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Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon père m'a battu. Que ces gens riches sont heureux!

Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l'âme du précepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidité, et voulut l'encourager.

—Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une grâce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s'en rendre compte.

—On m'appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la première fois de ma vie dans une maison étrangère j'ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n'ai jamais été au collège, j'étais trop pauvre; je n'ai jamais parlé à d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la Légion d'honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de moi. Mes frères m'ont toujours battu, ne les croyez pas s'ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n'aurai jamais mauvaise intention.

Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rênal. Tel est l'effet de la grâce parfaite quand elle est naturelle au caractère, et que surtout la personne qu'elle décore ne songe pas à avoir de la grâce; Julien, qui se connaissait fort bien en beauté féminine eût juré dans cet instant qu'elle n'avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l'idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de son idée, un instant après, il se dit: Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m'être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal lui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la façon de débuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pâle; il dit, d'un air contraint:

—Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rênal, et la porter à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et par réflexion choquée. Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres, l'avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-même, il lui sembla qu'elle n'avait pas été assez rapidement indignée.

M. de Rênal qui avait entendu parler, sortit de son cabinet, du même air majestueux et paterne qu'il prenait lorsqu'il faisait des mariages à la mairie, il dit à Julien:

—Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient.

Il fit entrer Julien dans un cabinet et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte fermée, M. de Rênal s'assit avec gravité.

—M. le curé m'a dit que vous étiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content j'aiderai à vous faire par la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois; mais j'exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent à votre père.

M. de Rênal était piqué contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait été plus fin que lui.

—Maintenant, monsieur, car d'après mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur et vous sentirez l'avantage d'entrer dans une maison de gens comme il faut, maintenant, monsieur, il n'est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l'ont-il aperçu? dit M. de Rênal à sa femme.

—Non, mon ami, répondit-elle, d'un air profondément pensif.

—Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand le marchand de draps.

Plus d'une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau précepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même place. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julien, en l'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne songeait point à elle, malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce moment n'était que celle d'un enfant; il lui semblait avoir vécu des années depuis l'instant où, trois heures auparavant, il était tremblant dans l'église. Il remarqua l'air glacé de Mme de Rênal, il comprit qu'elle était en colère de ce qu'il avait osé lui baiser la main. Mais le sentiment d'orgueil que lui donnait le contact d'habits si différents de ceux qu'il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de lui-même, et il avait tant envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rênal le contemplait avec des yeux étonnés.

—De la gravité, monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être respecté de mes enfants et de mes gens.

—Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans ces nouveaux habits; moi, pauvre paysan, je n'ai jamais porté que des vestes; j'irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre.

—Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rênal à sa femme.

Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, Mme de Rênal déguisa la vérité à son mari.

—Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysan, vos prévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer avant un mois.

—Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu'il pourra m'en coûter, et Verrières sera accoutumée à voir un précepteur aux enfants de M. de Rênal. Ce but n'eût point été rempli si j'eusse laissé à Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai bien entendu l'habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l'ai couvert.

L'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de Rênal. Les enfants auxquels l'on avait annoncé le nouveau précepteur, accablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C'était un autre homme. C'eût été mal parler que de dire qu'il était grave; c'était la gravité incarnée. Il fut présenté aux enfants, et leur parla d'un air qui étonna M. de Rênal lui-même.

—Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c'est que de réciter une leçon. Voici la sainte Bible dit-il en leur montrant un petit volume in-32, relié en noir. C'est particulièrement l'histoire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est la partie qu'on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent réciter des leçons faites-moi réciter la mienne.

Adolphe, l'aîné des enfants, avait pris le livre.

—Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi les trois premiers mots d'un alinéa. Je réciterai par coeur le livre sacré, règle de notre conduite à tous, jusqu'à ce que vous m'arrêtiez.

Adolphe ouvrit le livre, lut deux mots, et Julien récita toute la page, avec la même facilité que s'il eût parlé français. M. de Rênal regardait sa femme d'un air de triomphe. Les enfants voyant l'étonnement de leurs parents, ouvraient de grandes yeux. Un domestique vint à la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d'abord immobile, et disparut ensuite. Bientôt la femme de chambre de madame, et la cuisinière, arrivèrent près de la porte, alors Adolphe avait déjà ouvert le livre en huit endroits, et Julien récitait toujours avec la même facilité.

—Ah! mon Dieu! le joli petit prêtre, dit tout haut la cuisinière, bonne fille fort dévote.

