– Tiens! dit-elle. Il n'y a pas d'adresse. Mais voici ce qui est écrit dessus:
Ceci est la surprise.
Elle décacheta vivement la lettre, l'ouvrit et lut (elle savait lire):
«Ô nos amantes!
«Sachez que nous avons des parents. Des parents, vous ne connaissez pas beaucoup ça. Ça s'appelle des pères et mères dans le code civil, puéril et honnête. Or, ces parents gémissent, ces vieillards nous réclament, ces bons hommes et ces bonnes femmes nous appellent enfants prodigues, ils souhaitent nos retours, et nous offrent de tuer des veaux. Nous leur obéissons, étant vertueux. À l'heure où vous lirez ceci, cinq chevaux fougueux nous rapporteront à nos papas et à nos mamans. Nous fichons le camp, comme dit Bossuet. Nous partons, nous sommes partis. Nous fuyons dans les bras de Laffitte et sur les ailes de Caillard. La diligence de Toulouse nous arrache à l'abîme, et l'abîme c'est vous, ô nos belles petites! Nous rentrons dans la société, dans le devoir et dans l'ordre, au grand trot, à raison de trois lieues à l'heure. Il importe à la patrie que nous soyons, comme tout le monde, préfets, pères de famille, gardes champêtres et conseillers d'État. Vénérez-nous. Nous nous sacrifions. Pleurez-nous rapidement et remplacez-nous vite. Si cette lettre vous déchire, rendez-le-lui. Adieu.
«Pendant près de deux ans, nous vous avons rendues heureuses. Ne nous en gardez pas rancune.
«Signé: Blachevelle.
«Fameuil.
«Listolier.
«Félix Tholomyès
«Post-scriptum. Le dîner est payé.»
Les quatre jeunes filles se regardèrent.
Favourite rompit la première le silence.
– Eh bien! s'écria-t-elle, c'est tout de même une bonne farce.
– C'est très drôle, dit Zéphine.
– Ce doit être Blachevelle qui a eu cette idée-là, reprit Favourite. Ça me rend amoureuse de lui. Sitôt parti, sitôt aimé. Voilà l'histoire.
– Non, dit Dahlia, c'est une idée à Tholomyès. Ça se reconnaît.
– En ce cas, reprit Favourite, mort à Blachevelle et vive Tholomyès!
– Vive Tholomyès! crièrent Dahlia et Zéphine.
Et elles éclatèrent de rire.
Fantine rit comme les autres.
Une heure après, quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle pleura. C'était, nous l'avons dit, son premier amour; elle s'était donnée à ce Tholomyès comme à un mari, et la pauvre fille avait un enfant.
<a l:href="#_Toc91584409">[62]</a> L'exactitude locale des faits, que Hugo pouvait connaître par le Lesur et à laquelle E. Biré consacra tout un livre vétilleux (L'Année 1817, Champion, 1895), importe moins que leur sens. Il s'établit dans le rapport de ce livre avec Waterloo (II, 1), avec la jeunesse de Marius (III, 3 et 4) et l'évocation des années 1830-1832 (IV, 1 et 10) et avec celle des journées de juin 1848 (V, 1, 1). Il s'établit aussi dans sa valeur autobiographique puisque c'est en 1817 que débuta la carrière de Hugo. Vis-à-vis de l'histoire comme de l'œuvre du poète, l'époque reçoit ici l'aspect qui convient à l'épisode qui va suivre: celui d'une farce. Pour Hugo, toujours la poussière des faits dément apparemment le sens de l'histoire, mais ici son progrès ne parvient pas à émerger de l'«éternelle présence du passé».
<a l:href="#_ftnref63">[63]</a> La précision de ce profil est peut-être l'effet d'un souvenir personnel; avec les autres élèves de la pension Cordier, Victor Hugo entendait la messe à Saint-Germain-des-Prés.
<a l:href="#_ftnref63">[64]</a> Spectaculaire cérémonie, militaire et civique tenue le 1er juin 1815 au champ de Mars, pour recenser et proclamer les votes ratifiant l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire.
<a l:href="#_ftnref63">[65]</a> Léger anachronisme ici. Le colonel Touquet ne publia en effet les œuvres choisies de Voltaire qu'en 1820. Les fameuses tabatières contenant le texte gravé de la Charte de 1814 ne furent vendues, elles aussi, qu'en 1820.
