décembre 1827. Peut-être même le romancier ne lut-il ces numéros qu’avec quelques mois de retard et il n’est pas impossible, si l’on en croit une note écrite de sa main sur un exemplaire des Promenades dans Rome, que l’idée première du roman lui soit venue dans la nuit du 25 au 26
octobre 1828.
Quoi qu’il en soit, ce ne dut être qu’après avoir terminé les Promenades dans Rome et probablement au début de 1830 que Stendhal 9
rouvrit le dossier qui dormait sous le titre de Julien, et le mit au point avec la rapidité qu’il apportait d’ordinaire à la rédaction de ses livres.
Par un traité en date du 8 avril 1830, il avait cédé pour 1500 francs à l’éditeur Levavasseur le droit d’en donner deux éditions de 750
exemplaires chacune : la première, in-8 en 2
volumes, et la seconde, in-12, en 4 volumes. Mais il avait à peine fini de revoir ses épreuves qu’il était nommé Consul à Trieste, et que laissant à l’éditeur le soin de relire les derniers cartons, il se mettait en route le 6 novembre pour aller prendre possession de son consulat.
Il laissait derrière lui – avec ce fatalisme et ce détachement qui chez lui n’étaient point feints mais qu’il montra toujours pour tous ses écrits –
ces deux volumes qui devaient mettre leur auteur au rang des premiers romanciers psychologues non seulement de son temps et de son pays, mais de tous les âges et de toutes les littératures.
Outre l’intérêt propre du roman, son titre pique notre curiosité. Stendhal, raconte Romain Colomb, le trouva subitement et comme sous le 10
coup de l’inspiration. Ce n’était peut-être qu’une concession à la mode du temps qui était aux noms de couleurs ; mais on a voulu y voir aussi une allusion aux hasards de la destinée analogues à ceux du jeu et le très érudit stendhalien Pierre Martino a retrouvé deux ouvrages anglais antérieurs à celui de Beyle et qui portent ce même titre pris dans cette acception très nette.
D’autres ont émis l’hypothèse que ces couleurs soulignaient le conflit des idées de la gauche libérale avec les menées des prêtres et de la Congrégation sous le règne de Charles X. Beyle, de son côté, aurait donné une explication aussi plausible : Le Rouge signifierait que venu plus tôt Julien Sorel eût été soldat, mais, que dans l’époque où il vécut, il dut se faire prêtre, de là Le Noir. C’est dans une intention analogue que Stendhal, quelques années plus tard, racontant l’histoire de Lucien Leuwen, l’a voulu successivement l’Amaranthe et le Noir, puis le Rouge et le Blanc. Le premier titre eût symbolisé les tenues portées tour à tour par son héros : l’uniforme des lanciers puis l’habit des maîtres des requêtes ; le second eût marqué l’opposition 11
des sentiments libéraux et des sentiments légitimistes qui se heurtent dans plus d’un chapitre de son livre.
Au lecteur de choisir sa version, mais si le titre demeure obscur, les sources du roman sont mieux connues et permettent de bien comprendre comment Stendhal composait et quelle était d’ordinaire sa méthode de travail.
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On a voulu soutenir que son don d’invention était à peu près nul parce que l’anecdote dont il part, presque toujours, est prise par lui, sans y changer grand-chose, ou dans un vieux livre ou dans une gazette récente. Il est vrai que pour Stendhal le thème initial importait peu. Ce qu’il voulait, ce n’était que la vérité absolue dans l’ordre des idées. Et s’il n’avait pas l’imagination des faits, du moins avait-il celle des sentiments à un degré où bien peu surent atteindre. Le sujet pour lui est ce noyau central autour duquel il va 12
cristalliser tout à son aise. Si la comparaison ne semblait irrespectueuse, nous dirions qu’il fait ses romans comme on fabrique les perles japonaises.
Au centre, le petit morceau de nacre ou d’écaille n’a plus grande importance. Il a bientôt disparu sous les couches concentriques d’une matière sans prix et d’un orient idéal. Ainsi, par ce don qu’il a d’expliquer perpétuellement la pensée et la vie, Stendhal a su créer des types immortels.
Pourquoi a-t-il écrit Armance ? En apparence parce qu’il avait été séduit l’année précédente par un sujet assez scabreux que, d’après un roman allemand, Mme de Duras puis Henri de la Touche avaient traité tour à tour. Stendhal prit le même sujet et traita à son tour ce cas exceptionnel d’un jeune héros si disgracié de la nature qu’il était empêché de témoigner l’amour qu’il ressentait.
Mais tout aussitôt il en fit une œuvre personnelle et qui n’appartient réellement qu’à lui.
On sait de même que l’idée première et parfois tout le plan de l’ Abbesse de Castro, comme des Chroniques italiennes, ou de la Chartreuse elle-même, sont puisés dans de vieux ouvrages 13
italiens.
Le Rouge et le Noir, quand à lui, n’est qu’un fait divers romancé. Antoine Berthet, fils d’artisan pauvre est distingué par son curé à cause de sa vive intelligence. Il entre au séminaire, mais sa mauvaise santé l’en fait sortir.
