"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » » Le Rouge et le Noir- Littérature française Stendhal · Français

Add to favorite Le Rouge et le Noir- Littérature française Stendhal · Français

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

Son bonheur n'eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux rempart le bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un héros. Il était officier d'ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie.

Une personne était plus heureuse que lui. D'abord elle l'avait vu passer d'une des croisées de l'hôtel de ville; montant ensuite en calèche et faisant rapidement un grand détour, elle arriva à temps pour frémir, quand son cheval l'emporta hors du rang. Enfin, sa calèche sortant au grand galop par une autre porte de la ville, elle parvint à rejoindre la route par où le roi devait passer, et put suivre la garde d'honneur à vingt pas de distance, au milieu d'une noble poussière. Dix mille paysans crièrent: Vive le roi, quand le maire eut l'honneur de haranguer Sa Majesté. Une heure après, lorsque, tous les discours écoutés, le roi allait entrer dans la ville, la petite pièce de canon se remit à tirer à coups précipités. Mais un accident s'ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves à Leipzig et à Montmirail mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le déposa mollement dans l'unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu'il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi put passer.

Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dîner, et aussitôt après remonter en voiture pour aller vénérer la relique de saint Clément. A peine le roi fut-il à l'église, que Julien galopa vers la maison de M. de Rênal. Là, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé. Il remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d'une fort belle colline. L'enthousiasme multiplie ces paysans pensa Julien. On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye. A moitié ruinée par le vandalisme révolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la Restauration, et l'on commençait à parler de miracles. Julien rejoignit l'abbé Chélan qui le gronda fort et lui remit une soutane et un surplis. Il s'habilla rapidement et suivit M. Chélan qui se rendait auprès du jeune évoque d'Agde. C'était un neveu de M. de La Mole, récemment nommé, et qui avait été chargé de montrer la relique au roi. Mais l'on ne put trouver cet évêque.

Le clergé s'impatientait. Il attendait son chef dans le cloître sombre et gothique de l'ancienne abbaye. On avait réuni vingt-quatre curés pour figurer l'ancien chapitre de Bray-le-Haut, composé avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Après avoir déploré pendant trois quarts d'heure la jeunesse de l'évêque, les curés pensèrent qu'il était convenable que M. le Doyen se retirât vers Monseigneur pour l'avertir que le roi allait arriver, et qu'il était instant de se rendre au choeur. Le grand âge de M. Chélan l'avait fait doyen, malgré l'humeur qu'il témoignait à Julien, il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastique, il avait rendu ses beaux cheveux bouclés très plats; mais, par un oubli qui redoubla la colère de M. Chélan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les éperons du garde d'honneur.

Arrivés à l'appartement de l'évêque, de grands laquais bien chamarrés daignèrent à peine répondre au vieux curé que Monseigneur n'était pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu'en sa qualité de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privilège d'être admis en tout temps auprès de l'évoque officiant.

L'humeur hautaine de Julien fut choquée de l'insolence des laquais. Il se mit à parcourir Tes dortoirs de l'antique abbaye, secouant toutes les portes qu'il rencontrait. Une fort petite céda à ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur, en habit noir et la chaîne au cou. A son air pressé, ces messieurs le crurent mandé par l'évêque et le laissèrent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombre, et toute lambrissée de chêne noir; à l'exception d'une seule, les fenêtres en ogive avaient été murées avec des briques. La grossièreté de cette maçonnerie n'était déguisée par rien, et faisait un triste contraste avec l'antique magnificence de la boiserie. Les deux grands côtés de cette salle célèbre parmi les antiquaires bourguignons et que le duc Charles le Téméraire avait fait bâtir vers 1470 en expiation de quelque péché, étaient garnis de stalles de bois richement sculptées. On y voyait, figurés en bois de différentes couleurs, tous les mystères de l'Apocalypse.

Cette magnificence mélancolique, dégradée par la vue des briques nues et du plâtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s'arrêta en silence. A l'autre extrémité de la salle, près de l'unique fenêtre par laquelle le jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté à trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l'air irrité; de la main droite, il donnait gravement des bénédictions du côté du miroir.

Que peut signifier ceci, pensa-t-il? est-ce une cérémonie préparatoire qu'accomplit ce jeune prêtre? C'est peut-être le secrétaire de l'évêque… il sera insolent comme les laquais… ma foi, n'importe, essayons.

Il avança et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fixée vers l'unique fenêtre, et regardant ce jeune homme qui continuait à donner des bénédictions exécutées lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant.

A mesure qu'il approchait, il distinguait mieux son air fâché. La richesse du surplis garni de dentelles arrêta involontairement Julien à quelques pas du magnifique miroir.

Il est de mon devoir de parler, se dit-il enfin; mais la beauté de la salle l'avait ému, et il était froissé d'avance des mots durs qu'on allait lui adresser.

Le jeune homme le vit dans la psyché, se retourna, et quittant subitement l'air fâché, lu dit du ton le plus doux:

—Hé bien! Monsieur, est-elle enfin arrangée?

Julien resta stupéfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui,

Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c'était l'évêque d'Agde.

Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!…

Et il eut honte de ses éperons.

—Monseigneur, répondit-il timidement, je suis envoyé par le doyen du chapitre, M. Chélan.

—Ah! il m'est fort recommandé, dit l'évêque d'un ton poli qui redoubla l'enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, Monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l'a mal emballée à Paris; la toile d'argent est horriblement gâtée vers le haut. Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune évêque d'un air triste, et encore on me fait attendre!

—Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet.

Les beaux yeux de Julien firent leur effet.

