<a l:href="#_ftnref119">[120]</a> L'aphorisme latin dit: «Errare humanum est, perseverare diabolicum»: «L'erreur est humaine, y persister vient du diable.»
<a l:href="#_ftnref119">[121]</a> Ce terme «franglais» de Guernesey est attesté dans les carnets de l'exil (scrober, scrobeuse, scrobage) où Hugo notait les journées de travail des servantes venues récurer et frotter escaliers et parquets.
<a l:href="#_ftnref119">[122]</a> Peintre grec; mais peut-être s'appelait-il plutôt Euphronios.
<a l:href="#_ftnref119">[123]</a> Voir la note 95 de ce livre. Tholomyès connaît sans doute aussi l'expression latine: «margaritas ante porcos»: «donner des perles aux cochons».
<a l:href="#_ftnref119">[124]</a> Comme Léonie Biard.
<a l:href="#_ftnref119">[125]</a> Épisode scolairement très connu de la légende romaine. Guillaume: le Conquérant.
<a l:href="#_ftnref126">[126]</a> Jeu de mots: le Digeste est le code de l'empereur Justinien.
<a l:href="#_ftnref126">[127]</a> Chanteur d'opéra comique renommé et très cher – d'où le «gratis» -, qui venait alors de se retirer.
<a l:href="#_Toc91584416">[128]</a> Voir, dans Les Contemplations, «Melancholia» (III, 2), mais aussi l'histoire comparable de la charrette Fauchelevent (I, 5, 6). Par image et par solidarité symbolique, cette mort d'une jument anticipe l'exécution de Fantine, seule à plaindre ce cheval mourant et assimilée à lui par Dahlia: «fichue bête».
<a l:href="#_ftnref129">[129]</a> Hugo, encore adolescent, y avait participé avec Abel et Eugène à des «dîners littéraires» en 1818. Il y lut la nouvelle Bug-Jargal. Voir le Victor Hugo raconté.,, p. 311 et suiv.
<a l:href="#_ftnref130">[130]</a> Dans les premières pages de L'Ane d'or, Apulée décrit un certain nombre d'auberges.
<a l:href="#_ftnref130">[131]</a> «Il n'y a rien de nouveau sous le soleil.» (L'Ecclésiaste.)
<a l:href="#_ftnref130">[132]</a> «L'amour est le même pour tous.» (Géorgiques, III, 244.)
<a l:href="#_ftnref133">[133]</a> L'équarisseur abattait les animaux impropres à la consommation et en tirait tout ce qui pouvait être employé: os, peau, graisse, corne.
<a l:href="#_ftnref134">[134]</a> Parodie du texte de Malherbe, Consolation à M. du Perier, qui peut s'appliquer aussi à Fantine:Elle était de ce monde où les plus belles chosesOnt le pire destinEt, rose, elle a vécu ce que vivent les roses,L'espace d'un matin.
Chapitre I Une mère qui en rencontre une autre
Il y avait, dans le premier quart de ce siècle, à Montfermeil [135], près de Paris, une façon de gargote qui n'existe plus aujourd'hui. Cette gargote était tenue par des gens appelés Thénardier, mari et femme. Elle était située dans la ruelle du Boulanger. On voyait au-dessus de la porte une planche clouée à plat sur le mur. Sur cette planche était peint quelque chose qui ressemblait à un homme portant sur son dos un autre homme, lequel avait de grosses épaulettes de général dorées avec de larges étoiles argentées; des taches rouges figuraient du sang; le reste du tableau était de la fumée et représentait probablement une bataille. Au bas on lisait cette inscription: Au Sergent de Waterloo.
Rien n'est plus ordinaire qu'un tombereau ou une charrette à la porte d'une auberge. Cependant le véhicule ou, pour mieux dire, le fragment de véhicule qui encombrait la rue devant la gargote du Sergent de Waterloo, un soir du printemps de 1818, eût certainement attiré par sa masse l'attention d'un peintre qui eût passé là.
