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—Je songe que vous n'avez ni égards, ni amitié pour moi, s'écria M. de Rênal, avec toute l'amertume que réveillait un tel souvenir, et je n'ai pas été pair!…

—Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rênal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu'à tous ces titres, je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l'affaire d'aujourd'hui. Si vous me préférez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un dépit mal déguisé, je suis prête à aller passer un hiver chez ma tante.

Ce mot fut dit avec bonheur. Il y avait une fermeté qui cherche à s'environner de politesse; il décida M. de Rênal. Mais, suivant l'habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments, sa femme le laissait dire, il y avait encore de la colère dans son accent. Enfin deux heures de bavardage inutile épuisèrent les forces d'un homme qui avait subi un accès de colère de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu'il allait suivre envers M. Valenod, Julien et même Élisa.

Une ou deux fois, durant cette grande scène, Mme de Rênal fut sur le point d'éprouver quelque sympathie pour le malheur fort réel de cet homme qui pendant douze ans avait été son ami. Mais les vraies passions sont égoïstes. D'ailleurs elle attendait à chaque instant l'aveu de la lettre anonyme qu'il avait reçue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait à la sûreté de Mme de Rênal de connaître les idées qu'on avait pu suggérer à l'homme duquel son sort dépendait. Car, en province, les maris sont maîtres de l'opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femme, s'il ne lui donne pas d'argent, tombe à l'état d'ouvrière à quinze sols par journée; et encore les bonnes âmes se font-elles un scrupule de l'employer.

Une odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan; il est tout-puissant, elle n'a aucun espoir de lui dérober son autorité par une suite de petites finesses. La vengeance du maître est terrible, sanglante, mais militaire, généreuse, un coup de poignard finit tout. C'est à coups de mépris public qu'un mari tue sa femme au XIXe siècle; c'est en lui fermant tous les salons.

Le sentiment du danger fut vivement éveillé chez Mme de Rênal, à son retour chez elle, elle fut choquée du désordre où elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient été brisées; plusieurs feuilles de parquet étaient soulevées. Il eût été sans pitié pour moi, se dit-elle! Gâter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu'il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de colère. Le voilà gâté à jamais! La vue de cette violence éloigna rapidement les derniers reproches qu'elle se faisait pour sa trop rapide victoire.

Un peu avant la cloche du dîner Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les domestiques se furent retirés, Mme de Rênal lui dit fort sèchement:

—Vous m'avez témoigné le désir d'aller passer une quinzaine de jours à Verrières, M. de Rênal veut bien vous accorder un congé. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thèmes, que vous corrigerez.

—Certainement, ajouta M. de Rênal, d'un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d'une semaine.

Julien trouva sur sa physionomie l'inquiétude d'un homme profondément tourmenté.

—Il ne s'est pas encore arrêté à un parti, dit-il à son amie, pendant un instant de solitude qu'ils eurent au salon.

Mme de Rênal lui conta rapidement tout ce qu'elle avait fait depuis le matin.

—A cette nuit les détails, ajouta-t-elle en riant.

Perversité de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte à nous tromper!

—Je vous trouve à la fois éclairée et aveuglée par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur, votre conduite d'aujourd'hui est admirable; mais y a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir? Cette maison est pavée d'ennemis; songez à la haine passionnée qu'Élisa a pour moi.

—Cette haine ressemble beaucoup à de l'indifférence passionnée que vous auriez pour moi.

—Même indifférent, je dois vous sauver d'un péril où je vous ai plongée. Si le hasard veut que M. de Rênal parle à Élisa, d'un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas près de ma chambre, bien armé…

—Quoi! pas même du courage, dit Mme de Rênal, avec toute la hauteur d'une fille noble.

—Je ne m'abaisserai jamais à parler de mon courage, dit froidement Julien, c'est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous suis attaché, et quelle est ma joie de pouvoir prendre congé de vous avant cette cruelle absence.


CHAPITRE XXII

FAÇONS D'AGIR EN 1830

La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée.

R. P. MAMAGRIDA

A peine arrivé à Verrières, Julien se reprocha son injustice envers Mme de Rênal. Je l'aurais méprisée comme une femmelette, si, par faiblesse, elle avait manqué sa scène avec M. de Rênal! Elle s'en tire comme un diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise; ma vanité est choquée, parce que M. de Rênal est un homme! illustre et vaste corporation à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, je ne suis qu'un sot.