—Allez, Monsieur, répondit l'évêque avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je suis désolé de faire attendre messieurs du chapitre.

Quand Julien fut arrivé au milieu de la salle il se retourna vers l'évêque et le vit qui s'était remis à donner des bénédictions. Qu'est-ce que cela peut être? se demanda Julien, sans doute c'est une préparation ecclésiastique nécessaire à la cérémonie qui va avoir lieu. Comme il arrivait dans la cellule où se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cédant malgré eux au regard impérieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur.

Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l'évêque assis devant la glace; mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguée, donnait encore la bénédiction. Julien l'aida à placer sa mitre. L'évoque secoua la tête.

—Ah! elle tiendra, dit-il à Julien d'un air content. Voulez-vous vous éloigner un peu?

Alors l'évêque alla fort vite au milieu de la pièce, puis se rapprochant du miroir à pas lents, il reprit l'air fâché, et donnait gravement des bénédictions.

Julien était immobile d'étonnement; il était tenté de comprendre, mais n'osait pas. L'évêque s'arrêta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravité:

—Que dites-vous de ma mitre, Monsieur, va-t-elle bien?

—Fort bien, Monseigneur.

—Elle n'est pas trop en arrière? cela aurait l'air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako d'officier.

—Elle me semble aller fort bien.

—Le roi de *** est accoutumé à un clergé vénérable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, à cause de mon âge surtout, avoir l'air trop léger.

Et l'évêque se mit de nouveau à marcher en donnant des bénédictions.

C'est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s'exerce à donner la bénédiction.

Après quelques instants:

—Je suis prêt, dit l'évoque. Allez, monsieur, avertir M. le doyen et messieurs du chapitre.

Bientôt M. Chélan suivi des deux curés les plus âgés, entra par une fort grande porte magnifiquement sculptée, et que Julien n'avait pas aperçue. Mais cette fois, il resta à son rang le dernier de tous, et ne put voir l'évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui se pressaient en foule à cette porte.

L'évêque traversait lentement la salle; lorsqu'il fut arrivé sur le seuil, les curés se formèrent en procession. Après un petit moment de désordre, la procession commença à marcher en entonnant un psaume. L'évêque s'avançait le dernier entre M. Chélan et un autre curé fort vieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à l'abbé Chélan. On suivit les longs corridors de l'abbaye de Bray-le-Haut; malgré le soleil éclatant, ils étaient sombres et humides. On arriva enfin au portique du cloître. Julien était stupéfait d'admiration pour une si belle cérémonie. L'ambition réveillée par le jeune âge de l'évêque, la sensibilité et la politesse exquise de ce prélat se disputaient son coeur. Cette politesse était bien autre chose que celle de M. de Rênal, même dans ses bons jours. Plus on s'élève vers le premier rang de la société, se dit Julien, plus on trouve de ces manières charmantes.

On entrait dans l'église par une porte latérale; tout à coup un bruit épouvantable fit retentir ses voûtes antiques Julien crut qu'elles s'écroulaient. C'était encore la petite pièce de canon; traînée par huit chevaux au galop, elle venait d'arriver; et à peine arrivée, mise en batterie par les canonniers de Leipzig, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent été devant elle.

Mais ce bruit admirable ne fit plus d'effet sur Julien, il ne songeait plus à Napoléon et à la gloire militaire. Si jeune, pensait-il, être évêque d'Agde! mais où est Agde? et combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-être.

Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. Chélan prit l'un des bâtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L'évêque se plaça dessous. Réellement il était parvenu à se donner l'air vieux; l'admiration de notre héros n'eut plus de bornes. Que ne fait-on pas avec de l'adresse! pensa-t-il.

Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de très près. L'évêque le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa Majesté. Nous ne répéterons point la description des cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours, elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du département. Julien apprit par le discours de l'évêque, que le roi descendait de Charles le Téméraire.

Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vérifier les comptes de ce qu'avait coûté cette cérémonie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un évêché à son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule cérémonie de Bray-le-Haut coûta trois mille huit cents francs.

Après le discours de l'évêque et la réponse du roi, Sa Majesté se plaça sous le dais, ensuite elle s'agenouilla fort dévotement sur un coussin près de l'autel. Le choeur était environné de stalles, et les stalles élevées de deux marches sur le pavé. C'était sur la dernière de ces marches que Julien était assis aux pieds de M. Chélan, à peu près comme un caudataire près de son cardinal, à la chapelle Sixtine, à Rome. Il y eut un Te Deum, des flots d'encens des décharges infinies de mousqueterie et d'artillerie; les paysans étaient ivres de bonheur et de piété. Une telle journée défait l'ouvrage de cent numéros des journaux jacobins.

Julien était à six pas du roi, qui réellement priait avec abandon. Il remarqua, pour la première fois, un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il était plus près du roi que beaucoup d'autres seigneurs, dont les habits étaient tellement brodés d'or, que, suivant l'expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments après, que c'était M. de La Mole. Il lui trouva l'air hautain et même insolent.

Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli évêque, pensa-t-il. Ah! l'état ecclésiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vénérer la relique, et je ne vois point de relique. Où sera saint Clément?

Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vénérable relique était dans le haut de l'édifice, dans une chapelle ardente.

Qu'est-ce qu'une chapelle ardente? se dit Julien.

Mais il ne voulut pas demander l'explication de ce mot. Son attention redoubla.

En cas de visite d'un prince souverain l'étiquette veut que les chanoines n'accompagnent pas l'évêque. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, monseigneur d'Agde appela l'abbé Chélan; Julien osa le suivre.

Are sens