Pourtant, il hésitait lui-même, ne savait par où tourner. Les têtes s’égaraient, les anciens ne reconnaissaient plus les voies, dont l’écheveau s’était comme embrouillé devant eux. À chaque bifurcation, une incertitude les arrêtait court, et il fallait se décider pourtant.
Étienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur.
Lui, aurait filé à droite, avec Chaval, car il le croyait dans la bonne route ; mais il l’avait lâché, quitte à rester au fond. D’ailleurs, la débandade continuait, des camarades avaient encore tiré de leur côté, ils n’étaient plus que sept derrière le vieux Mouque.
– Pends-toi à mon cou, je te porterai, dit Étienne à la jeune fille, en la voyant faiblir.
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– Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j’aime mieux mourir tout de suite.
Ils s’attardaient, de cinquante mètres en arrière, et il la soulevait malgré sa résistance, lorsque la galerie brusquement se boucha : un bloc énorme qui s’effondrait et les séparait des autres. L’inondation détrempait déjà les roches, des éboulements se produisaient de tous côtés. Ils durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent plus dans quel sens ils marchaient. C’était fini, il fallait abandonner l’idée de remonter par Réquillart. Leur unique espoir était de gagner les tailles supérieures, où l’on viendrait peut-être les délivrer, si les eaux baissaient.
Étienne reconnut enfin la veine Guillaume.
– Bon ! dit-il, je sais où nous sommes. Nom de Dieu ! nous étions dans le vrai chemin ; mais va te faire fiche, maintenant !... Écoute, allons tout droit, nous grimperons par la cheminée.
Le flot battait leur poitrine, ils marchaient très lentement. Tant qu’ils auraient de la lumière, ils ne désespéreraient pas ; et ils soufflèrent l’une des lampes, pour en économiser l’huile, avec la 950
pensée de la vider dans l’autre. Ils atteignaient la cheminée, lorsqu’un bruit, derrière eux, les fit se tourner. Étaient-ce donc les camarades, barrés à leur tour, qui revenaient ? Un souffle ronflait au loin, ils ne s’expliquaient pas cette tempête qui se rapprochait, dans un éclaboussement d’écume. Et ils crièrent, quand ils virent une masse géante, blanchâtre, sortir de l’ombre et lutter pour les rejoindre, entre les boisages trop étroits, où elle s’écrasait.
C’était Bataille. En partant de l’accrochage, il avait galopé le long des galeries noires, éperdument. Il semblait connaître son chemin, dans cette ville souterraine, qu’il habitait depuis onze années ; et ses yeux voyaient clair, au fond de l’éternelle nuit où il avait vécu. Il galopait, il galopait, pliant la tête, ramassant les pieds, filant par ces boyaux minces de la terre, emplis de son grand corps. Les rues se succédaient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu’il hésitât. Où allait-il ? là-bas peut-être, à cette vision de sa jeunesse, au moulin où il était né, sur le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil, brûlant en l’air comme une grosse lampe. Il 951
voulait vivre, sa mémoire de bête s’éveillait, l’envie de respirer encore de l’air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu’à ce qu’il eût découvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumière. Et une révolte emportait sa résignation ancienne, cette fosse l’assassinait, après l’avoir aveuglé. L’eau, qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait à la croupe. Mais à mesure qu’il s’enfonçait, les galeries devenaient plus étroites, abaissant le toit, renflant le mur. Il galopait quand même, il s’écorchait, laissait aux boisages des lambeaux de ses membres. De toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l’étouffer.
Alors, Étienne et Catherine, comme il arrivait près d’eux, l’aperçurent qui s’étranglait entre les roches. Il avait buté, il s’était cassé les deux jambes de devant. D’un dernier effort, il se traîna quelques mètres ; mais ses flancs ne passaient plus, il restait enveloppé, garrotté par la terre. Et sa tête saignante s’allongea, chercha encore une fente, de ses gros yeux troubles. L’eau le recouvrait rapidement, il se mit à hennir, du râle prolongé, atroce, dont les autres chevaux étaient 952
morts déjà, dans l’écurie. Ce fut une agonie effroyable, cette vieille bête, fracassée, immobilisée, se débattant à cette profondeur, loin du jour. Son cri de détresse ne cessait pas, le flot noyait sa crinière, qu’il le poussait plus rauque, de sa bouche tendue et grande ouverte. Il y eut un dernier ronflement, le bruit sourd d’un tonneau qui s’emplit. Puis un grand silence tomba.
– Ah ! mon Dieu ! emmène-moi, sanglotait Catherine. Ah ! mon Dieu ! j’ai peur, je ne veux pas mourir... Emmène-moi ! emmène-moi !
Elle avait vu la mort. Le puits écroulé, la fosse inondée, rien ne lui avait soufflé à la face cette épouvante, cette clameur de Bataille agonisant. Et elle l’entendait toujours, ses oreilles en bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait.
– Emmène-moi ! emmène-moi !
