—Ne te fâche pas, mon petit Julien, lui dit-elle en l'embrassant, j'ai été obligée de dire mon nom à ce secrétaire, qui me prenait pour une jeune ouvrière de Paris amoureuse du beau Julien… En vérité, ce sont ses termes. Je lui ai juré que j'étais ta femme, et j'aurai une permission pour te voir chaque jour.
La folie est complète, pensa Julien, je n'ai pu l'empêcher. Après tout, M. de La Mole est un si grand seigneur, que l'opinion saura bien trouver une excuse au jeune colonel qui épousera cette charmante veuve. Ma mort prochaine couvrira tout, et il se livra avec délices à l'amour de Mathilde; c'était de la folie, de la grandeur d'âme, tout ce qu'il y a de plus singulier. Elle lui proposa sérieusement de se tuer avec lui.
Après ces premiers transports, et lorsqu'elle se fut rassasiée du bonheur de voir Julien, une curiosité vive s'empara tout à coup de son âme. Elle examinait son amant, qu'elle trouva bien au-dessus de ce qu'elle s'était imaginé. Boniface de La Mole lui semblait ressuscité, mais plus héroïque.
Mathilde vit les premiers avocats du pays, qu'elle offensa en leur offrant de l'or trop crûment; mais ils finirent par accepter.
Elle arriva rapidement à cette idée, qu'en fait de choses douteuses et d'une haute portée, tout dépendait à Besançon de M. l'abbé de Frilair.
Sous le nom obscur de Mme Michelet, elle trouva d'abord d'insurmontables difficultés pour parvenir jusqu'au tout-puissant congréganiste. Mais le bruit de la beauté d'une jeune marchande de modes, folle d'amour, et venue de Paris à Besançon, pour consoler le jeune abbé Julien Sorel, se répandit dans la ville.
Mathilde courait seule à pied, dans les rues de Besançon, elle espérait n'être pas reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile à sa cause de produire une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait à le faire révolter pour sauver Julien marchant à la mort. Mlle de La Mole croyait être vêtue simplement et comme il convient à une femme dans la douleur; elle l'était de façon à attirer tous les regards.
Elle était à Besançon l'objet de l'attention de tous lorsque après huit jours de sollicitations, elle obtint une audience de M. de Frilair.
Quel que fût son courage, les idées de congréganiste influent et de profonde et prudente scélératesse étaient tellement lices dans son esprit, qu'elle trembla en sonnant à la porte de l'évêché. Elle pouvait à peine marcher, lorsqu'il lui fallut monter l'escalier qui conduisait à l'appartement du premier grand vicaire. La solitude du palais épiscopal lui donnait froid. Je puis m'asseoir sur un fauteuil, et ce fauteuil me saisir les bras, j'aurai disparu. A qui ma femme de chambre pourra-t-elle me demander? Le capitaine de gendarmerie se gardera bien d'agir… Je suis isolée dans cette grande ville!
A son premier regard dans l'appartement, Mlle de La Mole fut rassurée. D'abord c'était un laquais en livrée fort élégante, qui lui avait ouvert. Le salon où on la fit attendre étalait ce luxe fin et délicat, si différent de la magnificence grossière, et que l'on ne trouve à Paris que dans les meilleures maisons. Dès qu'elle aperçut M. de Frilair qui venait à elle d'un air paterne, toutes les idées de crime atroce disparurent. Elle ne trouva pas même sur cette belle figure, l'empreinte de cette vertu énergique et quelque peu sauvage si antipathique à la société de Paris. Le demi-sourire qui animait les traits du prêtre, qui disposait de tout à Besançon, annonçait l'homme de bonne compagnie, le prélat instruit, l'administrateur habile. Mathilde se crut à Paris.
Il ne fallut que quelques instants à M. de Frilair pour amener Mathilde à lui avouer qu'elle était la fille de son puissant adversaire, le marquis de La Mole.
—Je ne suis point en effet Mme Michelet, dit-elle en reprenant toute la hauteur de son maintien, et cet aveu me coûte peu, car je viens vous consulter, monsieur, sur la possibilité de procurer l'évasion de M. de La Vernaye. D'abord il n'est coupable que d'une étourderie, la femme sur laquelle il a tiré se porte bien. En second lieu, pour séduire les subalternes, je puis remettre sur-le-champ cinquante mille francs, et m'engager pour le double. Enfin, ma reconnaissance et celle de ma famille ne trouvera rien d'impossible pour qui aura sauvé M. de La Vernaye.
M. de Frilair paraissait étonné de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs lettres du ministre de la guerre, adressées à M. Julien Sorel de La Vernaye.
—Vous voyez, monsieur, que mon père se chargeait de sa fortune. C'est tout simple, je l'ai épousé en secret, mon père désirait qu'il fût officier supérieur, avant de déclarer ce mariage un peu singulier pour une La Mole.
Mathilde remarqua que l'expression de la bonté et d'une gaieté douce s'évanouissait rapidement, à mesure que M. de Frilair arrivait à des découvertes importantes. Une finesse mêlée de fausseté profonde se peignit sur sa figure.
L'abbé avait des doutes, il relisait lentement les documents officiels.
Quel parti puis-je tirer de ces étranges confidences? se disait-il. Me voici tout d'un coup en relation intime avec une amie de la célèbre maréchale de Fervaques nièce toute-puissante de Mgr l'évoque de ***, par qui l'on est évêque en France.
Ce que je regardais comme reculé dans l'avenir se présente à l'improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes voeux.
D'abord Mathilde fut effrayée du changement rapide de la physionomie de cet homme si puissant, avec lequel elle se trouvait seule dans un appartement reculé. Mais quoi! se dit-elle bientôt, la pire chance n'eût-elle pas été de ne faire aucune impression sur le froid égoïsme d'un prêtre rassasié de pouvoir et de jouissances?