C'était l'avant-train d'un de ces fardiers [136], usités dans les pays de forêts, et qui servent à charrier des madriers et des troncs d'arbres. Cet avant-train se composait d'un massif essieu de fer à pivot où s'emboîtait un lourd timon, et que supportaient deux roues démesurées. Tout cet ensemble était trapu, écrasant et difforme. On eût dit l'affût d'un canon géant. Les ornières avaient donné aux roues, aux jantes, aux moyeux, à l'essieu et au timon, une couche de vase, hideux badigeonnage jaunâtre assez semblable à celui dont on orne volontiers les cathédrales. Le bois disparaissait sous la boue et le fer sous la rouille. Sous l'essieu pendait en draperie une grosse chaîne digne de Goliath forçat. Cette chaîne faisait songer, non aux poutres qu'elle avait fonction de transporter, mais aux mastodontes et aux mammons qu'elle eût pu atteler; elle avait un air de bagne, mais de bagne cyclopéen et surhumain, et elle semblait détachée de quelque monstre. Homère y eût lié Polyphème et Shakespeare Caliban.
Pourquoi cet avant-train de fardier était-il à cette place dans la rue? D'abord, pour encombrer la rue; ensuite pour achever de se rouiller. Il y a dans le vieil ordre social une foule d'institutions qu'on trouve de la sorte sur son passage en plein air et qui n'ont pas pour être là d'autres raisons.
Le centre de la chaîne pendait sous l'essieu assez près de terre, et sur la courbure, comme sur la corde d'une balançoire, étaient assises et groupées, ce soir-là, dans un entrelacement exquis, deux petites filles, l'une d'environ deux ans et demi, l'autre de dix-huit mois, la plus petite dans les bras de la plus grande. Un mouchoir savamment noué les empêchait de tomber. Une mère avait vu cette effroyable chaîne, et avait dit: Tiens! voilà un joujou pour mes enfants.
Les deux enfants, du reste gracieusement attifées, et avec quelque recherche, rayonnaient; on eût dit deux roses dans de la ferraille; leurs yeux étaient un triomphe; leurs fraîches joues riaient. L'une était châtain, l'autre était brune. Leurs naïfs visages étaient deux étonnements ravis; un buisson fleuri qui était près de là envoyait aux passants des parfums qui semblaient venir d'elles; celle de dix-huit mois montrait son gentil ventre nu avec cette chaste indécence de la petitesse.
Au-dessus et autour de ces deux têtes délicates, pétries dans le bonheur et trempées dans la lumière, le gigantesque avant-train, noir de rouille, presque terrible, tout enchevêtré de courbes et d'angles farouches, s'arrondissait comme un porche de caverne. À quelques pas, accroupie sur le seuil de l'auberge, la mère, femme d'un aspect peu avenant du reste, mais touchante en ce moment-là, balançait les deux enfants au moyen d'une longue ficelle, les couvant des yeux de peur d'accident avec cette expression animale et céleste propre à la maternité; à chaque va-et-vient, les hideux anneaux jetaient un bruit strident qui ressemblait à un cri de colère; les petites filles s'extasiaient, le soleil couchant se mêlait à cette joie, et rien n'était charmant comme ce caprice du hasard, qui avait fait d'une chaîne de titans une escarpolette de chérubins.
Tout en berçant ses deux petites, la mère chantonnait d'une voix fausse une romance alors célèbre:
Il le faut, disait un guerrier.
Sa chanson et la contemplation de ses filles l'empêchaient d'entendre et de voir ce qui se passait dans la rue.
Cependant quelqu'un s'était approché d'elle, comme elle commençait le premier couplet de la romance, et tout à coup elle entendit une voix qui disait très près de son oreille:
– Vous avez là deux jolis enfants, madame, répondit la mère, continuant sa romance:
À la belle et tendre Imogine[137].
puis elle tourna la tête.
Une femme était devant elle, à quelques pas. Cette femme, elle aussi, avait un enfant qu'elle portait dans ses bras.
Elle portait en outre un assez gros sac de nuit qui semblait fort lourd.