M. Michoud lui confie l’éducation de ses sens ; il devient l’amant de Mme Michoud, âgée de trente-six ans et d’une réputation jusque-là intacte. Il entre ensuite au grand séminaire de Grenoble où on ne le garde pas. Il trouve alors une nouvelle place de précepteur chez M. de Cordon. Il a une intrigue avec la fille de la maison. Congédié de nouveau, aigri de n’être toujours qu’un domestique, il jure de se venger.
Et dans l’église du curé de Brangues, son bienfaiteur, le 22 juin 1827, il tire pendant la messe un coup de pistolet sur Mme Michoud. En décembre, il passe devant la cour d’assises de l’Isère ; il est condamné et porte sa tête sur l’échafaud le 23 février 1828. Il avait vingt-cinq ans.
Ce canevas si sec, l’ai-je emprunté au roman 14
de Stendhal ? Non point : ce fait passionnel est rigoureusement authentique, et les lecteurs de la Gazette des Tribunaux ont pu le lire à l’époque dans leur journal. Mais changeons, si vous le voulez bien, quelques noms. Berthet deviendra Julien Sorel ; Mme Michoud sera Mme de Rênal, et son amie, Mme Marigny, Mme Derville ; M.
de Cordon s’appellera le marquis de La Mole et Mlle de Cordon : Mathilde de La Mole. Le village de Brangues sera baptisé Verrières. Voilà ce qu’a fait Stendhal. À part cela, il n’a rien échangé au fait divers lui-même et si dans un roman le lecteur n’est curieux que de savoir comment l’histoire finit, le compte rendu des assises de l’Isère en décembre 1827 lui a dit tout ce qui peut l’intéresser. Il n’a plus besoin d’ouvrir l’œuvre du romancier.
Ceux qui se soucient au contraire de la vraisemblance des actions humaines, du ressort des grandes passions, de la logique des caractères et du merveilleux spectacle d’une volonté qui sait triompher de difficultés en apparence invincibles par le seul mérite de sa force, de sa souplesse et de son application constante, ceux-là 15
reconnaîtront, en Stendhal, le maître le plus incontestable du roman moderne.
Car si Stendhal a utilisé abondamment l’anecdote que lui fournissait le procès Berthet, s’il a suivi les grandes lignes du drame et respecté, dans leurs linéaments, les caractères des principaux protagonistes, il y a du moins tellement ajouté au moyen de son expérience propre qu’il a vraiment recréé ce drame. Non seulement il enchaîne, explique, rend logiques tous les actes de ses personnages, les montrant conformes à leur tempérament et à leur éducation, mais surtout il construit, avec toute la rigueur de son esprit logicien, sur le terrain solide de sa perspicace observation.
Stendhal avait à vaincre d’autant plus de difficultés pour mener son roman à bien qu’il ne s’écarta pas d’un pouce des événements qui l’avaient inspiré. Il faut bien reconnaître qu’en plus d’un point cette rigide armature le gênait et le blessait, et tout particulièrement dans les dernières pages. Du reste il ne se dissimulait pas cette faiblesse, si nous en croyons Arnould Frémy 16
qui, dans la Revue de Paris du 1er septembre 1853, écrivait ceci : « Personne ne dira plus de mal du dénouement du Rouge qu’il n’en disait lui-même. » Lié par son modèle il ne voulait pas concevoir pour Julien une autre fin que celle d’Antoine Berthet. Avec quelle adresse alors il lui fit exécuter son crime comme sous l’empire d’une impulsion somnambulique. Quel
psychiatre, quel observateur un peu familier avec les sursauts instinctifs et pleins de contradictions du cœur humain, quel lecteur attentif des faits divers passionnels viendra nier la vraisemblance de l’acte homicide de Julien Sorel et de ce retour d’adoration sentimentale pour sa victime qui en est le couronnement logique
? L’exaltation
grandiloquente de Mathilde de La Mole peut paraître moins naturelle, mais Stendhal a toujours adoré ces étrangetés révélatrices des caractères durement trempés. Il devait s’en permettre un nouvel exemple bien autrement significatif en imaginant plus tard le personnage de Lamiel.
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Stendhal a écrit avec Le Rouge et le Noir un roman de mœurs et un tableau politique en même temps qu’un roman psychologique. Il a rapporté les conversations qu’il avait entendues dans les salons. Et il a mis en scène, sous leur nom ou sous un nom supposé, bien des habitants de Grenoble, comme l’abbé Chélan, le géomètre Gros, son condisciple Chazel, le libraire Falcon et le bibliothécaire Ducros, tous personnages dont il nous parle plus abondamment dans la Vie d’Henri Brulard.
Par ailleurs il nous montre des personnalités politiques, comme M. Appert, membre influent de la société des prisons, ou divers ministres de la Restauration. Que le comte Altamira soit en réalité son ami di Fiori, que M. Valenod ait été copié sur Michel Faure, directeur du dépôt de mendicité à Saint-Robert (Isère), voilà ce qui aujourd’hui est absolument prouvé et su. Sur bien d’autres points il reste de la besogne pour les chercheurs ; et sur la ressemblance de Fouqué et de Bigillion, du Père Pirard et de l’abbé 18