Ébloui de cette voie rapide et imprévue qui s'ouvrait à ses yeux pour arriver à l'épiscopat, étonné du génie de Mathilde, un instant M. de Frilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque à ses pieds, ambitieux et vif jusqu'au tremblement nerveux.
Tout s'éclaircit, pensa-t-elle, rien ne sera impossible ici à l'amie de Mme de Fervaques. Malgré un sentiment de jalousie encore bien douloureux, elle eut le courage d'expliquer que Julien était l'ami intime de la maréchale, et rencontrait presque tous les jours chez elle Mgr l'évêque de ***.
—Quand l'on tirerait au sort quatre ou cinq fois de suite une liste de trente-six jurés parmi les notables habitants de ce département, dit le grand vicaire avec l'âpre regard de l'ambition et en appuyant sur les mots, je me considérerais comme bien peu chanceux, si, dans chaque liste, je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus intelligents de la troupe. Presque toujours, j'aurais la majorité, plus qu'elle même pour condamner, voyez mademoiselle, avec quelle grande facilité je puis faire absoudre…
L'abbé s'arrêta tout à coup, comme étonné du son de ses paroles; il avouait des choses que l'on ne dit jamais aux profanes.
Mais, à son tour, il frappa Mathilde de stupeur, quand il lui apprit que ce qui étonnait et intéressait surtout la société de Besançon dans l'étrange aventure de Julien, c'est qu'il avait inspiré autrefois une grande passion à Mme de Rênal, et l'avait longtemps partagée. M. de Frilair s'aperçut facilement du trouble extrême que produisait son récit.
J'ai ma revanche! pensa-t-il. Enfin, voici un moyen de conduire cette petite personne si décidée; je tremblais de n'y pas réussir. L'air distingué et peu facile à mener redoublait à ses yeux le charme de la rare beauté qu'il voyait presque suppliante devant lui. Il reprit tout son sang-froid, et n'hésita point à retourner le poignard dans son coeur.
—Je ne serais pas surpris après tout, lui dit-il d'un air léger, quand nous apprendrions que c'est par jalousie que M. Sorel a tiré deux coups de pistolet à cette femme autrefois tant aimée. Il s'en faut bien qu'elle soit sans agréments, et depuis peu elle voyait fort souvent un certain abbé Marquinot de Dijon, espèce de janséniste sans moeurs, comme ils sont tous.
M. de Frilair tortura voluptueusement et à loisir le coeur de cette jolie fille, dont il avait surpris le secret.
—Pourquoi, disait-il en arrêtant des yeux ardents sur Mathilde, M. Sorel aurait-il choisi l'église, si ce n'est parce que, précisément en cet instant son rival y célébrait la messe? Tout le monde accorde infiniment d'esprit, et encore plus de prudence à l'homme heureux que vous protégez. Quoi de plus simple que de se cacher dans les jardins de M. de Rênal qu'il connaît si bien? là, avec la presque certitude de n'être ni vu, ni pris, ni soupçonné, il pouvait donner la mort à la femme dont il était jaloux.
Ce raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde hors d'elle-même. Cette âme altière, mais saturée de toute cette prudence sèche qui passe dans le grand monde pour peindre fidèlement le coeur humain, n'était pas faite pour comprendre vite le bonheur de se moquer de toute prudence, qui peut être si vif pour une âme ardente. Dans les hautes classes de la société de Paris, où Mathilde avait vécu, la passion ne peut que bien rarement se dépouiller de prudence, et c'est du cinquième étage qu'on se jette par la fenêtre.
Enfin, l'abbé de Frilair fut sûr de son empire. Il fit entendre à Mathilde (sans doute il mentait), qu'il pouvait disposer à son gré du ministère public, chargé de soutenir l'accusation contre Julien.
Après que le sort aurait désigné les trente-six jurés de la session, il ferait une démarche directe et personnelle auprès de trente jurés au moins.
Si Mathilde n'avait pas semblé si jolie à M. de Frilair, il ne lui eût parlé aussi clairement qu'à la cinq ou sixième entrevue.
CHAPITRE XXXIX
L'INTRIGUE
Castres 1676.—Un frère vient d'assassiner sa soeur dans la maison voisine de la mienne; ce gentilhomme était déjà coupable d'un meurtre. Son père, en faisant distribuer secrètement cinq cents écus aux conseillers, lui a sauvé la vie.
LOCKE, Voyage en France.
En sortant de l'évêché, Mathilde n'hésita pas à envoyer un courrier à Mme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l'arrêta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale d'obtenir une lettre pour M. de Frilair écrite en entier de la main de Mgr l'évêque de ***. Elle allait jusqu'à la supplier d'accourir elle-même à Besançon. Ce trait fut héroïque de la part d'une âme jalouse et fière.
D'après le conseil de Fouqué, elle avait eu la prudence de ne point parler de ses démarches à Julien. Sa présence le troublait assez sans cela. Plus honnête homme à l'approche de la mort qu'il ne l'avait été durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole mais aussi pour Mathilde.
Quoi donc! se disait-il, je trouve auprès d'elle des moments de distraction et même de l'ennui. Elle se perd pour moi, et c'est ainsi que je l'en récompense! Serais-je donc un méchant? Cette question l'eût bien peu occupé quand il était ambitieux; alors, ne pas réussir était la seule honte à ses yeux.
Son malaise moral auprès de Mathilde, était d'autant plus décidé, qu'il lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle. Elle ne parlait que des sacrifices étranges qu'elle voulait faire pour le sauver.