Raillanne, sur les traits empruntés par Stendhal à son propre père pour en doter tantôt M. de Rênal et tantôt le père de Julien, il y a toute une étude patiente à écrire et dont les grandes lignes se trouvent déjà tracées dans l’introduction historique ou dans les notes que M. Jules Marsan a ajoutées aux volumes du Rouge et Noir parus dans l’excellente édition critique des œuvres de Stendhal que nous devons aux soins éclairés de MM. Paul Arbelet et Édouard Champion.
Mais surtout, et comme tous les grands écrivains, Stendhal a rempli ses livres de lui-même. C’est toujours de son propre cœur qu’un auteur tire les traits les plus profonds.
Flaubert, avec ses grandes moustaches et sa voix bourrue, répondait volontiers quand on lui demandait quelle femme avait servi de modèle pour Mme Bovary : « Mme Bovary, c’est moi. »
La boutade était renouvelée de Stendhal qui aimait affirmer que Julien Sorel avait été peint d’après lui-même. Le petit Julien, en effet, près de Mme de Rênal, les premiers soirs, ne montre-t-il pas cette même timidité dont Beyle ne sut 19
jamais se débarrasser devant les femmes et qu’il témoigna six mois à Louason, six ans à la comtesse Marie
? Est-ce encore Julien Sorel
écrivant sa première lettre pour M. de La Mole ou Stendhal, commis de Pierre Daru, qui a écrit cela avec deux l ? Mais surtout il a donné à Julien ses idées, sa sensibilité et toutes ses réactions dans la vie.
N’est-ce pas de même le jeune Beyle si candide et si vite hostile qui nous est peint dans Armance, quand un observateur dit d’Octave de Malivert : « Il dédaigne de se présenter dans un salon avec sa mémoire ; et son esprit dépend des sentiments qu’on fait naître en lui.
» Nous
pourrions ainsi multiplier les exemples, et, dans tous les romans de Stendhal, relever de nombreux traits qui expliquent autant l’auteur que le personnage. Mais il est certain qu’entre tous ses héros, c’est Julien Sorel qui lui ressemble le plus.
Il a été bien diversement apprécié, ce petit paysan, dont l’âme est si brûlante et l’apparence de glace. Beaucoup le tiennent pour une âme méchante. Suivant l’expression même de 20
l’auteur, il est l’homme malheureux en guerre avec la société. On l’a traité d’hypocrite, d’ambitieux avide, de bête de proie. Il n’a cependant pas la cruelle perfidie de Valmont, ni la sécheresse de cœur d’un Rastignac ou d’un Marsay, ni la curiosité sadique et froide d’un Robert Greslou, ni l’ignoble bassesse de Bel-Ami. C’est un jeune homme dont la sensibilité trop vibrante n’est plus maîtrisée par une morale sans valeur à ses yeux. Il demeure, malgré tout, un jeune être sentimental dont les circonstances autant que l’ambition ont fait un roué. Il a le goût du risque et veut s’affranchir à la fois de la catégorie des classes sociales et du pouvoir de l’argent. Il est naturel qu’il paie de sa tête la folle gageure qu’il ne pouvait gagner. Mais ne devons-nous pas le plaindre ? Le plaindre, et lui être reconnaissant aussi de nous avoir enseigné la maîtrise de soi dans la passion, et cet art de demeurer lucide au sein même de l’action. Il est charmant au surplus, et a fait verser bien d’autres larmes que celles qu’il a tirées des beaux yeux des deux femmes qui, la veille de son supplice, se disputent encore son cœur. Comme le disait ce 21
délicieux Alain Fournier : « Combien de jeunes femmes sont des amoureuses inconsolées de Julien Sorel ! » Bien peu, quand elles sont tout à fait sincères, ne reconnaissent pas son attrait et combien les étonnent et les séduisent sa dure fermeté et son dressage de Mathilde de La Mole.
Le moins qu’on puisse reconnaître à ce petit hypocrite si plein d’énergie, dans la poitrine duquel bat un cœur aussi tendre qu’ardent, c’est un intérêt toujours nouveau, d’autant plus que ce visage inquiet et volontairement un peu sombre est encore mis en valeur par les deux figures féminines qui lui font un perpétuel cortège : Mme de Rênal, d’une admirable tendresse pudique, Mathilde de La Mole, dont l’orgueil cherche en vain à combattre l’amour insensé, s’affrontent toutes deux en une contradiction constante. Elles sont parmi les peintures les plus achevées de notre littérature romanesque avec celles précisément de la Sansévérina et de la douce et cornélienne Clélia Conti que nous devons encore à Stendhal, mais qui jouent leur rôle dans la Chartreuse de Parme, cet autre chef-d’œuvre.
Stendhal, en effet, doit nous sembler encore 22
admirable pour cette intuition de l’âme féminine qui lui permet de tout nous montrer de la perpétuelle agitation du cœur de ses héroïnes, ces continuelles amoureuses, qui ne le sont pas moins aux heures où elles résistent à la passion envahissante qu’à la minute où elles y succombent pour toujours, sans jamais regarder en arrière.
