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aimé regarder les femmes dans la rue. Il se souvenait même avoir été une sorte d’adolescent romantique capable de suivre des jeunes fi lles de bonne famille jusqu’à la porte de leur appartement. Dans le métro, il lui arrivait de changer de wagon, pour être près d’une passagère qu’il avait repérée au loin. Soumis à la dictature de la sensualité, il n’en demeurait pas moins un homme romantique, pensant que le monde des femmes pouvait se réduire à une femme.

Il lui demanda ce qu’elle voulait boire. Son choix serait déterminant. Il pensa : si elle commande un déca, je me lève, et je m’en vais. On n’avait pas le droit de boire un déca à ce genre de rendez-vous.

C’est la boisson la moins conviviale qui soit. Un thé, ce n’est guère mieux. À peine rencontrés et déjà s’ins-talle une sorte de cocon un peu mou. On sent qu’on va passer des dimanches après-midi à regarder la télévision. Ou pire : chez les beaux-parents. Oui, le thé c’est incontestablement une ambiance de belle-famille. Alors quoi ? De l’alcool ? Non, ce n’est pas bien à cette heure-ci. On pourrait avoir peur d’une femme qui se met à boire comme ça, d’un coup.

Même un verre de vin rouge ne passerait pas. François continuait d’attendre qu’elle choisisse ce qu’elle allait boire, et il poursuivait ainsi son analyse liquide de la première impression féminine. Que restait-il maintenant ? Le Coca-Cola, ou tout autre type de soda… non, pas possible, cela ne faisait pas du tout femme. Autant demander une paille aussi, tant qu’elle y était. Finalement, il se dit qu’un jus, ça serait bien.

Oui un jus, c’est sympathique. C’est convivial et pas trop agressif. On sent la fi lle douce et équilibrée. Mais 14

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quel jus ? Mieux vaut esquiver les grands classiques : évitons la pomme ou l’orange, trop vu. Il faut être un tout petit peu original, sans être toutefois excentrique.

La papaye ou la goyave, ça fait peur. Non, le mieux, c’est de choisir un entre-deux, comme l’abricot. Voilà, c’est ça. Le jus d’abricot, c’est parfait. Si elle choisit ça, je l’épouse, pensa François. À cet instant précis, Nathalie releva la tête de la carte, comme si elle reve-nait d’une longue réfl exion. La même réfl exion que venait de mener l’inconnu face à elle.

« Je vais prendre un jus…

— … ?

— Un jus d’abricot, je crois. »

Il la regarda comme si elle était une effraction de la réalité.

Si elle avait accepté d’aller s’asseoir avec cet inconnu, c’est qu’elle était tombée sous le charme.

Immédiatement, elle avait aimé ce mélange de mala-dresse et d’évidence, une attitude perdue entre Pierre Richard et Marlon Brando. Physiquement, il avait quelque chose qu’elle appréciait chez les hommes : un léger strabisme. Très léger, et pourtant visible.

Oui, c’était étonnant de retrouver ce détail chez lui.

Et puis il s’appelait François. Elle avait toujours aimé ce prénom. C’était élégant et calme comme l’idée qu’elle se faisait des années 50. Il parlait maintenant, avec de plus en plus d’aisance. Il n’y avait aucun blanc entre eux, pas de gêne, pas de tension. En dix minutes, la scène initiale de l’abordage dans la rue était oubliée. Ils avaient l’impression de s’être déjà rencontrés, de se voir parce qu’ils avaient rendez-vous. C’était d’une simplicité déconcertante. D’une 15

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simplicité qui déconcertait tous les autres rendez-vous d’avant, quand il fallait parler, essayer d’être drôle, faire des efforts pour paraître quelqu’un de bien. Leur évidence devenait presque risible. Nathalie regardait ce garçon qui n’était plus un inconnu, dont les particules de l’anonymat s’effaçaient progressive-ment sous ses yeux. Elle essayait de se rappeler où elle allait au moment où elle l’avait rencontré. C’était fl ou. Elle n’était pas du genre à se promener sans but.

Ne voulait-elle pas marcher dans les traces de ce roman de Cortázar qu’elle venait de lire ? La littéra-ture était là, maintenant, entre eux. Oui c’était ça, elle avait lu Marelle , et avait particulièrement aimé ces scènes où les héros tentent de se croiser dans la rue, alors qu’ils arpentent des itinéraires nés de la phrase d’un clochard . Le soir, ils refaisaient leur parcours sur une carte, pour voir à quel moment ils auraient pu se rencontrer, à quels moments ils avaient sûrement dû se frôler. Voilà où elle allait : dans un roman.

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Les trois livres préférés de NathalieBelle du seigneur , d’Albert Cohen

*

L’Amant , de Marguerite Duras

*

La Séparation , de Dan Franck 16

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François travaillait dans la fi nance. Il suffi sait de passer cinq minutes en sa compagnie pour trouver cela aussi incongru que la vocation commerciale de Nathalie. Il y a peut-être une dictature du concret qui contrarie en permanence les vocations. Cela étant dit, diffi cile d’imaginer ce qu’il aurait pu faire d’autre. Bien que nous l’ayons vu presque timide au moment de rencontrer Nathalie, c’était un homme plein de vitalité, débordant d’idées et d’énergie.

Passionné, il aurait pu faire n’importe quel métier, même représentant en cravates. C’était un homme qu’on imaginait si bien avec une valise, serrant des mains en espérant serrer des cous. Il possédait le charme énervant de ces gens qui peuvent vous vendre n’importe quoi. Avec lui, on partirait faire du ski en été, et nager dans des lacs islandais. Il était le genre d’homme à aborder une seule fois une femme dans la rue, et tomber sur la bonne. Tout semblait lui réussir. Alors la fi nance, pourquoi pas.

Il faisait partie de ces apprentis traders qui jouent des millions avec le souvenir récent de leurs parties de Monopoly. Mais dès qu’il quittait sa banque, il était un autre homme. Le CAC 40 restait dans sa tour. Son métier ne l’avait pas empêché de continuer à vivre ses passions. Il aimait plus que tout faire des puzzles. Cela pouvait paraître étrange, mais rien ne canalisait davantage son bouillonne-17

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ment que de passer certains samedis à assembler des milliers de morceaux. Nathalie aimait observer son fi ancé accroupi dans le salon. Un spectacle silen-cieux. Subitement, il se levait et criait : « Allez viens, on sort ! » Voilà, c’est la dernière chose qu’il faut préciser. Il n’était pas amateur de transitions. Il aimait les ruptures, passer du silence à la fureur.

Avec François, le temps fi lait à une allure démen-tielle. On aurait pu croire qu’il avait la capacité de sauter des jours, de créer des semaines baroques sans jeudi. À peine s’étaient-ils rencontrés qu’ils fêtaient déjà leurs deux ans. Deux années sans le moindre nuage, de quoi déconcerter tous les cas-seurs d’assiettes. On les regardait comme on admire un champion. Ils étaient le maillot jaune de l’amour.

Nathalie poursuivait brillamment ses études tout en essayant d’alléger le quotidien de François. Le fait d’avoir choisi un homme un tout petit peu plus âgé qu’elle, qui avait déjà une situation professionnelle, lui avait permis de quitter le domicile familial. Mais ne voulant pas vivre à ses crochets, elle avait décidé de travailler quelques soirs par semaine comme ouvreuse dans un théâtre. Elle était heureuse de cet emploi qui contrebalançait l’ambiance un peu aus-tère de l’université. Une fois les spectateurs ins-tallés, elle prenait place au fond de la salle. Assise, elle regardait un spectacle qu’elle connaissait par cœur. Remuant les lèvres au même rythme que les actrices, elle saluait le public au moment des applau-dissements. Avant de vendre le programme.

Connaissant parfaitement les pièces, elle s’amu-18

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sait à truffer son quotidien de dialogues, à arpenter le salon en miaulant que le petit chat était mort. Ces derniers soirs, il s’agissait de Lorenzaccio de Musset qu’elle jouait en lançant par-ci par-là des répliques dans le désordre, dans une parfaite incohérence.

« Viens par ici, le Hongrois a raison. » Ou encore :

« Qui est là dans la boue ? Qui se traîne aux murailles de mon palais avec ces cris épouvantables ? » Voilà ce qu’entendait François, ce jour-là, alors qu’il ten-tait de se concentrer :

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