tu devais être née. Tu en étais. Elle serait de ton âge ! Ainsi ! — Voilà quinze ans que je suis ici, quinze ans que je souffre, quinze ans que je prie, quinze ans que je me cogne la tête aux quatre murs. — Je te dis que ce sont des égyptiennes qui me l’ont volée, entends-tu cela ? et qui l’ont mangée avec leurs dents. — As-tu un cœur ?
figure-toi ce que c’est qu’un enfant qui joue, un enfant qui tette, un enfant qui dort. C’est si innocent ! — Eh bien ! cela, c’est cela qu’on m’a pris, qu’on m’a tué ! Le bon Dieu le sait bien ! — Aujourd’hui, c’est mon tour, je vais manger de l’égyptienne. — Oh ! que je te mordrais bien si les barreaux ne m’empêchaient ! J’ai la tête trop grosse ! — La pauvre petite ! pendant qu’elle dormait ! Et si elles l’ont réveillée en la prenant, elle aura eu beau crier, je n’étais pas là ! — Ah ! les mères égyptiennes, vous avez mangé mon enfant ! Venez voir la vôtre.
Alors elle se mit à rire ou à grincer des dents, les deux choses se ressemblaient sur cette figure furieuse. Le jour commençait à poindre. Un reflet de cendre éclairait vaguement cette scène, et le gibet devenait de plus en plus distinct dans la place. De l’autre côté, vers le pont Notre-Dame, la pauvre condamnée croyait entendre se rapprocher le bruit de cavalerie.
― Madame ! cria-t-elle joignant les mains et tombée sur ses deux genoux, échevelée, éperdue, folle d’effroi, madame ! ayez pitié ! Ils viennent.
Je ne vous ai rien fait. Voulez-vous me voir mourir de cette horrible façon sous vos yeux ? Vous avez de la pitié, j’en suis sûre. C’est trop affreux.
Laissez-moi me sauver. Lâchez-moi ! Grâce ! Je ne veux pas mourir comme cela !
― Rends-moi mon enfant ! dit la recluse.
― Grâce ! grâce !
― Rends-moi mon enfant !
― Lâchez-moi, au nom du ciel !
― Rends-moi mon enfant !
Cette fois encore, la jeune fille retomba, épuisée, rompue, ayant déjà le regard vitré de quelqu’un qui est dans la fosse.
― Hélas ! bégaya-t-elle, vous cherchez votre enfant. Moi, je cherche mes parents.
512
Notre-Dame de Paris
Chapitre I
― Rends-moi ma petite Agnès ! poursuivit Gudule. ― Tu ne sais pas où elle est ? Alors, meurs ! — Je vais te dire. J’étais une fille de joie, j’avais un enfant, on m’a pris mon enfant. — Ce sont les égyptiennes. Tu vois bien qu’il faut que tu meures. Quand ta mère l’égyptienne viendra te réclamer, je lui dirai : La mère, regarde à ce gibet ! — Ou bien rends-moi mon enfant.
― Sais-tu où elle est, ma petite fille ? Tiens, que je te montre. Voilà son soulier, tout ce qui m’en reste. Sais-tu où est le pareil ? Si tu le sais, dis-le-moi, et si ce n’est qu’à l’autre bout de la terre, je l’irai chercher en marchant sur les genoux.
En parlant ainsi, de son autre bras tendu hors de la lucarne elle mon-trait à l’égyptienne le petit soulier brodé. Il faisait déjà assez jour pour en distinguer la forme et les couleurs.
― Montrez-moi ce soulier, dit l’égyptienne en tressaillant. Dieu !
Dieu !
Et en même temps, de la main qu’elle avait libre, elle ouvrait vivement le petit sachet orné de verroterie verte qu’elle portait au cou.
― Va ! va ! grommelait Gudule, fouille ton amulette du démon !
Tout à coup elle s’interrompit, trembla de tout son corps, et cria avec une voix qui venait du plus profond des entrailles : — Ma fille !
L’égyptienne venait de tirer du sachet un petit soulier absolument pareil à l’autre. A ce petit soulier était attaché un parchemin sur lequel ce carme était écrit :
Quand le pareil retrouveras,
Ta mère te tendra les bras.
En moins de temps qu’il n’en faut à l’éclair, la recluse avait confronté les deux souliers, lu l’inscription du parchemin, et collé aux barreaux de la lucarne son visage rayonnant d’une joie céleste en criant :
― Ma fille ! ma fille !
― Ma mère ! répondit l’égyptienne.
Ici nous renonçons à peindre.
Le mur et les barreaux de fer étaient entre elles deux. — Oh ! le mur !
cria la recluse. Oh ! la voir et ne pas l’embrasser ! Ta main ! ta main !
La jeune fille lui passa son bras à travers la lucarne, la recluse se jeta sur cette main, y attacha ses lèvres, et y demeura, abîmée dans ce baiser, ne 513
Notre-Dame de Paris
Chapitre I
donnant plus d’autre signe de vie qu’un sanglot qui soulevait ses hanches de temps en temps. Cependant elle pleurait à torrents, en silence, dans l’ombre, comme une pluie de nuit. La pauvre mère vidait par flots sur cette main adorée le noir et profond puits de larmes qui était au dedans d’elle, et où toute sa douleur avait filtré goutte à goutte depuis quinze années.