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Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières: RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts des habitants.

Rapporter du revenu est la raison qui décide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. L'étranger qui arrive, séduit par la beauté des fraîches et profondes vallées qui l'entourent s'imagine d'abord que ses habitants sont sensibles au beau, ils ne parlent que trop souvent de la beauté de leur pays: on ne peut pas nier qu'ils n'en fassent grand cas, mais c'est parce qu'elle attire quelques étrangers dont l'argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mécanisme de l'octroi, rapporte du revenu à la ville.

C'était par un beau jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le Cours de la Fidélité, donnant le bras à sa femme. Tout en écoutant son mari qui parlait d'un air grave, l'oeil de Mme de Rênal suivait avec inquiétude les mouvements de trois petits garçons. L'aîné, qui pouvait avoir onze ans, s'approchait trop souvent du parapet et faisait mine d'y monter. Une voix douce prononçait alors le nom d'Adolphe, et l'enfant renonçait à son projet ambitieux. Mme de Rênal paraissait une femme de trente ans, mais encore assez jolie.

—Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rênal d'un air offensé, et la joue plus pâle encore qu'a l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Château…

Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagements savants d'un dialogue de province.

Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verrières, n'était autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouvé le moyen de s'introduire, non seulement dans la prison et le dépôt de mendicité de Verrières, mais aussi dans l'hôpital administré gratuitement par le maire et les principaux propriétaires de l'endroit.

—Mais, disait timidement Mme de Rênal, quel tort peut vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probité?

—Il ne vient que pour déverser le blâme, et ensuite il fera insérer des articles dans les journaux du libéralisme.

—Vous ne les lisez jamais, mon ami.

—Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait et nous empêche de faire le bien[*]. Quant à moi, je ne pardonnerai jamais au curé.

[*] Historique.


CHAPITRE III

LE BIEN DES PAUVRES

Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village.

FLEURY

Il faut savoir que le curé de Verrières vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait à l'air vif de ces montagnes une santé et un caractère de fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison, l'hôpital et même le dépôt de mendicité. C'était précisément à six heures du matin que M. Appert qui de Paris était recommandé au curé, avait eu la sagesse d'arriver dans une petite ville curieuse. Aussitôt il était allé au presbytère.

En lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus riche propriétaire de la province, le curé Chélan resta pensif.

Je suis vieux et aimé ici, se dit-il enfin à mi-voix ils n'oseraient! Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux où, malgré le grand âge, brillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse:

—Venez avec moi, monsieur, et en présence du geôlier et surtout des surveillants du dépôt de mendicité, veuillez n'émettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu'il avait affaire à un homme de coeur: il suivit le vénérable curé visita la prison, l'hospice, le dépôt, fit beaucoup de questions, et, malgré d'étranges réponses, ne se permit pas la moindre marque de blâme.

Cette visite dura plusieurs heures. Le curé invita à dîner M. Appert, qui prétendit avoir des lettres à écrire: il ne voulait pas compromettre davantage son généreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allèrent achever l'inspection du dépôt de mendicité, et revinrent ensuite à la prison. Là, ils trouvèrent sur la porte le geôlier, espèce de géant de six pieds de haut et à jambes arquées; sa figure ignoble était devenue hideuse par l'effet de la terreur.

—Ah! monsieur, dit-il au curé, dès qu'il l'aperçut, ce monsieur, que je vois là avec vous, n'est-il pas M. Appert?

—Qu'importe? dit le curé.

—C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus précis, et que M. le préfet a envoyé par un gendarme, qui a dû galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison.

—Je vous déclare, M. Noiroud, dit le curé, que ce voyageur qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit d'entrer dans la prison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux?

—Oui, M. le curé, dit le geôlier à voix basse, et baissant la tête, comme un bouledogue, que fait obéir à regret la crainte du bâton. Seulement, M. le curé, j'ai femme et enfants, si je suis dénoncé on me destituera; je n'ai pour vivre que ma place.

—Je serais aussi bien fâché de perdre la mienne, reprit le bon curé, d'une voix de plus en plus émue.

—Quelle différence! reprit vivement le geôlier; vous, M. le curé, on sait que vous avez huit cents livres de rente, du bon bien au soleil…

Tels sont les faits qui, commentés, exagérés de vingt façons différentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verrières. Dans ce moment, ils servaient de texte à la petite discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod directeur du dépôt de mendicité, il était allé chez le curé, pour lui témoigner le plus vif mécontentement. M. Chélan n'était protégé par personne; il sentit toute la portée de leurs paroles.