*
Le Rouge et le Noir était paru environ la fin de novembre 1830. La critique distinguera bien vite ce qu’il y avait de mérites nouveaux, exceptionnels même, dans ce livre si loin de toute banalité. Mais les tendances politiques exprimées, la satire des mœurs et des institutions, ne laissaient pas d’inquiéter les mieux disposés.
Le public ne se montra pas moins choqué de tant de cynisme. Le reproche d’immoralité courut sur toutes les bouches. Les amis de Stendhal se montraient les plus susceptibles. « Vu que Julien 23
est un coquin et que c’est mon portrait, on se brouille avec moi », écrit-il de Trieste, le 19
février 1831, à Mme Alberthe de Rubempré. Les femmes surtout lui reprochaient de les avoir mises en scène. Il charge l’une d’elles, Mme Virginie Ancelot, de le défendre : « Grand dieu !
est-ce que jamais j’ai monté à votre fenêtre par une échelle ? Je l’ai souvent désiré sans doute, mais enfin, je vous en conjure devant Dieu, est-ce que j’ai jamais eu cette audace ? » Mais sa réputation était définitivement établie, ses protestations n’y pouvaient plus rien. Tout autant que sa conversation caustique, ce livre n’avait pas peu contribué à classer son auteur parmi les cœurs secs et les hypocrites dangereux. Il n’y a pas bien longtemps que ses commentateurs et ses admirateurs récents l’ont pu laver de ces reproches immérités.
Avec ce mélange de courage et d’indifférence qu’il témoignait à l’égard de son œuvre littéraire, Stendhal se remit bientôt au travail et pensa moins désormais à ce livre de son passé qu’à tout ce qu’il projetait d’écrire encore, voulant seulement profiter de son expérience pour réussir 24
davantage s’il se pouvait les petites drôleries à paraître. De temps à autre, lors de ses loisirs, il lui arrivait cependant de reprendre le Rouge, notamment en 1831, en 1835, en 1838 et en 1840.
Il inscrivait en marge de l’exemplaire qu’il relisait les corrections qui venaient sous sa plume. Il s’approuvait parfois
: «
Very well,
séminaire », écrit-il par exemple. Par ailleurs, il jugeait son style saccadé, sec, dur, et indiquait les passages où il fallait ajouter des mots pour aider l’imagination à se figurer.
Ces corrections, ces additions, ces réflexions, on les trouvera dans l’édition Champion qui a utilisé l’exemplaire interfolié et corrigé de la main de l’auteur que Stendhal possédait dans sa bibliothèque de Civita-Vecchia et qu’il laissa par testament à son ami Donato Bucci.
Déjà l’édition de Michel Lévy, en 1854, pour les œuvres complètes, donnait en réalité au lecteur un texte nouveau qui malheureusement fut reproduit depuis lors par presque tous ceux qui ont réédité le roman fameux. Des fautes typographiques pures, des mots sautés, intervertis 25
ou estropiés, une mauvaise ponctuation en faussent trop souvent le sens. Et ces défauts se sont multipliés à mesure que se succédèrent les titrages. Nous n’avons pas à y insister. Mais d’autres corrections ont été délibérées. On a voulu manifestement améliorer le style et supprimer les expressions fautives et les provincialismes. Ainsi, quand on voit le mot : rapidement, qui revient à chaque page sous la plume de Stendhal, remplacé une cinquantaine de fois par un adverbe différent, ne doit-on pas soupçonner les soins du méticuleux Romain Colomb ? Mais doit-on retrouver encore une nouvelle marque du même goût, un peu gourmé et choqué de certaines audaces, dans d’autres changements plus caractéristiques ? La première édition disait : « Des flots de fumée de tabac s’élançant de la bouche de tous », et l’édition Lévy porte
: s’échappant. De même elle imprime : « Toujours l’envie de devenir pair gagnera les ultras
», tandis que la première
version était : galopera. Ce n’est pas tout, une épigraphe quelque part fut substituée à celle que Stendhal avait publiée et des phrases nouvelles 26
ajoutées au texte original (notamment au chapitre VI du tome II). Est-il prudent d’accuser Colomb seul de ces tripatouillages ? Je sais qu’il vivait à une époque où l’on n’avait pas encore le respect absolu de la pensée et de l’écriture des maîtres, et qu’il agissait de très bonne foi pour la plus grande gloire de son cousin. Cependant plusieurs de ces corrections ont un tour vraiment stendhalien1, et si l’on me permet une hypothèse je penserai que Colomb a eu entre les mains des indications manuscrites, laissées par Henri Beyle en vue d’une nouvelle édition, et analogues à celles utilisées par M. Jules Marsan pour l’édition Champion.
Quel que soit le sort que l’avenir réserve à ces hypothèses, j’ai cru néanmoins devoir suivre ici presque continuellement le texte de la première édition. À peine l’ai-je abandonné deux ou trois fois lorsque manifestement une faute 1 Je n’en donnerai qu’un exemple : Édition originale :
« Mademoiselle de La Mole promenait ses regards sur les jeunes Français. » Édition Lévy : « Mademoiselle de La Mole regardait les jeunes Français. »
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typographique avait trahi la pensée de l’écrivain.
C’est qu’au risque d’accepter quelques négligences de forme, il est bien préférable de lire le Rouge et le Noir, avant toute retouche tel qu’il sortit, tumultueux, comme une lave, du cerveau de Stendhal.