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« Allons, Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais », cria d’une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête ; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bêche et s’éloigna sans se retourner de mon côté, d’un air docile, impénétrable et sournois.

Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traversée – et qu’il isolait – du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas.

Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie ! ») l’impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé sans qu’elle répliquât, en me la montrant comme forcée d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nouveau en moi comme une réaction par quoi mon cœur humilié voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les épaules : « Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me répugnez ! » Cependant je m’éloignais, emportant pour toujours, comme premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par des lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer, tout ce qui l’approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu l’ineffable bonheur de connaître, la sublime profession d’agent de change, le douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris.

« Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j’avais osé, je t’aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant. » Mon grand-père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire, soit qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et d’ailleurs les visites de Swann avaient été les dernières qu’elle avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte à tout le monde. Et de même que quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez nous qu’il demandât encore à voir), elle lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais qu’elle le laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là : « Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. » C’est sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait ; la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle – plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude – c’est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et qui à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui selon nous aurait dû la lui rendre plus douloureuse : c’est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.

Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à tous moments je demandais à mes parents si elle n’irait pas, si autrefois elle allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire parler des parents et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire, je n’osais pas le prononcer moi-même, mais je les entraînais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loin d’elle ; et je contraignais tout d’un coup mon père, en feignant de croire par exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà avant lui dans notre famille, ou que la haie d’épines roses que voulait voir ma tante Léonie se trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à me dire, comme malgré moi, comme de lui-même : « Mais non, cette charge-là était au père de Swann, cette haie fait partie du parc de Swann. » Alors j’étais obligé de reprendre ma respiration, tant, en se posant sur la place où il était toujours écrit en moi, pesait à m’étouffer ce nom qui, au moment où je l’entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce qu’il était lourd de toutes les fois où, d’avance, je l’avais mentalement proféré. Il me causait un plaisir que j’étais confus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir était si grand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisqu’il n’était pas un plaisir pour eux. Aussi je détournais la conversation par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes les séductions singulières que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dès qu’ils le prononçaient. Il me semblait alors tout d’un coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placés à mon point de vue, qu’ils apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaient mes rêves, et j’étais malheureux comme si je les avais vaincus et dépravés.

Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude, mes parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je n’avais encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m’avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit raidillon, contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat envers l’importune main qui en formant tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas : « Ô mes pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.

Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le reste de la promenade qu’on faisait du côté de Méséglise. Ils étaient perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui était pour moi le génie particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre arrivée, pour sentir que j’étais bien à Combray, je montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir à sa suite. On avait toujours le vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il ne rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs lieues, la distance se trouvant compensée par l’absence de tout obstacle, quand, par les chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de l’extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur toute l’immense étendue et venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. À gauche était un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). Sur la droite, on apercevait par-delà les blés, les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis.

À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable ornementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C’est du côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois l’ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier.

Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n’est pas l’heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses camarades, s’effaçant, ne voulant pas qu’on fasse attention à elle. J’aimais à retrouver son image dans des tableaux et dans des livres, mais ces œuvres d’art étaient bien différentes – du moins pendant les premières années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des harmonies plus subtiles – de celles où la lune me paraîtrait belle aujourd’hui et où je ne l’eusse pas reconnue alors. C’était, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre où elle découpe nettement sur le ciel une faucille d’argent, de ces œuvres naïvement incomplètes comme étaient mes propres impressions et que les sœurs de ma grand-mère s’indignaient de me voir aimer. Elles pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font preuve de goût en aimant d’abord, les œuvres que, parvenu à la maturité, on admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement des équivalents dans son propre cœur.

C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord d’une grande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute allure. À partir d’une certaine année on ne la rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour s’installa définitivement à Montjouvain. On disait : « Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la tendresse pour ne pas s’apercevoir de ce qu’on raconte, et permettre à sa fille, lui qui se scandalise d’une parole déplacée, de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que c’est une femme supérieure, un grand cœur et qu’elle aurait eu des dispositions extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut être sûr que ce n’est pas de musique qu’elle s’occupe avec sa fille. » M. Vinteuil le disait ; et il est en effet remarquable combien une personne excite toujours d’admiration pour ses qualités morales chez les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations charnelles. L’amour physique, si injustement décrié, force tellement tout être à manifester jusqu’aux moindres parcelles qu’il possède de bonté, d’abandon de soi, qu’elles resplendissent jusqu’aux yeux de l’entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant qu’il voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas le physique, sans compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant d’un ton rude : « Hé bien ! il paraît qu’elle fait de la musique avec son amie, Mlle Vinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. C’est le père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne suis pas pour contrarier les vocations artistiques des enfants, Vinteuil non plus à ce qu’il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avec l’amie de sa fille. Ah ! sapristi on en fait une musique dans c’te boîte-là. Mais qu’est-ce que vous avez à rire ? mais ils font trop de musique ces gens. L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes. »

Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter les personnes qu’il connaissait, se détourner quand il les apercevait, vieillir en quelques mois, s’absorber dans son chagrin, devenir incapable de tout effort qui n’avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des journées entières devant la tombe de sa femme – il eût été difficile de ne pas comprendre qu’il était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être même y ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande que soit sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus formellement – sans qu’elle le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits particuliers qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir : paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du monde de la bohème : elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et la sécurité qui lui sont nécessaires, un vice que la nature elle-même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en mêlant les vertus de son père et de sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille et à lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer avec elle au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fond, et ses manières en avaient reçu depuis peu cette humilité, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de lui et qu’il voyait d’en bas (eussent-ils été fort au-dessous de lui jusque-là), cette tendance à chercher à remonter jusqu’à eux, qui est une résultante presque mécanique de toutes les déchéances. Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui débouchait d’une autre, s’était trouvé trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de nous éviter ; et Swann avec cette orgueilleuse charité de l’homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de celui qui les donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil, à qui, jusque-là il n’adressait pas la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s’il n’enverrait pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C’était une invitation qui, il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé par eux, à ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il valait peut-être mieux ne pas s’en servir, pour avoir la douceur toute platonique de le conserver.

« Quel homme exquis », nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle laide et sotte. « Quel homme exquis ! Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé. »

Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il n’était pas contrevenu à Montjouvain. M. Vinteuil n’envoya pas sa fille chez Swann. Et celui-ci fut le premier à le regretter. Car chaque fois qu’il venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait qu’il avait depuis quelque temps un renseignement à lui demander sur quelqu’un qui portait le même nom que lui, un de ses parents, croyait-il. Et cette fois-là il s’était bien promis de ne pas oublier ce qu’il avait à lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à Tansonville.

Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue des deux que nous faisions autour de Combray et qu’à cause de cela on la réservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise était assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des bois de Roussainville dans l’épaisseur desquels nous pourrions nous mettre à couvert.

Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait son ovale et dont il jaunissait la bordure. L’éclat, mais non la clarté, était enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses arêtes blanches avec une précision et un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel blanchissant, le lointain des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces camaïeux qui décorent les trumeaux des anciennes demeures.

Mais d’autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous avait menacés le capucin que l’opticien avait à sa devanture ; les gouttes d’eau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à l’aventure pendant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place, attire à elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci qu’au départ des hirondelles. Nous nous réfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et la terre était déjà presque séchée que plus d’une s’attardait à jouer sur les nervures d’une feuille, et suspendue à la pointe, reposée, brillant au soleil, tout d’un coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.

Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les Saints et les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs. Que cette église était française ! Au-dessus de la porte, les Saints, les rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles, étaient représentés comme ils pouvaient l’être dans l’âme de Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et à Virgile de la même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle l’avait personnellement connu, et généralement pour faire honte par la comparaison à mes grands-parents moins « justes ». On sentait que les notions que l’artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XIXe siècle) avaient de l’histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par autant d’inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres, mais d’une tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante. Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi, virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de Saint-André-des-Champs c’était le jeune Théodore, le garçon de chez Camus. Françoise sentait d’ailleurs si bien en lui un pays et un contemporain que, quand ma tante Léonie était trop malade pour que Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans son fauteuil, plutôt que de laisser la fille de cuisine monter se faire « bien voir » de ma tante, elle appelait Théodore. Or, ce garçon qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était tellement rempli de l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux « pauvres malades », à « sa pauvre maîtresse », qu’il avait pour soulever la tête de ma tante sur son oreiller la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient qu’un ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de Théodore, enluminés de la rougeur d’une pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d’une stature plus qu’humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide, insensible et courageux des paysannes de la contrée. Cette ressemblance qui insinuait dans la statue une douceur que je n’y avais pas cherchée, était souvent certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à couvert et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l’œuvre d’art. Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.

Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées, accrochées au flanc d’une colline plongée dans la nuit et dans l’eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replié leurs voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais qu’importait la pluie, qu’importait l’orage ! L’été, le mauvais temps n’est qu’une humeur passagère, superficielle, du beau temps sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et fluide de l’hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s’est solidifié en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter sans compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé pour toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans le petit salon, où j’attendais l’heure du dîner en lisant, j’entendais l’eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l’averse ne faisait que vernir leurs feuilles et qu’ils promettaient de demeurer là, comme des gages de l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la continuité du beau temps ; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses, de petites feuilles en forme de cœur ; et c’est sans tristesse que j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage des supplications et des salutations désespérées ; c’est sans tristesse que j’entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas.

Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents renonçaient à la promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l’habitude d’aller, ces jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse, dans l’automne où nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car elle était enfin morte, faisant triompher à la fois ceux qui prétendaient que son régime affaiblissant finirait par la tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu’elle souffrait d’une maladie non pas imaginaire mais organique, à l’évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de se rendre quand elle y aurait succombé ; et ne causant par sa mort de grande douleur qu’à un seul être, mais à celui-là, sauvage. Pendant les quinze jours que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise ne la quitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris pour de la haine et qui était de la vénération et de l’amour. Sa véritable maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux et tout-puissant monarque n’était plus. À côté d’elle nous comptions pour bien peu de chose. Il était loin le temps où quand nous avions commencé à venir passer nos vacances à Combray, nous possédions autant de prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet automne-là tout occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et avec les fermiers, mes parents n’ayant guère de loisir pour faire des sorties que le temps d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé dans un grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais d’autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que ses rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a rien à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous avions de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous n’avions pas donné de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de voix spécial pour parler d’elle, que même parfois je chantonnais. Je suis sûr que dans un livre – et en cela j’étais bien moi-même comme Françoise – cette conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le portail de Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès que Françoise était auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter qu’elle fût en colère, je saisissais le moindre prétexte pour lui dire que je regrettais ma tante parce que c’était une bonne femme, malgré ses ridicules, mais nullement parce que c’était ma tante, qu’elle eût pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune peine, propos qui m’eussent semblé ineptes dans un livre.