—Eh bien, messieurs! je serai le troisième curé, de quatre-vingts ans d'âge, que les fidèles verront destituer dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici, j'ai baptisé presque tous les habitants de la ville, qui n'était qu'un bourg quand j'y arrivai. Je marie tous tes jours des jeunes gens, dont jadis j'ai marié les grands-pères. Verrières est ma famille, mais la peur de la quitter ne me fera point transiger avec ma conscience ni admettre un autre directeur de mes actions. Je me suis dit en voyant l'étranger: Cet homme, venu de Paris, peut être à la vérité un libéral, il n'y en a que trop, mais quel mal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers?

Les reproches de M. de Rênal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du dépôt de mendicité, devenant de plus en plus vifs:

—Eh bien, messieurs! faites-moi destituer, s'était écrié le vieux curé, d'une voix tremblante. Je n'en habiterai pas moins le pays. On sait qu'il y a quarante-huit ans, j'ai hérité d'un champ qui rapporte huit cents livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'économies illicites dans ma place, moi, messieurs, et c'est peut-être pourquoi je ne suis pas si effrayé quand on parle de me la faire perdre.

M. de Rênal vivait fort bien avec sa femme mais ne sachant que répondre à cette idée, qu'elle lui répétait timidement: Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux prisonniers? il était sur le point de se fâcher tout à fait, quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait quoique ce mur fût élevé de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l'autre côté. La crainte d'effrayer son fils et de le faire tomber empêchait Mme de Rênal de lui adresser la parole. Enfin, l'enfant, qui riait de sa prouesse, ayant regardé sa mère, vit sa pâleur, sauta sur la promenade et accourut à elle. Il fut bien grondé.

Ce petit événement changea le cours de la conversation.

—Je veux absolument prendre chez moi Sorel le fils du scieur de planches, dit M. de Rênal, il surveillera les enfants, qui commencent à devenir trop diables pour nous. C'est un jeune prêtre, ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progrès aux enfants, car il a un caractère ferme, dit le curé. Je lui donnerai trois cents francs et la nourriture. J'avais quelques doutes sur sa moralité; car il était le benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la Légion d'honneur, qui, sous prétexte qu'il était leur cousin, était venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n'être au fond qu'un agent secret des libéraux, il disait que l'air de nos montagnes faisait du bien à son asthme; mais c'est ce qui n'est pas prouvé. Il avait fait toutes les campagnes de Buonaparté en Italie; et même avait, dit-on, signé non pour l'Empire dans le temps. Ce libéral montrait le latin au fils Sorel et lui a laissé cette quantité de livres qu'il avait apportés avec lui. Aussi n'aurais-je jamais songé à mettre le fils du charpentier auprès de nos enfants; mais le curé, justement la veille de la scène qui vient de nous brouiller à jamais, m'a dit que ce Sorel étudie la théologie depuis trois ans, avec le projet d'entrer au séminaire; il n'est donc pas libéral, et il est latiniste.

Cet arrangement convient de plus d'une façon, continua M. de Rênal, en regardant sa femme d'un air diplomatique, le Valenod est tout fier des deux beaux normands qu'il vient d'acheter pour sa calèche. Mais il n'a pas de précepteur pour ses enfants.

—Il pourrait bien nous enlever celui-ci.

—Tu approuves donc mon projet? dit M. de Rênal, remerciant sa femme, par un sourire, de l'excellente idée qu'elle venait d'avoir. Allons, voilà qui est décidé.

—Ah, bon Dieu! mon cher ami, comme tu prends vite un parti!

—C'est que j'ai du caractère, moi, et le curé l'a bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environnés de libéraux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j'en ai la certitude, deux ou trois deviennent des richards, eh bien, j'aime assez qu'ils voient passer les enfants de M. de Rênal allant à la promenade sous la conduite de leur précepteur. Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un précepteur. C'est cent écus qu'il m'en pourra coûter, mais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire pour soutenir notre rang.

Cette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive. C'était une femme grande, bien faite, qui avait été la beauté du pays, comme on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicité, et de la jeunesse dans la démarche, aux yeux d'un Parisien, cette grâce naïve, pleine d'innocence et de vivacité, serait même allée jusqu'à rappeler des idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, Mme de Rênal en eût été bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l'affection n'avaient jamais approché de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du dépôt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succès ce qui avait jeté un éclat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand jeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et broyants qu'en province on appelle de beaux hommes.

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