Étienne l’avait saisie et l’emportait. D’ailleurs, il était grand temps, ils montèrent dans la cheminée, trempés jusqu’aux épaules. Lui, devait l’aider, car elle n’avait plus la force de s’accrocher aux bois. À trois reprises, il crut qu’elle lui échappait, qu’elle retombait dans la 953
mer profonde, dont la marée grondait derrière eux. Cependant, ils purent respirer quelques minutes, quand ils eurent rencontré la première voie, libre encore. L’eau reparut, il fallut se hisser de nouveau. Et, durant des heures, cette montée continua, la crue les chassait de voie en voie, les obligeait à s’élever toujours. Dans la sixième, un répit les enfiévra d’espoir, il leur semblait que le niveau demeurait stationnaire. Mais une hausse plus forte se déclara, ils durent grimper à la septième, puis à la huitième. Une seule restait, et quand ils y furent, ils regardèrent anxieusement chaque centimètre que l’eau gagnait. Si elle ne s’arrêtait pas, ils allaient donc mourir, comme le vieux cheval, écrasés contre le toit, la gorge emplie par le flot ?
Des éboulements retentissaient à chaque instant. La mine entière était ébranlée, d’entrailles trop grêles, éclatant de la coulée énorme qui la gorgeait. Au bout des galeries, l’air refoulé s’amassait, se comprimait, partait en explosions formidables, parmi les roches fendues et les terrains bouleversés. C’était le terrifiant vacarme des cataclysmes intérieurs, un coin de la 954
bataille ancienne, lorsque les déluges retournaient la terre, en abîmant les montagnes sous les plaines.
Et Catherine, secouée, étourdie de cet effondrement continu, joignait les mains, bégayait les mêmes mots, sans relâche :
– Je ne veux pas mourir... Je ne veux pas mourir...
Pour la rassurer, Étienne jurait que l’eau ne bougeait plus. Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre à leur secours. Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du temps leur échappait. En réalité, un jour entier s’était écoulé déjà, dans leur montée au travers de la veine Guillaume.
Mouillés, grelottants, ils s’installèrent. Elle se déshabilla sans honte, pour tordre ses vêtements ; puis, elle remit la culotte et la veste, qui achevèrent de sécher sur elle. Comme elle était pieds nus, lui, qui avait ses sabots, la força à les prendre. Ils pouvaient patienter maintenant, ils avaient baissé la mèche de la lampe, ne gardant qu’une lueur faible de veilleuse. Mais des 955
crampes leur déchirèrent l’estomac, tous deux s’aperçurent qu’ils mouraient de faim. Jusque-là, ils ne s’étaient pas sentis vivre. Au moment de la catastrophe, ils n’avaient point déjeuné, et ils venaient de retrouver leurs tartines, gonflées par l’eau, changées en soupe. Elle dut se fâcher pour qu’il voulût bien accepter sa part. Dès qu’elle eut mangé, elle s’endormit de lassitude, sur la terre froide. Lui, brûlé d’insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes.
Combien d’heures s’écoulèrent ainsi ? Il n’aurait pu le dire. Ce qu’il savait, c’était que devant lui, par le trou de la cheminée, il avait vu reparaître le flot noir et mouvant, la bête dont le dos s’enflait sans cesse pour les atteindre.
D’abord, il n’y eut qu’une ligne mince, un serpent souple qui s’allongea ; puis, cela s’élargit en une échine grouillante, rampante ; et bientôt ils furent rejoints, les pieds de la jeune fille endormie trempèrent. Anxieux, il hésitait à la réveiller. N’était-ce pas cruel de la tirer de ce repos, de l’ignorance anéantie qui la berçait peut-être dans un rêve de grand air et de vie au soleil ?
Par où fuir, d’ailleurs ? Et il cherchait, et il se 956
rappela que le plan incliné, établi dans cette partie de la veine, communiquait, bout à bout, avec le plan qui desservait l’accrochage supérieur. C’était une issue. Il la laissa dormir encore, le plus longtemps qu’il fut possible, regardant le flot gagner, attendant qu’il les chassât. Enfin, il la souleva doucement, et elle eut un grand frisson.
– Ah ! mon Dieu ! c’est vrai !... Ça recommence, mon Dieu !
Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine.
– Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut passer, je te jure.
Pour se rendre au plan incliné, ils durent marcher ployés en deux, de nouveau mouillés jusqu’aux épaules. Et la montée recommença, plus dangereuse, par ce trou boisé entièrement, long d’une centaine de mètres. D’abord, ils voulurent tirer le câble, afin de fixer en bas l’un des chariots ; car si l’autre était descendu, pendant leur ascension, il les aurait broyés. Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le 957
mécanisme. Ils se risquèrent, n’osant se servir de ce câble qui les gênait, s’arrachant les ongles contre les charpentes lisses. Lui, venait le dernier, la retenait du crâne, quand elle glissait, les mains sanglantes. Brusquement, ils se cognèrent contre des éclats de poutre, qui barraient le plan. Des terres avaient coulé, un éboulement empêchait d’aller plus haut. Par bonheur, une porte s’ouvrait là, et ils débouchèrent dans une voie.
Devant eux, la lueur d’une lampe les stupéfia.
Un homme leur criait rageusement :
– Encore des malins aussi bêtes que moi !
Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloqué par l’éboulement, dont les terres comblaient le plan incliné ; et les deux camarades, partis avec lui, étaient même restés en chemin, la tête fendue.