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Hélas ! c’est ma seule arme ! à une autre époque, se disait-il, c’est par des actions parlantes en face de l’ennemi que j’aurais gagné mon pain.

Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui ; il trouvait partout l’apparence de la vertu la plus pure.

Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient des visions comme sainte Thérèse et saint François lorsqu’il reçut les stigmates sur le mont Verna, dans l’Apennin.

Mais c’était un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions étaient presque toujours à l’infirmerie. Une centaine d’autres réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre 395

grand-chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel et, entre autres, un nommé Chazel ; mais Julien se sentait de l’éloignement pour eux, et eux pour lui.

Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que d’êtres grossiers qui n’étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu’ils répétaient tout le long de la journée.

Presque tous étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en récitant quelques mots latins qu’en piochant la terre.

C’est d’après cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j’eusse été sergent ; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire.

Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manouvriers dès l’enfance, ont vécu jusqu’à leur arrivée ici de lait caillé et de pain noir. Dans leurs chaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de 396

repos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.

Julien ne lisait jamais dans leur œil morne que le besoin physique satisfait après le dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels étaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer ; mais ce que Julien ne savait pas, ce qu’on se gardait de lui dire, c’est que, être le premier dans les différents cours de dogme, d’histoire ecclésiastique, etc., etc., que l’on suit au séminaire, n’était à leurs yeux qu’un péché splendide. Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux chambres, qui n’est au fond que méfiance et examen personnel, et donne à l’esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier, l’Église de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis.

C’est la soumission de cœur qui est tout à ses yeux. Réussir dans les études mêmes sacrées lui est suspect, et à bon droit. Qui empêchera l’homme supérieur de passer de l’autre côté comme Sieyès ou Grégoire ! l’Église tremblante s’attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser 397

l’examen personnel, par les pieuses pompes des cérémonies de sa cour, faire impression sur l’esprit ennuyé et malade des gens du monde.

Julien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait rapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n’avoir rien autre chose à faire.

Suis-je donc oublié de toute la terre ? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon, et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieux, pensait l’abbé Pirard, ce n’est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimée.

Un jour, l’abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par les larmes, c’était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel m’a fait la grâce de haïr, non l’auteur de ma faute, il 398

sera toujours ce que j’aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n’est pas sans larmes, comme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je me dois, et que vous avez tant aimés, l’emporte.

Un Dieu juste, mais terrible, ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes.

Cette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une adresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais Julien ne répondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu’une femme revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.

La mélancolie de Julien, aidée par la médiocre nourriture que fournissait au séminaire l’entrepreneur des dîners à 83 centimes, commençait à influer sur sa santé, lorsqu’un matin Fouqué parut tout à coup dans sa chambre.

– Enfin j’ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançon, sans reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J’ai aposté quelqu’un à la porte du séminaire ; pourquoi diable est-ce que tu ne sors 399

jamais ?

– C’est une épreuve que je me suis imposée.

– Je te trouve bien changé. Enfin je te revois.

Deux beaux écus de cinq francs viennent de m’apprendre que je n’étais qu’un sot de ne pas les avoir offerts dès le premier voyage.

La conversation fut infinie entre les deux amis, Julien changea de couleur lorsque Fouqué lui dit :

– À propos, sais-tu ? la mère de tes élèves est tombée dans la plus haute dévotion.

Et il parlait de cet air dégagé qui fait une si singulière impression sur l’âme passionnée de laquelle on bouleverse, sans s’en douter, les plus chers intérêts.

– Oui, mon ami, dans la dévotion la plus exaltée. On dit qu’elle fait des pèlerinages. Mais, à la honte éternelle de l’abbé Maslon, qui a espionné si longtemps ce pauvre M. Chélan, madame de Rênal n’a pas voulu de lui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besançon.

– Elle vient à Besançon, dit Julien, le front 400

couvert de rougeur.

– Assez souvent, répondit Fouqué d’un air interrogatif.

– As-tu des Constitutionnels sur toi ?

– Que dis-tu ? répliqua Fouqué.

– Je te demande si tu as des Constitutionnels ?

reprit Julien, du ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numéro ici.

– Quoi ! même au séminaire, des libéraux !

s’écria Fouqué. Pauvre France ! ajouta-t-il en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l’abbé Maslon.

Cette visite eût fait une profonde impression sur notre héros, si, dès le lendemain, un mot que lui adressa ce petit séminariste de Verrières qui lui semblait si enfant ne lui eût fait faire une importante découverte. Depuis qu’il était au séminaire, la conduite de Julien n’avait été qu’une suite de fausses démarches. Il se moqua de lui-même avec amertume.

À la vérité, les actions importantes de sa vie étaient savamment conduites ; mais il ne soignait 401

pas les détails, et les habiles au séminaire ne regardent qu’aux détails. Aussi passait-il déjà parmi ses camarades pour un esprit fort. Il avait été trahi par une foule de petites actions.

À leurs yeux, il était convaincu de ce vice énorme, il pensait, il jugeait par lui-même, au lieu de suivre aveuglément l’autorité et l’exemple. L’abbé Pirard ne lui avait été d’aucun secours ; il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole hors du tribunal de la pénitence, où encore il écoutait plus qu’il ne parlait. Il en eût été bien autrement s’il eût choisi l’abbé Castanède.

Du moment que Julien se fut aperçu de sa folie, il ne s’ennuya plus. Il voulut connaître toute l’étendue du mal, et, à cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu’on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mépris qui alla jusqu’à la dérision. Il reconnut que, depuis son entrée au séminaire, il n’y avait pas eu une heure, surtout pendant les récréations, qui n’eût porté conséquence pour ou contre lui, 402

qui n’eût augmenté le nombre de ses ennemis, ou ne lui eût concilié la bienveillance de quelque séminariste sincèrement vertueux ou un peu moins grossier que les autres. Le mal à réparer était immense, la tâche fort difficile. Désormais l’attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes ; il s’agissait de se dessiner un caractère tout nouveau.

Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnèrent beaucoup de peine. Ce n’est pas sans raison qu’en ces lieux-là on les porte baissés.

Quelle n’était pas ma présomption à Verrières !

se disait Julien, je croyais vivre ; je me préparais seulement à la vie ; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai jusqu’à la fin de mon rôle, entouré de vrais ennemis. Quelle immense difficulté, ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute ; c’est à faire pâlir les travaux d’Hercule. L’Hercule des temps modernes, c’est Sixte Quint trompant quinze années de suite, par sa modestie, quarante cardinaux qui l’avaient vu vif et hautain pendant toute sa jeunesse.

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La science n’est donc rien ici ! se disait-il avec dépit ; les progrès dans le dogme, dans l’histoire sacrée, etc., ne comptent qu’en apparence. Tout ce qu’on dit à ce sujet est destiné à faire tomber dans le piège les fous tels que moi. Hélas ! mon seul mérite consistait dans mes progrès rapides, dans ma façon de saisir ces balivernes. Est-ce qu’au fond ils les estimeraient à leur vraie valeur ? les jugent-ils comme moi ? Et j’avais la sottise d’en être fier ! Ces premières places que j’obtiens toujours n’ont servi qu’à me donner des ennemis acharnés. Chazel, qui a plus de science que moi, jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait reléguer à la cinquantième place ; s’il obtient la première, c’est par distraction. Ah ! qu’un mot, un seul mot de M. Pirard m’eût été utile !

Du moment que Julien fut détrompé, les longs exercices de piété ascétique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au Sacré-Cœur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux, devinrent ses moments d’action les plus intéressants. En réfléchissant sévèrement sur lui-même, et cherchant surtout à 404

Are sens