M. Chélan avait refusé les logements que les libéraux les plus considérés du pays lui avaient offerts à l'envi lorsque sa destitution le chassa du presbytère. Les deux chambres qu'il avait louées étaient encombrées par ses livres. Julien, voulant montrer à Verrières ce que c'était qu'un prêtre, alla prendre chez son père une douzaine de planches de sapin, qu'il porta lui même sur le dos tout le long de la grande rue. Il emprunta des outils à un ancien camarade, et eut bientôt bâti une sorte de bibliothèque dans laquelle il rangea les livres de M. Chélan.

—Je te croyais corrompu par la vanité du monde, lui disait le vieillard pleurant de joie; voilà qui rachète bien l'enfantillage de ce brillant uniforme de garde d'honneur qui t'a fait tant d'ennemis.

M. de Rênal avait ordonné à Julien de loger chez lui. Personne ne soupçonna ce qui s'était passé. Le troisième jour après son arrivée, Julien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que M. le sous-préfet de Maugiron. Ce ne tut qu'après doux grandes heures de bavardage insipide et de grandes jérémiades sur la méchanceté des hommes, sur le peu de probité des gens chargés de l'administration des deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On était déjà sur le palier de l'escalier, et le pauvre précepteur à demi disgracié reconduisait avec le respect convenable le futur préfet de quelque heureux département, quand il plut à celui-ci de s'occuper de la fortune de Julien, de louer sa modération en affaires d'intérêt, etc., etc. Enfin M. de Maugiron le serrant dans ses bras de l'air le plus paterne lui proposa de quitter M. de Rênal et d'entrer chez un fonctionnaire qui avait des enfants à éduquer, et qui, comme le roi Philippe, remercierait le ciel, non pas tant de les lui avoir donnés que de les avoir fait naître dans le voisinage de M. Julien. Leur précepteur jouirait de huit cents francs d'appointements payables non pas de mois en mois, ce qui n'est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier, et toujours d'avance.

C'était le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. Sa réponse fut parfaite, et surtout longue comme un mandement; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien nettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênal, de la vénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour l'illustre sous-préfet. Ce sous-préfet étonné de trouver plus jésuite que lui essaya vainement d'obtenir quelque chose de précis. Julien, enchanté, saisit l'occasion de s'exercer, et recommença sa réponse en d'autres termes. Jamais ministre éloquent, qui veut user la fin d'une séance où la Chambre a l'air de vouloir se réveiller, n'a moins dit en plus de paroles. A peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit à rire comme un fou. Pour profiter de sa verve jésuitique, il écrivit une lettre de neuf pages à M. de Rênal, dans laquelle il lui rendait compte de tout ce qu'on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil. Ce coquin ne m'a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l'offre! Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l'effet de sa lettre anonyme.

Sa dépêche expédiée, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures du matin, par un beau jour d'automne, débouche dans une plaine abondante en gibier, sortit pour aller demander conseil à M. Chélan. Mais avant d'arriver chez le bon curé, le ciel qui voulait lui ménager des jouissances, jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que son coeur était déchiré; un pauvre garçon comme lui se devait tout entier à la vocation que le ciel avait placée dans son coeur, mais la vocation n'était pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement à la vigne du Seigneur, et n'être pas tout à fait indigne de tant de savants collaborateurs, il fallait l'instruction; il fallait passer au séminaire de Besançon deux années bien dispendieuses, il devenait donc indispensable et l'on pouvait dire que c'était en quelque sorte un devoir de faire des économies, ce qui était bien plus facile sur un traitement de huit cents francs payés par quartier qu'avec six cents francs qu'on mangeait de mois en mois. D'un autre côté, le ciel, en le plaçant auprès des jeunes de Rênal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement spécial, ne semblait-il pas lui indiquer qu'il n'était pas à propos d'abandonner cette éducation pour une autre…

Julien atteignit un tel degré de perfection dans ce genre d'éloquence qui a remplacé la rapidité d'action de l'Empire, qu'il finit par s'ennuyer lui-même par le son de ses paroles.

En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrée, qui le cherchait dans toute la ville, avec un billet d'invitation à dîner pour le même jour.