Si alors Françoise remplie comme un poète d’un flot de pensées confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s’excusait de ne pas savoir répondre à mes théories et disait : « Je ne sais pas m’exprimer », je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteur Percepied ; et si elle ajoutait : « Elle était tout de même de la parentèse, il reste toujours le respect qu’on doit à la parentèse », je haussais les épaules et je me disais : « Je suis bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils », adoptant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin d’hommes dont ceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité de la méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand ils jouent une des scènes vulgaires de la vie.

Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables que je les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon plaid sur mes épaules, je sortais : mon corps obligé depuis longtemps de garder l’immobilité, mais qui s’était chargé sur place d’animation et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville, les buissons auxquels s’adosse Montjouvain, recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n’étaient, les uns et les autres, que des idées confuses qui m’exaltaient et qui n’ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un lent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous apprend pas à le connaître. Quand j’essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fut le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que c’est, cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de Montjouvain, devant une petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.

Et c’est à ce moment-là encore – grâce à un paysan qui passait, l’air déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes « beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher » – que j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de causer, le camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait justement de se livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu’on le laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes parents avec tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même temps à apprendre une peccadille que j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient sévèrement au moment où je m’élançais vers eux pour les embrasser.

Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes bras. Né brusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un degré supérieur de celui qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des arbres c’était encore la sienne et que l’âme de ces horizons, du village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son baiser me la livrerait ; et mon imagination reprenant des forces au contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon imagination, mon désir n’avait plus de limites. C’est qu’aussi – comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde, à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons – la passante qu’appelait mon désir me semblait être non un exemplaire quelconque de ce type général : la femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne les séparais pas. J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins vrai, je n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une paysanne de Méséglise c’eût été recevoir des coquillages que je n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée dans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait enveloppée mon imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profonde du pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir, seraient aussi d’une sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le plaisir par une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps encore à l’âge où l’on n’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du trouble préalable qu’on ressent. À peine y songe-t-on comme à un plaisir qu’on aura ; plutôt, on l’appelle son charme à elle ; car on ne pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément attendu, immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où il s’accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble.

Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entrouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain, tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs ; jamais ne s’y trouvait la paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avec mon grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec elle. Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière lequel elle allait surgir et venir à moi ; l’horizon scruté restait désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que mon attention s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’ils pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée ; et ce n’était plus d’allégresse, c’était de rage que je frappais les arbres du bois de Roussainville d’entre lesquels ne sortait pas plus d’êtres vivants que s’ils eussent été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand, ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans mes bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant obligé de reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de moins en moins probable le hasard qui l’eût mise sur mon chemin. Et s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler ? Il me semblait qu’elle m’eût considéré comme un fou ; je cessais de croire partagés par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme les créations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie qu’un cadre conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.

C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma vie. C’était par un temps très chaud ; mes parents, qui avaient dû s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussi tard que je voudrais ; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à l’ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là où j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était entrouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je m’étais caché là pour l’épier.

Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause d’une vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté : la pudeur ; mais elle la plaignait profondément. Ma mère se rappelait la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait causées ; elle revoyait le visage torturé qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps ; elle savait qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un vieux professeur de piano, d’un ancien organiste de village dont nous imaginions bien qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne méprisions pas parce qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient été la raison de vivre avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient inconnus ; ma mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de bonheur honnête et respecté pour sa fille ; quand elle évoquait toute cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords d’avoir à peu près tué son père. « Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire. Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme ? Il ne pourrait lui venir que d’elle. »

Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où retentit le roulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son amie entra. Mlle Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin d’elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de son cœur s’en alarma ; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de dormir était la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi étendue. Malgré la familiarité rude et dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je reconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n’y pas réussir.

« Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud, dit son amie.

— Mais c’est assommant, on nous verra », répondit Mlle Vinteuil.

Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais que par discrétion elle voulait lui laisser l’initiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait tant à ma grand-mère, quand elle ajouta vivement :

« Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des yeux vous voient. »

Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.

« Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi ? » ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux malicieux et tendre, ces mots qu’elle récita par bonté, comme un texte qu’elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre cynique) « quand même on nous verrait ce n’en est que meilleur. »

Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace, et s’entremêlait de : « tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as pas envie d’être seule et de lire ? »

« Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir », finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu’elle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie.

Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer :

« Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa place. »

Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques :

« Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe. »

Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche : « Voyons, voyons », qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent dictées par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui causer (évidemment c’était là un sentiment qu’elle s’était habituée, à l’aide de quels sophismes ? à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne, une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une personne si implacable envers un mort sans défense ; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.

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