<a l:href="#_ftnref63">[66]</a> L'Hôtel de Cluny, vendu aux enchères en 1807, était devenu la propriété d'un éditeur-imprimeur, M. Moutard.
<a l:href="#_ftnref63">[67]</a>Ourika ne fut écrite qu'à partir de 1820. Son auteur, la duchesse de Duras, animait de célèbres soirées où Chateaubriand côtoyait Fontanes, Villemain, Cuvier ou Arago.
<a l:href="#_ftnref63">[68]</a> V. Hugo, âgé de 15 ans alors, concourut en cachette de ses maîtres à ce prix. Son poème obtint une mention; un accessit fut attribué à Charles Loyson – voir note 80.
<a l:href="#_ftnref63">[69]</a> Angoulême était en effet, pour honorer son duc, siège d'une école de marine, transférée à Brest en 1830. En novembre 1817, Hugo dédia au «héros du Midi» le poème La Franceau duc d'Angoulême, Grand Amiral, en tournée dans les ports de France (voir V. Hugo, Œuvres Complètes, édition chronologique sous la direction de J. Massin, t. I, p. 185).
<a l:href="#_ftnref63">[70]</a> Il s'agit de Marie Caroline de Naples.
<a l:href="#_ftnref63">[71]</a> Ce périodique ne commença à paraître qu'en 1818, mais la faute d'orthographe est authentique.
<a l:href="#_ftnref63">[72]</a> Comme David, banni en 1816, et Carnot, proscrit après les Cent Jours et qui devait mourir en exil à Magdebourg, Arnault est une des gloires tombées de l'Empire qui avait fait de ce dramaturge un administrateur. C'est le 22 mars 1817 que la tragédie Germanicus tomba, plus, semble-t-il, sous les coups de canne que sous les sifflets. Hugo écrivit à ce sujet, le 29 mars 1817, un court poème intitulé Sur la tragédie de Germanicus – voir éd. J. Massin, t. I, p. 159.
<a l:href="#_ftnref63">[73]</a>Redivivus: ressuscité. La statue rut rétablie en août 1818. Victor Hugo avait consacré une ode à cet événement qui était le sujet imposé du grand prix des Jeux Floraux, le lys d'or, qu'il remporta. Il avait assisté au transport de la statue, et y avait participé: «Victor, présent à l'opération, n'y put tenir et il fallut que sa petite main s'attelât au colosse.» (Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, ouv. cit., p. 319.)
<a l:href="#_ftnref63">[74]</a> Conspiration royaliste qui réunissait, dans l'été 1818, quelques officiers sur la terrasse des Tuileries en bordure de Seine. Elle visait à contraindre Louis XVIII d'abdiquer en faveur de son frère, le comte d'Artois, futur Charles X.
<a l:href="#_ftnref63">[75]</a> Société secrète bonapartiste, poursuivie, jugée et acquittée en 1817.
<a l:href="#_ftnref63">[76]</a> Hugo condense ici un souvenir historique – La Monarchieselon la Charte est bien de 1817 – et le souvenir personnel de ses premières visites, en mars 1820, au grand homme. Ce récit est très proche de celui, fait par Adèle, de la seconde visite: «M. de Chateaubriand se déshabilla entièrement, enleva son gilet de flanelle, son pantalon de molleton gris, ses pantoufles de maroquin vert, et dénouant de sa tête un madras, se plongea dans l'eau […]. La toilette des dents vint après. M. de Chateaubriand les avait fort belles; il avait à leur usage une trousse de dentiste, et tout en travaillant la mâchoire, il continuait la conversation.» (ouv. cit., p. 336.)
<a l:href="#_ftnref63">[77]</a> Dans cet alphabet des critiques de l'époque, Hugo distingue le journaliste français Hoffman qui signait «H» en 1817, mais bien «Z» en 1824 au bas d'un article peu aimable pour les Odes du jeune poète Hugo qui échangea avec «Z», d'abord dans Le Journal des Débats puis dans La Gazettede France, toute une série d'articles, de juin à août 1824.
<a l:href="#_ftnref63">[78]</a> Ces deux frères, le premier abbé, le second député, semblent bien avoir été autant de droite l'un que l'autre.
<a l:href="#_ftnref63">[79]</a> Ce Pelicier, s'il n'a jamais édité Voltaire, a en revanche été le premier éditeur des Odes de V. Hugo, sans y mettre d'enthousiasme à en croire Adèle Hugo (voir le Victor Hugo raconté…, ouv. cit., p. 358).