— Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle ; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance ?
— Je ne sais pas ce que me doit le chapitre, mais je sais que je suis tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en riant.
— Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
— En effet cette double abréviation !…
— C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas osé aller jusqu’au bout du premier mot.
— Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous. Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse de m’ennuyer. »
Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour effet – à moins que ce ne fût pour cause – une grande analogie dans la façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé d’Odette.
« Oh ! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
— Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays “pittoresques”.
— Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment ; c’est un pays pour être heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y parlent tellement ! Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle ; et ces petites maisons au bord de l’eau… je serais bien malheureux !
— Oh ! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus ; peut-être les deux… et ensemble !… Ah ! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l’air de me parler, pour que cette Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Écoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé… Pensez que je ne vous vois plus jamais ! »
Swann refusa ; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu’il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son concierge. « Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari, il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit idiote », ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine ; c’est à peu près comme s’étonner qu’on daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
« Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là que d’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous ? »
Ces mots « massacré par les sauvages » percèrent douloureusement le cœur de Swann ; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation avec le général :
« Ah ! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette façon… Ainsi vous savez… ce navigateur dont Dumont d’Urville ramena les cendres, La Pérouse… » (Et Swann était déjà heureux comme s’il avait parlé d’Odette.) « C’est un beau caractère et qui m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air mélancolique.
— Ah ! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il a sa rue.
— Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse ? demanda Swann d’un air agité.
— Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez !
— Ah ! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie rue, si triste.
— Mais non, c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps ; ce n’est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là. »
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom du général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle aurait eu si on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à chaque personne qu’on lui amenait, elle croyait que c’était l’un d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air d’en avoir tant entendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la main d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens les plus brillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange ; d’autant plus qu’ils préféraient paraître, en la faisant épouser à leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de ses qualités que de sa grande fortune.
« On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, Madame », lui dit le général en faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle était entièrement absente.
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire-d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.
Au lieu des expressions abstraites « temps où j’étais heureux », « temps où j’étais aimé », qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres – l’adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il avait lu : « Ma main tremble si fort en vous écrivant » – le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant : « Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? » ; il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa « brosse » pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de réactions cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs ; comme maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écriée : « Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre ! » elle qui ne l’était plus jamais ! l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu’il lui fît la faveur – redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements – de l’y laisser pénétrer ; comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez les Verdurin ; et quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait : « Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent ? », il lui avait dit en riant, avec galanterie : « Par peur de souffrir ». Maintenant, hélas ! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé ; mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. « C’est écrit de l’hôtel Vouillemont ? Qu’y peut-elle être allée faire ? Avec qui ? Que s’y est-il passé ? » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet – nuit d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui – appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même.
Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit souvent sans trop souffrir « elle les aime peut-être », maintenant qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’« en-tête » de la Maison d’Or, qui, eux, en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il eût ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Il y a dans le violon – si, ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas rapporter ce qu’on entend à son image, laquelle modifie la sonorité – des accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moments, on est encore trompé par l’appel décevant de la sirène ; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un diable dans un bénitier ; parfois enfin, c’est, dans l’air, comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur : « Qu’est-ce, cela ? tout cela n’est rien. » Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir ; qu’avait pu être sa vie ? au fond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance illimitée de créer ? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants – si seulement ils étaient un peu musiciens – qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour La Princesse de Clèves ou pour René, quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons par exemple douter de la lumière de la lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable.
Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en suivre et d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente, si délicate et si sûre que le son s’altérait à tout moment, s’estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase, c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main.
Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. « Ô audace aussi géniale peut-être, se disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible, l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais ! » Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau ! La suppression des mots humains, loin d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait éliminée ; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; le violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une fée, cet être invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte ? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau ! le violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann savait qu’elle allait parler une fois encore. Et il s’était si bien dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et avant de s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait : aux deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter. Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore), s’exhalant au-dessus des rites de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie surnaturelle. De sorte que, quand la phrase se fut enfin défaite, flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à Swann : « C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort… » Mais un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première assertion, elle ajouta cette réserve : « rien d’aussi fort… depuis les tables tournantes ! »
À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents et menteurs d’un léger retour vers lui, avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie incurable, relatent comme des faits précieux : « Hier, il a fait ses comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur d’addition que nous avions faite ; il a mangé un œuf avec plaisir, s’il le digère bien on essaiera demain d’une côtelette », quoiqu’ils les sachent dénués de signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann était certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été content qu’elle quittât Paris pour toujours ; il aurait eu le courage de rester ; mais il n’avait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son étude sur Ver Meer, il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une Toilette de Diane qui avait été achetée par le Mauritshuis à la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes, était en réalité de Ver Meer. Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand elle était absente – car dans des lieux nouveaux où les sensations ne sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une douleur –, c’était pour lui un projet si cruel qu’il ne se sentait capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant l’intention du voyage renaissait en lui – sans qu’il se rappelât que ce voyage était impossible – et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour un an ; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le lendemain et presque chaque jour. Alors, encore tout ému de son rêve, il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant, grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois ; et, récapitulant tous ces avantages : sa situation, – sa fortune, dont elle avait souvent trop besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on, une arrière-pensée de se faire épouser par lui), – cette amitié de M. de Charlus qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand-chose d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estime, – et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette, – il songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble, dénué, obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse, il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit : « On ne connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit. » Mais il compta que cette existence durait déjà depuis plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’événement désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu’il n’eût eu lieu qu’en rêve : son départ ; il se dit qu’on ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit.
Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain fût si souple et si fort, qu’il pût continuellement tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent (et que Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait supputés) et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir. Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux fou d’une de ses femmes, la poignarda afin, dit naïvement son biographe vénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne penser ainsi qu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon marché de la vie d’Odette.
Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue sans séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être son amour par s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter Paris à jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore et libre, voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout entier ; et Swann s’était senti soudain rempli d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois intérieures de son être jusqu’à le faire éclater : c’est qu’Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait : « Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte », et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait : « Je vais aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville. » Et en effet, si quelques jours après, Swann lui disait : « Voyons, à propos de ce voyage que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville », elle répondait étourdiment : « Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue des Pyramides. » Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que, superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle ne ferait pas, et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici, d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle, n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en être jamais aimé.
Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns, parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’était plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas de raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué mais foncièrement bonne et tendre ; celle de M. des Laumes, un peu sèche, mais saine et droite. Quant à M. d’Orsan, Swann n’avait jamais rencontré personne qui dans les circonstances même les plus tristes vînt à lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C’était au point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui, il était obligé de laisser de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l’aimait, avait bon cœur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain pleurerait-il de le savoir malade, et aujourd’hui par jalousie, par colère, sur quelque idée subite qui s’était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du mal. Au fond, cette race d’hommes est la pire de toutes. Certes, le prince des Laumes était bien loin d’aimer Swann autant que M. de Charlus. Mais à cause de cela même il n’avait pas avec lui les mêmes susceptibilités ; et puis c’était une nature froide sans doute, mais aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait de ne s’être pas attaché dans la vie qu’à de tels êtres. Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur prochain, c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond répondre que de natures analogues à la sienne, comme était, à l’égard du cœur, celle de M. de Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible, d’une autre humanité, comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes pouvaient le conduire des mobiles d’une essence différente ? Avoir du cœur c’est tout, et M. de Charlus en avait. M. d’Orsan n’en manquait pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann, nées de l’agrément que, pensant de même sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de plus de repos que l’affection exaltée de M. de Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais. S’il y avait quelqu’un par qui Swann s’était toujours senti compris et délicatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui, mais cette vie peu honorable qu’il menait ? Swann regrettait de n’en avoir pas tenu compte, d’avoir souvent avoué en plaisantant qu’il n’avait jamais éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d’estime que dans la société d’une canaille. Ce n’est pas pour rien, se disait-il maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c’est sur ses actes. Il n’y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts, ce sont d’honnêtes gens. Orsan n’en a peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il a pu mal agir une fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi qui, il est vrai, n’aurait pu qu’inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne. D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos défauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir autrement que des gens de notre monde ? Il soupçonna aussi mon grand-père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le lui avait-il pas toujours refusé ? Puis avec ses idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes où de telles choses sont possibles, peut-être même avouées sous le nom de bonnes farces ; mais il se rappelait des traits de droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d’expédients, presque d’escroqueries, où le manque d’argent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent l’aristocratie. Bref, cette lettre anonyme prouvait qu’il connaissait un être capable de scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette scélératesse fût cachée dans le tuf – inexploré d’autrui – du caractère de l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les hommes ? Au fond il n’y avait pas une seule des personnes qu’il connaissait qui ne pût être capable d’une infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes ? Son esprit se voila ; il passa deux ou trois fois ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir et, songeant qu’après tout des gens qui le valaient fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes et les autres, il se dit que cela signifiait, sinon qu’ils fussent incapables d’infamie, du moins que c’est une nécessité de la vie à laquelle chacun se soumet, de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas incapables. Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu’il avait soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu’ils avaient peut-être cherché à le désespérer. Quant au fond même de la lettre, il ne s’en inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette n’avait l’ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais pour chaque être en particulier il imaginait toute la partie de sa vie qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s’ils parlaient ensemble d’une action indélicate commise ou d’un sentiment indélicat éprouvé par un autre, elle les flétrissait en vertu des mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses parents et auxquels il était resté fidèle ; et puis elle arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette, il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu’elle était, ou plutôt qu’elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès d’un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de créatures abjectes, quelle divagation insensée, à la réalisation de laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs, les indignations vertueuses ne laissaient aucune place ! Seulement de temps à autre, il laissait entendre à Odette que, par méchanceté, on lui racontait tout ce qu’elle faisait ; et, se servant, à propos, d’un détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité, c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour qu’Odette lui dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la sincérité, n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette ; mais lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il mentait autant qu’Odette parce que, plus malheureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de s’humilier et de rougir de ses actes.
Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre : Les Filles de marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de « marbre » qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait faite au Salon du Palais de l’industrie avec Mme Verdurin et où celle-ci lui avait dit : « Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu n’es pas de marbre. » Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre anonyme parlait d’amours de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot : Les Filles de marbre et commença à lire machinalement les nouvelles des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit un nouveau mouvement en arrière.
Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait d’union un autre nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c’était le même que celui de son ami M. de Bréauté, dont la lettre anonyme disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable ; mais en ce qui concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais la vérité et, dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin et qu’elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent l’innocence et qui – comme par exemple Odette – sont plus éloignées qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme. Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il y avait déjà deux ans : « Oh ! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie. » Loin de voir alors dans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne pouvait plus les séparer dans son esprit et les vit mêlées aussi dans la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait l’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.
« Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que j’avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin ? Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avec une autre. »
Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie, à quelqu’un qui leur a demandé : « Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous à la Revue ? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi d’habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque incertitude la dénégation d’un événement passé. De plus il n’évoque que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation, qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai.