Tant que Cosette fut toute petite, elle fut le souffre-douleur des deux autres enfants; dès qu'elle se mit à se développer un peu, c'est-à-dire avant même qu'elle eût cinq ans, elle devint la servante de la maison.
Cinq ans, dira-t-on, c'est invraisemblable. Hélas, c'est vrai. La souffrance sociale commence à tout âge.
N'avons-nous pas vu, récemment, le procès d'un nommé Dumolard, orphelin devenu bandit, qui, dès l'âge de cinq ans, disent les documents officiels, étant seul au monde "travaillait pour vivre, et volait.»
On fit faire à Cosette les commissions, balayer les chambres, la cour, la rue, laver la vaisselle, porter même des fardeaux. Les Thénardier se crurent d'autant plus autorisés à agir ainsi que la mère qui était toujours à Montreuil-sur-mer commença à mal payer. Quelques mois restèrent en souffrance.
Si cette mère fût revenue à Montfermeil au bout de ces trois années, elle n'eût point reconnu son enfant. Cosette, si jolie et si fraîche à son arrivée dans cette maison, était maintenant maigre et blême. Elle avait je ne sais quelle allure inquiète. Sournoise! disaient les Thénardier.
L'injustice l'avait faite hargneuse et la misère l'avait rendue laide. Il ne lui restait plus que ses beaux yeux qui faisaient peine, parce que, grands comme ils étaient, il semblait qu'on y vît une plus grande quantité de tristesse.
C'était une chose navrante de voir, l'hiver, ce pauvre enfant, qui n'avait pas encore six ans, grelottant sous de vieilles loques de toile trouées, balayer la rue avant le jour avec un énorme balai dans ses petites mains rouges et une larme dans ses grands yeux.
Dans le pays on l'appelait l'Alouette [144]. Le peuple, qui aime les figures, s'était plu à nommer de ce nom ce petit être pas plus gros qu'un oiseau, tremblant, effarouché et frissonnant, éveillé le premier chaque matin dans la maison et dans le village, toujours dans la rue ou dans les champs avant l'aube. Seulement la pauvre Alouette ne chantait jamais.
<a l:href="#_ftnref135">[135]</a> En septembre 1845, Hugo y était passé, peut-être en compagnie de Léonie Biard, lors d'une brève et mystérieuse excursion à l'est de Paris. Dès 1827, Paul de Kock y avait situé l'action de son roman, La Laitièrede Montfermeil.
<a l:href="#_ftnref136">[136]</a> La source probable de la présence étrange du fardier est une chose vue, un souvenir du retour d'Espagne, l'un de très rares conservés par V. Hugo. Supprimé du Victor Hugo racontépar un témoin de sa vie publié en 1863, il est connu seulement par le manuscrit de Mme Hugo: «Des auberges où il passa alors, il ne se souvient que d'une, ou, du moins, d'une cour où était une immense voiture de roulier dételée, avec des chaînes qui pendaient. Pourquoi, dans un voyage long, accidenté, où à coup sûr il se trouvait des choses curieuses et frappantes, se souvenir de cette insignifiance? N'est-ce pas là un mystère?» (Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, ouv. cit., p. 243.)
<a l:href="#_ftnref137">[137]</a> Romance genre troubadour Imogine et Alonzo en dix couplets, dont le premier dit:Il le faut disait un guerrierA la belle et tendre ImogineIl le faut, je suis chevalierEt je pars pour la Palestine. Tu me pleures en ce moment,Que ces pleurs ont pour moi de charmes!Mais il viendra quelque autre amantEt sa main essuiera tes larmesCette chanson n'est pas sans analogie avec une autre romance troubadour devenue hymne du Second Empire, Partant pour la Syrie.
<a l:href="#_ftnref138">[138]</a> Hugo avait songé, et sagement renoncé à faire réapparaître le personnage. A la cérémonie de ses noces, une petite fille s'avançait – Cosette – et lui disait: «Papa!» Voir le dossier des Misérables au tome Océan-Chantier.
<a l:href="#_ftnref139">[139]</a> Inventé dès la première rédaction, ce nom a peut-être été construit par dérivation sur celui de Mlle Thénard qui tenait un second rôle à la création d'Hernani. Mais voir aussi V, 9 et la note 1.
<a l:href="#_ftnref140">[140]</a> Cette Pépita est un souvenir du palais Masserano, en Espagne, évoqué dans le Victor Hugo raconté… (p. 216): «Il se trouvait là une nommée Pépita, encore petite fille […]. Il y eut des idylles, me disait mon mari, dans ces grandes pièces […]». Cette jeune fille réapparaîtra dans Le Dernier Jour d'un condamné (chap. XXXIII) et dans L'Art d'être grand-père (IX, 1, Les Fredaines du grand-père enfant):Et c'était presque une femmeQue Pépita mes amours,L'indolente avait mon âmeSous son coude de velours.
<a l:href="#_ftnref141">[141]</a> La Thénardier dévore ce que Hugo enfant savourait chez le libraire Royol – voir III, 5, note 3.
<a l:href="#_ftnref141">[142]</a> Jusqu'en 1860, elles s'appelaient Palmyre et Malvina. Plusieurs réminiscences ont pu concourir à l'adoption d'Éponine: le titre d'un livre de Delisle de Sales, Éponine ou la République , un vers des Petites Vieilles de Baudelaire évoquant la déchéance des courtisanes: «Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, / Éponine ou Laîs…», l'histoire héroïque de cette gauloise qui – comme le demande Dona Sol – partagea le sort de son mari, Julius Sabinus, traqué par les Romains après l'échec d'une révolte, et que désigne un titre noté, par Hugo en 1860: «Éponine et Sabinus ou la généreuse épouse, roman héroïde». Ajoutons que la rime et le sens apparentent Eponine à Fantine, deux noms qui font écho à celui de Léopoldine.
<a l:href="#_ftnref143">[143]</a> Arthur comme Wellington, Alfred comme de Vigny, Alphonse comme Lamartine.
<a l:href="#_ftnref144">[144]</a> Ce surnom a peut-être été suggéré à Hugo par le premier nom donné à la fille de Fantine (Marguerite Louet): Anna Louet.
Chapitre I Histoire d'un progrès dans les verroteries noires
Cette mère cependant qui, au dire des gens de Montfermeil, semblait avoir abandonné son enfant, que devenait-elle? où était-elle? que faisait-elle?
Après avoir laissé sa petite Cosette aux Thénardier, elle avait continué son chemin et était arrivée à Montreuil-sur-mer [145].
C'était, on se le rappelle, en 1818.
Fantine avait quitté sa province depuis une dizaine d'années. Montreuil-sur-mer avait changé d'aspect. Tandis que Fantine descendait lentement de misère en misère, sa ville natale avait prospéré.
Depuis deux ans environ, il s'y était accompli un de ces faits industriels qui sont les grands événements des petits pays.
Ce détail importe, et nous croyons utile de le développer; nous dirions presque, de le souligner.
De temps immémorial, Montreuil-sur-mer avait pour industrie spéciale l'imitation des jais anglais et des verroteries noires [146] d'Allemagne. Cette industrie avait toujours végété, à cause de la cherté des matières premières qui réagissait sur la main-d'œuvre. Au moment où Fantine revint à Montreuil-sur-mer, une transformation inouïe s'était opérée dans cette production des «articles noirs». Vers la fin de 1815, un homme, un inconnu, était venu s'établir dans la ville et avait eu l'idée de substituer, dans cette fabrication, la gomme laque à la résine et, pour les bracelets en particulier, les coulants en tôle simplement rapprochée aux coulants en tôle soudée. Ce tout petit changement avait été une révolution.
Ce tout petit changement en effet avait prodigieusement réduit le prix de la matière première, ce qui avait permis, premièrement, d'élever le prix de la main-d'œuvre, bienfait pour le pays; deuxièmement, d'améliorer la fabrication, avantage pour le consommateur; troisièmement, de vendre à meilleur marché tout en triplant le bénéfice, profit pour le manufacturier.
Ainsi pour une idée trois résultats.
En moins de trois ans, l'auteur de ce procédé était devenu riche, ce qui est bien, et avait tout fait riche autour de lui, ce qui est mieux. Il était étranger au département. De son origine, on ne savait rien; de ses commencements, peu de chose.
On contait qu'il était venu dans la ville avec fort peu d'argent, quelques centaines de francs tout au plus.
C'est de ce mince capital, mis au service d'une idée ingénieuse, fécondé par l'ordre et par la pensée, qu'il avait tiré sa fortune et la fortune de tout ce pays.
À son arrivée à Montreuil-sur-mer, il n'avait que les vêtements, la tournure et le langage d'un ouvrier.
Il paraît que, le jour même où il faisait obscurément son entrée dans la petite ville de Montreuil-sur-mer, à la tombée d'un soir de décembre, le sac au dos et le bâton d'épine à la main, un gros incendie venait d'éclater à la maison commune. Cet homme s'était jeté dans le feu, et avait sauvé, au péril de sa vie, deux enfants qui se trouvaient être ceux du capitaine de gendarmerie; ce qui fait qu'on n'avait pas songé à lui demander son passeport. Depuis lors, on avait su son nom. Il s'appelait le père Madeleine.
Chapitre II M. Madeleine
C'était un homme d'environ cinquante ans, qui avait l'air préoccupé et qui était bon. Voilà tout ce qu'on en pouvait dire.
Grâce aux progrès rapides de cette industrie qu'il avait si admirablement remaniée, Montreuil-sur-mer était devenu un centre d'affaires considérable. L'Espagne, qui consomme beaucoup de jais noir, y commandait chaque année des achats immenses. Montreuil-sur-mer, pour ce commerce, faisait presque concurrence à Londres et à Berlin. Les bénéfices du père Madeleine étaient tels que, dès la deuxième année, il avait pu bâtir une grande fabrique dans laquelle il y avait deux vastes ateliers, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. Quiconque avait faim pouvait s'y présenter, et était sûr de trouver là de l'emploi et du pain. Le père Madeleine demandait aux hommes de la bonne volonté, aux femmes des mœurs pures, à tous de la probité. Il avait divisé les ateliers afin de séparer les sexes et que les filles et les femmes pussent rester sages. Sur ce point, il était inflexible. C'était le seul où il fût en quelque sorte intolérant. Il était d'autant plus fondé à cette sévérité que, Montreuil-sur-mer étant une ville de garnison, les occasions de corruption abondaient. Du reste sa venue avait été un bienfait, et sa présence était une providence. Avant l'arrivée du père Madeleine, tout languissait dans le pays; maintenant tout y vivait de la vie saine du travail. Une forte circulation échauffait tout et pénétrait partout. Le chômage et la misère étaient inconnus. Il n'y avait pas de poche si obscure où il n'y eût un peu d'argent, pas de logis si pauvre où il n'y eût un peu de joie.
Le père Madeleine employait tout le monde. Il n'exigeait qu'une chose: soyez honnête homme! soyez honnête fille!
Comme nous l'avons dit, au milieu de cette activité dont il était la cause et le pivot, le père Madeleine faisait sa fortune, mais, chose assez singulière dans un simple homme de commerce, il ne paraissait point que ce fût là son principal souci. Il semblait qu'il songeât beaucoup aux autres et peu à lui. En 1820, on lui connaissait une somme de six cent trente mille francs placée à son nom chez Laffitte; mais avant de se réserver ces six cent trente mille francs, il avait dépensé plus d'un million pour la ville et pour les pauvres.
L'hôpital était mal doté; il y avait fondé dix lits. Montreuil-sur-mer est divisé en ville haute et ville basse. La ville basse, qu'il habitait, n'avait qu'une école, méchante masure qui tombait en ruine; il en avait construit deux, une pour les filles, l'autre pour les garçons. Il allouait de ses deniers aux deux instituteurs une indemnité double de leur maigre traitement officiel, et un jour, à quelqu'un qui s'en étonnait, il dit: «Les deux premiers fonctionnaires de l'état, c'est la nourrice et le maître d'école.» Il avait créé à ses frais une salle d'asile, chose alors presque inconnue en France, et une caisse de secours pour les ouvriers vieux et infirmes. Sa manufacture étant un centre, un nouveau quartier où il y avait bon nombre de familles indigentes avait rapidement surgi autour de lui; il y avait établi une pharmacie gratuite.
Dans les premiers temps, quand on le vit commencer, les bonnes âmes dirent: C'est un gaillard qui veut s'enrichir. Quand on le vit enrichir le pays avant de s'enrichir lui-même, les mêmes bonnes âmes dirent: C'est un ambitieux. Cela semblait d'autant plus probable que cet homme était religieux, et même pratiquait dans une certaine mesure, chose fort bien vue à cette époque. Il allait régulièrement entendre une basse messe tous les dimanches. Le député local, qui flairait partout des concurrences, ne tarda pas à s'inquiéter de cette religion. Ce député, qui avait été membre du corps législatif de l'empire, partageait les idées religieuses d'un père de l'oratoire connu sous le nom de Fouché, duc d'Otrante, dont il avait été la créature et l'ami. À huis clos il riait de Dieu doucement. Mais quand il vit le riche manufacturier Madeleine aller à la basse messe de sept heures, il entrevit un candidat possible, et résolut de le dépasser; il prit un confesseur jésuite et alla à la grand'messe et à vêpres. L'ambition en ce temps-là était, dans l'acception directe du mot, une course au clocher. Les pauvres profitèrent de cette terreur comme le bon Dieu, car l'honorable député fonda aussi deux lits à l'hôpital; ce qui fit douze.
Cependant en 1819 le bruit se répandit un matin dans la ville que, sur la présentation de M. le préfet, et en considération des services rendus au pays, le père Madeleine allait être nommé par le roi maire de Montreuil-sur-mer. Ceux qui avaient déclaré ce nouveau venu «un ambitieux», saisirent avec transport cette occasion que tous les hommes souhaitent de s'écrier: «Là! qu'est-ce que nous avions dit?» Tout Montreuil-sur-mer fut en rumeur. Le bruit était fondé. Quelques jours après, la nomination parut dans le Moniteur. Le lendemain, le père Madeleine refusa.
Dans cette même année 1819, les produits du nouveau procédé inventé par Madeleine figurèrent à l'exposition de l'industrie [147]; sur le rapport du jury, le roi nomma l'inventeur chevalier de la Légion d'honneur. Nouvelle rumeur dans la petite ville. Eh bien! c'est la croix qu'il voulait! Le père Madeleine refusa la croix.