L'enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu'on pût voir. C'était une fille de deux à trois ans. Elle eût pu jouter avec les deux autres pour la coquetterie de l'ajustement; elle avait un bavolet de linge fin, des rubans à sa brassière et de la valenciennes à son bonnet. Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. Elle était admirablement rose et bien portante. La belle petite donnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon qu'ils devaient être très grands et qu'ils avaient des cils magnifiques. Elle dormait.
Elle dormait de ce sommeil d'absolue confiance propre à son âge. Les bras des mères sont faits de tendresse; les enfants y dorment profondément.
Quant à la mère, l'aspect en était pauvre et triste. Elle avait la mise d'une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. Elle était jeune. Était-elle belle? peut-être; mais avec cette mise il n'y paraissait pas. Ses cheveux, d'où s'échappait une mèche blonde, semblaient fort épais, mais disparaissaient sévèrement sous une coiffe de béguine, laide, serrée, étroite, et nouée au menton. Le rire montre les belles dents quand on en a; mais elle ne riait point. Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très longtemps. Elle était pâle; elle avait l'air très lasse et un peu malade; elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet air particulier d'une mère qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu, comme ceux où se mouchent les invalides, plié en fichu, masquait lourdement sa taille. Elle avait les mains hâlées et toutes piquées de taches de rousseur, l'index durci et déchiqueté par l'aiguille, une Mante brune de laine bourrue, une robe de toile et de gros souliers. C'était Fantine.
C'était Fantine. Difficile à reconnaître. Pourtant, à l'examiner attentivement, elle avait toujours sa beauté. Un pli triste, qui ressemblait à un commencement d'ironie, ridait sa joue droite. Quant à sa toilette, cette aérienne toilette de mousseline et de rubans qui semblait faite avec de la gaîté, de la folie et de la musique, pleine de grelots et parfumée de lilas, elle s'était évanouie comme ces beaux givres éclatants qu'on prend pour des diamants au soleil; ils fondent et laissent la branche toute noire.
Dix mois s'étaient écoulés depuis «la bonne farce».
Que s'était-il passé pendant ces dix mois? on le devine.
Après l'abandon, la gêne. Fantine avait tout de suite perdu de vue Favourite, Zéphine et Dahlia; le lien, brisé du côté des hommes, s'était défait du côté des femmes; on les eût bien étonnées, quinze jours après, si on leur eût dit qu'elles étaient amies; cela n'avait plus de raison d'être. Fantine était restée seule. Le père de son enfant parti, – hélas! ces ruptures-là sont irrévocables, – elle se trouva absolument isolée, avec l'habitude du travail de moins et le goût du plaisir de plus. Entraînée par sa liaison avec Tholomyès à dédaigner le petit métier qu'elle savait, elle avait négligé ses débouchés; ils s'étaient fermés. Nulle ressource. Fantine savait à peine lire et ne savait pas écrire; on lui avait seulement appris dans son enfance à signer son nom; elle avait fait écrire par un écrivain public une lettre à Tholomyès, puis une seconde, puis une troisième. Tholomyès n'avait répondu à aucune. Un jour, Fantine entendit des commères dire en regardant sa fille:
– Est-ce qu'on prend ces enfants-là au sérieux? on hausse les épaules de ces enfants-là!
Alors elle songea à Tholomyès qui haussait les épaules de son enfant et qui ne prenait pas cet être innocent au sérieux; et son cœur devint sombre à l'endroit de cet homme. Quel parti prendre pourtant? Elle ne savait plus à qui s'adresser. Elle avait commis une faute, mais le fond de sa nature, on s'en souvient, était pudeur et vertu. Elle sentit vaguement qu'elle était à la veille de tomber dans la détresse, et de glisser dans le pire. Il fallait du courage; elle en eut, et se roidit. L'idée lui vint de retourner dans sa ville natale, à Montreuil-sur-mer. Là quelqu'un peut-être la connaîtrait et lui donnerait du travail. Oui; mais il faudrait cacher sa faute. Et elle entrevoyait confusément la nécessité possible d'une séparation plus douloureuse encore que la première. Son cœur se serra, mais elle prit sa résolution. Fantine, on le verra, avait la farouche bravoure de la vie.