Jamais Julien n'était allé chez cet homme; quelques jours seulement auparavant il ne songeait qu'aux moyens de lui donner une volée de coups de bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le dîner ne fût indiqué que pour une heure Julien trouva plus respectueux de se présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d'une foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son énorme quantité de cheveux, son bonnet grec placé de travers sur le haut de la tête, sa pipe immense ses pantoufles brodées, les grosses chaînes d'or croisées en tous sens sur sa poitrine et tout cet appareil d'un financier de province, qui se croit homme à bonnes fortunes, n'imposaient point à Julien; il n'en pensait que plus aux coups de bâton qu'il lui devait.

Il demanda l'honneur d'être présenté à Mme Valenod; elle était à sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l'avantage d'assister à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez Mme Valenod, qui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l'une des plus considérables de Verrières, avait une grosse figure d'homme, à laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cérémonie. Elle y déploya tout le pathos maternel.

Julien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les contrastes, mais alors il en était saisi jusqu'à l'attendrissement. Cette disposition fut augmentée par l'aspect de la maison du directeur du dépôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d'ignoble et qui sentait l'argent volé. Jusqu'aux domestiques, tout le monde y avait l'air d'assurer sa contenance contre le mépris.

Le percepteur des contributions, l'homme des impositions indirectes, l'officier de gendarmerie, et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que de l'autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l'étourdir.

Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d'heure après, on entendant de loin en loin quelques accents d'une chanson populaire et, il faut l'avouer, un peu ignoble, que chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n'entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod:

—On ne chante plus cette vilaine chanson.

—Parbleu! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j'ai fait imposer silence aux gueux.

Ce mot fut trop fort pour Julien, il avait les manières, mais non pas encore le coeur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.

Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin. L'empêcher de chanter! se disait-il à lui-même, ô mon Dieu! et tu le souffres.

Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chanté en choeur: Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n'en jouiras qu'à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre prisonnier; tu donneras à dîner avec l'argent que tu auras volé sur sa misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux!—O Napoléon! qu'il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d'une bataille; mais augmenter lâchement la douleur du misérable!

J'avoue que la faiblesse, dont Julien fait preuve dans ce monologue, me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d'être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la manière d'être d'un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite égratignure.

Julien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n'était pas pour rêver et ne rien dire qu'on l'avait invité à dîner en si bonne compagnie.

Un fabricant de toiles peintes retiré, membre correspondant de l'académie de Besançon et de celle d'Uzès, lui adressa la parole, d'un bout de la table à l'autre, pour lui demander si ce que l'on disait généralement de ses progrès étonnants dans l'étude du Nouveau Testament était vrai.

Un silence profond s'établit tout à coup; un Nouveau Testament latin se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux académies. Sur la réponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au hasard. Il récita: sa mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré avec toute la bruyante énergie de la fin d'un dîner. Julien regardait la figure enluminée des dames; plusieurs n'étaient pas mal. Il avait distingué la femme du percepteur beau chanteur.

—J'ai honte, en vérité, de parler si longtemps latin devant ces dames, dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c'était le membre des deux académies, a la bonté de lire au hasard une phrase latine, au lieu de répondre en suivant le texte latin, j'essayerai de le traduire impromptu.

Cette seconde épreuve mit le comble à sa gloire.

Il y avait là plusieurs libéraux riches, mais heureux pères d'enfants susceptibles d'obtenir des bourses, et en cette qualité subitement convertis depuis la dernière mission. Malgré ce trait de fine politique, jamais M. de Rênal n'avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de réputation et pour lavoir vu à cheval le jour de l'entrée du roi de *** étaient ses plus bruyants admirateurs. Quand ces sots se lasseront-ils d'écouter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien? pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par son étrangeté; ils en riaient. Mais Julien se lassa.

Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre de la nouvelle théologie de Ligorio qu'il avait à apprendre pour le réciter le lendemain à M. Chélan. Car mon métier, ajouta-t-il agréablement est de faire réciter des leçons et d'en réciter moi-même.

On rit beaucoup, on admira, tel est l'esprit à l'usage de Verrières. Julien était déjà debout tout le monde se leva malgré le décorum; tel est l'empire du génie. Mme Valenod le retint encore un quart d'heure: il fallait bien qu'il entendît les enfants réciter leur catéchisme, ils firent les plus drôles de contusions, dont lui seul s'aperçut. Il n'eut garde de les relever. Quelle ignorance des premiers principes de la religion, pensait-il! Il saluait enfin et croyait pouvoir s'échapper, mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine.

Are sens