Gudule palpitait entre la vie et la mort en le voyant promener autour de la place cette mine inquiète d’un chien de chasse qui sent près de lui le gîte de la bête et résiste à s’éloigner. Enfin il secoua la tête et sauta en selle. Le cœur si horriblement comprimé de Gudule se dilata, et elle dit à voix basse en jetant un coup d’œil sur sa fille, qu’elle n’avait pas encore osé regarder depuis qu’ils étaient là : — Sauvée !
La pauvre enfant était restée tout ce temps dans son coin, sans souffler, sans remuer, avec l’idée de la mort debout devant elle. Elle n’avait rien perdu de la scène entre Gudule et Tristan, et chacune des angoisses de sa mère avait retenti en elle. Elle avait entendu tous les craquements successifs du fil qui la tenait suspendue sur le gouffre, elle avait cru vingt fois le voir se briser, et commençait enfin à respirer et à se sentir le pied en terre ferme. En ce moment, elle entendit une voix qui disait au prévôt :
― Corbœuf ! monsieur le prévôt, ce n’est pas mon affaire, à moi homme d’armes, de pendre les sorcières. La quenaille de peuple est à bas.
Je vous laisse besogner tout seul. Vous trouverez bon que j’aille rejoindre ma compagnie, pour ce qu’elle est sans capitaine.
Cette voix, c’était celle de Phœbus de Châteaupers. Ce qui se passa en elle est ineffable. Il était donc là, son ami, son protecteur, son appui, son asile, son Phœbus ! Elle se leva, et, avant que sa mère eût pu l’en empêcher, elle s’était jetée à la lucarne en criant :
― Phœbus ! à moi, mon Phœbus !
Phœbus n’y était plus. Il venait de tourner au galop l’angle de la rue de la Coutellerie. Mais Tristan n’était pas encore parti.
La recluse se précipita sur sa fille avec un rugissement. Elle la retira violemment en arrière en lui enfonçant ses ongles dans le cou. Une mère tigresse n’y regarde pas de si près. Mais il était trop tard. Tristan avait vu.
― Hé ! hé ! s’écria-t-il avec un rire qui déchaussait toutes ses dents et faisait ressembler sa figure au museau d’un loup, deux souris dans la souricière !
― Je m’en doutais, dit le soldat.
521
Notre-Dame de Paris
Chapitre I
Tristan lui frappa sur l’épaule : — Tu es un bon chat ! — Allons, ajouta-t-il, où est Henriet Cousin ?
Un homme qui n’avait ni le vêtement ni la mine des soldats sortit de leurs rangs. Il portait un costume mi-parti gris et brun, les cheveux plats, des manches de cuir, et un paquet de cordes à sa grosse main. Cet homme accompagnait toujours Tristan qui accompagnait toujours Louis XI.
― L’ami, dit Tristan l’Hermite, je présume que voilà la sorcière que nous cherchions. Tu vas me pendre cela. As-tu ton échelle ?
― Il y en a une là, sous le hangar de la Maison-aux-Piliers, répondit l’homme. Est-ce à cette justice-là que nous ferons la chose ? poursuivit-il en montrant le gibet de pierre.
― Oui.
― Ho hé ! reprit l’homme avec un gros rire plus bestial encore que celui du prévôt, nous n’aurons pas beaucoup de chemin à faire.
― Dépêche ! dit Tristan. Tu riras après.
Cependant, depuis que Tristan avait vu sa fille et que tout espoir était perdu, la recluse n’avait pas encore dit une parole. Elle avait jeté la pauvre égyptienne à demi morte dans le coin du caveau, et s’était replacée à la lucarne, ses deux mains appuyées à l’angle de l’entablement comme deux griffes. Dans cette attitude, on la voyait promener intrépidement sur tous ces soldats son regard, qui était redevenu fauve et insensé. Au moment où Henriet Cousin s’approcha de la loge, elle lui fit une figure tellement sauvage qu’il recula.
― Monseigneur, dit-il en revenant au prévôt, laquelle faut-il prendre ?
― La jeune.
― Tant mieux ! car la vieille paraît malaisée.
― Pauvre petite danseuse à la chèvre ! dit le vieux sergent du guet.
Henriet Cousin se rapprocha de la lucarne. L’œil de la mère fit baisser le sien. Il dit assez timidement :
― Madame…
Elle l’interrompit d’une voix très basse et furieuse : — Que demandes-tu ?
― Ce n’est pas vous, dit-il, c’est l’autre.
― Quelle autre ?
― La jeune.
522
Notre-Dame de Paris
Chapitre I
Elle se mit à secouer la tête en criant : — Il n’y a personne ! Il n’y a personne ! Il n’y a personne !
― Si ! reprit le bourreau, vous le savez bien. Laissez-moi prendre la jeune. Je ne veux pas vous faire de mal, à vous.
Elle dit avec un ricanement étrange :
― Ah ! tu ne veux pas me faire de mal, à moi !
― Laissez-moi l’autre, madame ; c’est monsieur le prévôt qui le veut.
Elle répéta d’un air de folie : — Il n’y a personne.