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ménage, ils ne se quitteraient plus. Elle fut ingénieuse et caressante, se réjouissant intérieurement à ressaisir une affection qui depuis tant d’années lui échappait. Minuit sonna. Le village, comme d’habitude, était silencieux, et Charles, éveillé, pensait toujours à elle.

Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la journée, dormait tranquillement dans son château ; et Léon, là-bas, dormait aussi.

Il y en avait un autre qui, à cette heure-là, ne dormait pas.

Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret immense plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout à coup craqua. C’était Lestiboudois ; il venait chercher sa bêche qu’il avait oubliée tantôt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors à quoi s’en tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait ses pommes de terre.

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XI

Charles, le lendemain, fit revenir la petite. Elle demanda sa maman. On lui répondit qu’elle était absente, qu’elle lui rapporterait des joujoux.

Berthe en reparla plusieurs fois ; puis, à la longue, elle n’y pensa plus. La gaieté de cette enfant navrait Bovary, et il avait à subir les intolérables consolations du pharmacien.

Les affaires d’argent bientôt recommencèrent, M. Lheureux excitant de nouveau son ami Vinçart, et Charles s’engagea pour des sommes exorbitantes, car jamais il ne voulut consentir à laisser vendre le moindre des meubles qui lui avaient appartenu. Sa mère en fut exaspérée. Il s’indigna plus fort qu’elle. Il avait changé tout à fait. Elle abandonna la maison.

Alors chacun se mit à profiter. Mademoiselle Lempereur réclama six mois de leçons, bien qu’Emma n’en eût jamais pris une seule (malgré 695

cette facture acquittée qu’elle avait fait voir à Bovary) : c’était une convention entre elles deux.

Le loueur de livres réclama trois ans d’abonnement ; la mère Rolet réclama le port d’une vingtaine de lettres ; et comme Charles demandait des explications, elle eut la délicatesse de répondre :

– Ah ! je ne sais rien ! c’était pour ses affaires.

À chaque dette qu’il payait, Charles croyait en avoir fini. Il en survenait d’autres, continuellement.

Il exigea l’arriéré d’anciennes visites. On lui montra les lettres que sa femme avait envoyées.

Alors il fallut faire des excuses.

Félicité portait maintenant les robes de Madame ; non pas toutes, car il en avait gardé quelques-unes, et il les allait voir dans son cabinet de toilette, où il s’enfermait. Comme elle était à peu près de sa taille, souvent, lorsqu’elle sortait de la chambre, Charles, en l’apercevant par derrière, était saisi d’une illusion, et s’écriait :

« Oh ! reste ! reste ! »

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Mais, à la Pentecôte, elle décampa d’Yonville, enlevée par Théodore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe.

Ce fut vers cette époque que madame veuve

Dupuis eut l’honneur de lui faire part du

« mariage de M. Léon Dupuis, son fils, notaire à Yvetot, avec mademoiselle Léocadie Lebœuf, de Bondeville ». Charles, parmi les félicitations qu’il lui adressa, écrivit cette phrase : « Comme ma pauvre femme aurait été heureuse ! »

Un jour qu’errant sans but dans la maison il était monté jusqu’au grenier, il sentit sous sa pantoufle une boulette de papier fin. Il l’ouvrit et il lut : « Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence. »

C’était la lettre de Rodolphe, tombée à terre entre des caisses, qui était restée là, et que le vent de la lucarne venait de pousser vers la porte. Et Charles demeura tout immobile et béant à cette même place où jadis, encore plus pâle que lui, Emma, désespérée, avait voulu mourir.

Enfin, il découvrit un petit R au bas de la seconde page. Qu’était-ce ? il se rappela les 697

assiduités de Rodolphe, sa disparition soudaine et l’air contraint qu’il avait eu en la rencontrant depuis, deux ou trois fois. Mais le ton respectueux de la lettre l’illusionna. Ils se sont peut-être aimés platoniquement, se dit-il.

D’ailleurs, Charles n’était pas de ceux qui descendent au fond des choses : il recula devant les preuves, et sa jalousie incertaine se perdit dans l’immensité de son chagrin.

On avait dû, pensait-il, l’adorer. Tous les hommes, à coup sûr, l’avaient convoitée. Elle lui en parut plus belle ; et il en conçut un désir permanent, furieux, qui enflammait son désespoir et qui n’avait pas de limites, parce qu’il était maintenant irréalisable.

Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prédilections, ses idées. Il s’acheta des bottes vernies, il prit l’usage des cravates blanches. Il mettait du cosmétique à ses moustaches, il souscrivit comme elle des billets à ordre. Elle le corrompait par delà le tombeau.

Il fut obligé de vendre l’argenterie pièce à pièce, ensuite il vendit les meubles du salon.

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Tous les appartements se dégarnirent ; mais la chambre, sa chambre à elle, était restée comme autrefois.

Après son dîner, Charles montait là. Il poussait devant le feu la table ronde, et il approchait son fauteuil. Il s’asseyait en face. Une chandelle brûlait dans un des flambeaux dorés. Berthe, près de lui, enluminait des estampes. Il souffrait, le pauvre homme, à la voir si mal vêtue, avec ses brodequins sans lacet et l’emmanchure de ses blouses déchirée jusqu’aux hanches, car la femme de ménage n’en prenait guère de souci.

Mais elle était si douce, si gentille, et sa petite tête se penchait si gracieusement en laissant retomber sur ses joues roses sa bonne chevelure blonde, qu’une délectation infinie l’envahissait, plaisir tout mêlé d’amertume comme ces vins mal faits qui sentent la résine. Il raccommodait ses joujoux, lui fabriquait des pantins avec du carton, ou recousait le ventre déchiré de ses poupées.

Puis, s’il rencontrait des yeux la boîte à ouvrage, un ruban qui traînait ou même une épingle restée dans une fente de la table, il se prenait à rêver, et il avait l’air si triste, qu’elle devenait triste 699

comme lui.

Personne à présent ne venait les voir ; car Justin s’était enfui à Rouen, où il est devenu garçon épicier, et les enfants de l’apothicaire fréquentaient de moins en moins la petite, M.

Homais ne se souciant pas, vu la différence de leurs conditions sociales, que l’intimité se prolongeât.

L’aveugle, qu’il n’avait pu guérir avec sa pommade, était retourné dans la côte du Bois-Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien, à tel point que Homais, lorsqu’il allait à la ville, se dissimulait derrière les rideaux de l’ Hirondelle, afin d’éviter sa rencontre. Il l’exécrait ; et, dans l’intérêt de sa propre réputation, voulant s’en débarrasser à toute force, il dressa contre lui une batterie cachée, qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité. Durant six mois consécutifs, on put donc lire dans le Fanal de Rouen des entrefilets ainsi conçus :

« Toutes les personnes qui se dirigent vers les fertiles contrées de la Picardie auront remarqué 700

sans doute, dans la côte du Bois-Guillaume, un misérable atteint d’une horrible plaie faciale. Il vous importune, vous persécute et prélève un véritable impôt sur les voyageurs. Sommes-nous encore à ces temps monstrueux du moyen âge, où il était permis aux vagabonds d’étaler par nos places publiques la lèpre et les scrofules qu’ils avaient rapportées de la croisade ? »

Ou bien :

« Malgré les lois contre le vagabondage, les abords de nos grandes villes continuent à être infestés par des bandes de pauvres. On en voit qui circulent isolément, et qui, peut-être, ne sont pas les moins dangereux. À quoi songent nos édiles ? »

Puis Homais inventait des anecdotes :

« Hier, dans la côte du Bois-Guillaume, un cheval ombrageux... » Et suivait le récit d’un accident occasionné par la présence de l’aveugle.

Il fit si bien, qu’on l’incarcéra. Mais on le relâcha. Il recommença, et Homais aussi recommença. C’était une lutte. Il eut la victoire ; 701

car son ennemi fut condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice.

Ce succès l’enhardit ; et dès lors il n’y eut plus dans l’arrondissement un chien écrasé, une grange incendiée, une femme battue, dont aussitôt il ne fît part au public, toujours guidé par l’amour du progrès et la haine des prêtres. Il établissait des comparaisons entre les écoles primaires et les frères ignorantins, au détriment de ces derniers, rappelait la Saint-Barthélemy à propos d’une allocation de cent francs faite à l’église, et dénonçait des abus, lançait des boutades. C’était son mot. Homais sapait ; il devenait dangereux.

Cependant il étouffait dans les limites étroites du journalisme, et bientôt il lui fallut le livre, l’ouvrage ! Alors il composa une « Statistique générale du canton d’Yonville, suivie d’observations climatologiques », et la statistique le poussa vers la philosophie. Il se préoccupa des grandes questions : problème social, moralisation des classes pauvres, pisciculture, caoutchouc, chemins de fer, etc. Il en vint à rougir d’être un 702

Are sens