L'amour-propre de M. de Rênal était inquiet; loin de songer à examiner le précepteur, il était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques mots latins enfin, il put dire un vers d'Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il répondit en fronçant le sourcil:

—Le saint ministère auquel je me destine m'a défendu de lire un poète aussi profane.

M. de Rênal cita un assez grand nombre de prétendus vers d'Horace. Il expliqua à ses enfants ce que c'était qu'Horace; mais les enfants, frappés d'admiration, ne faisaient guère attention à ce qu'il disait. Ils regardaient Julien.

Les domestiques étant toujours à la porte, Julien crut devoir prolonger l'épreuve:

—Il faut dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m'indique aussi un passade du livre saint.

Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d'un alinéa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât au triomphe de M. de Rênal, comme Julien récitait, entrèrent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-préfet de l'arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de monsieur; les domestiques eux-mêmes n'osèrent pas le lui refuser.

Le soir tout Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille. Julien répondait à tous d'un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire s'étendit si rapidement dans la ville, que peu de jours après M. de Rênal, craignant qu'on ne le lui enlevât, lui proposa de signer un engagement de deux ans.

—Non, monsieur, répondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à rien n'est point égal. Je le refuse.

Julien sut si bien faire que moins d'un mois après son arrivée dans la

maison, M. de Rênal lui-même le respectait. Le curé étant brouillé avec

MM. de Rênal et Valenod, personne ne put trahir l'ancienne passion de

Julien pour Napoléon, il n'en parlait qu'avec horreur..



CHAPITRE VII

LES AFFINITÉS ÉLECTIVES

Ils ne savent toucher le coeur qu'en le froissant.

UN MODERNE.

Les enfants l'adoraient, lui ne les aimait point; sa pensée était ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son arrivée avait en quelque sorte chassé l'ennui de la maison, il fut un bon précepteur. Pour lui, il n'éprouvait que haine et horreur pour la haute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table ce qui explique peut-être la haine et l'horreur. Il y eut certains dîners d'apparat où il put à grand-peine contenir sa haine pour tout ce qui l'environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le dé chez M. de Rênal, Julien fut sur le point de se trahir; il se sauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants. Quels éloges de la probité, s'écria-t-il! on dirait que c'est la seule vertu; et cependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui évidemment a doublé et triplé sa fortune, depuis qu'il administre le bien des pauvres! je parierais qu'il gagne même sur les fonds destinés aux enfants trouvés, à ces pauvres, dont la misère est encore plus sacrée que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je suis une sorte d'enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de toute ma famille.

Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son bréviaire dans un petit bois, qu'on appelle le Belvédère, et qui domine le Cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux frères, qu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel habit noir, par l'air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère qu'il avait pour eux, qu'ils l'avaient battu au point de le laisser évanoui et tout sanglant. Mme de Rênal, se promenant avec M. Valenod et le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu'il donna de la jalousie à M. Valenod.

Il prenait l'alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal fort belle, mais il la haïssait à cause de sa beauté; c'était le premier écueil qui avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait porté à lui baiser la main.

Élisa, la femme de chambre de Mme de Rênal, n'avait pas manqué de devenir amoureuse du jeune précepteur; elle en parlait souvent à sa maîtresse. L'amour de Mlle Élisa avait valu à Julien la haine d'un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa: Vous ne voulez plus me parler, depuis que ce précepteur crasseux est entré dans la maison. Julien ne méritait pas cette injure; mais, par instinct de joli garçon, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé. A la soutane près c'était le costume que portait Julien.

Mme de Rênal remarqua qu'il parlait plus souvent que de coutume à Mlle Élisa; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu'il était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c'est pour ces petits soins qu'Élisa lui était utile. Cette extrême pauvreté, qu'elle ne soupçonnait pas, toucha Mme de Rênal, elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n'osa pas; cette résistance intérieure fut le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de Julien, et le sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle, étaient synonymes pour elle. Tourmentée par l'idée de la pauvreté de Julien, Mme de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge:

—Quelle duperie! répondit-il. Quoi! faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? ce serait dans le cas où il se négligerait qu'il faudrait stimuler son zèle.

Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir; elle ne l'eût pas remarquée avant l'arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l'extrême propreté de la mise d'ailleurs fort simple du jeune abbé, sans se dire: Ce pauvre garçon, comment peut-il faire?

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