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La bande avait fait halte devant l’hôtel du directeur, le cri retentissait :

– Du pain ! du pain ! du pain !

Monsieur Hennebeau était debout à la fenêtre, lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent cassées à coups de pierres. Il ferma de même tous ceux du rez-de-chaussée ; puis, il passa au premier étage, on entendit les grincements des espagnolettes, les claquements des persiennes, un à un. Par malheur, on ne pouvait clore de même la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie inquiétante où rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche.

Machinalement, monsieur Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second étage, dans la chambre de Paul : c’était la mieux placée, à 678

gauche, car elle permettait d’enfiler la route, jusqu’aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derrière la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l’avait saisi de nouveau, la table de toilette épongée et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tirés. Toute sa rage de l’après-midi, cette furieuse bataille au fond du grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant à une immense fatigue. Son être était déjà comme cette chambre, refroidi, balayé des ordures du matin, rentré dans la correction d’usage. À quoi bon un scandale ?

est-ce que rien était changé chez lui ? Sa femme avait simplement un amant de plus, cela aggravait à peine le fait, qu’elle l’eût choisi dans la famille ; et peut-être même y avait-il avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse.

Quel ridicule, d’avoir assommé ce lit à coups de poing ! Puisqu’il avait toléré un autre homme, il tolérerait bien celui-là. Ce ne serait que l’affaire d’un peu de mépris encore. Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l’inutilité de tout, l’éternelle douleur de l’existence, la honte de lui-même, qui adorait et désirait toujours cette 679

femme, dans la saleté où il l’abandonnait.

Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec un redoublement de violence.

– Du pain ! du pain ! du pain !

– Imbéciles ! dit monsieur Hennebeau entre ses dents serrées.

Il les entendait l’injurier à propos de ses gros appointements, le traiter de fainéant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses, quand l’ouvrier crevait la faim.

Les femmes avaient aperçu la cuisine, et c’était une tempête d’imprécations contre le faisan qui rôtissait, contre les sauces dont l’odeur grasse ravageait leurs estomacs vides. Ah ! ces salauds de bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se faire péter les tripes.

– Du pain ! du pain ! du pain !

– Imbéciles ! répéta monsieur Hennebeau, est-ce que je suis heureux ?

Une colère le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour avoir, 680

comme eux, le cuir dur, l’accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir à sa table, les empâter de son faisan, tandis qu’il s’en irait forniquer derrière les haies, culbuter des filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutées avant lui ! Il aurait tout donné, son éducation, son bien-être, son luxe, sa puissance de directeur, s’il avait pu être, une journée, le dernier des misérables qui lui obéissaient, libre de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la faim, d’avoir le ventre vide, l’estomac tordu de crampes ébranlant le cerveau d’un vertige : peut-être cela aurait-il tué l’éternelle douleur. Ah ! vivre en brute, ne rien posséder à soi, battre les blés avec la herscheuse la plus laide, la plus sale, et être capable de s’en contenter !

– Du pain ! du pain ! du pain !

Alors, il se fâcha, il cria furieusement dans le vacarme :

– Du pain ! est-ce que ça suffit, imbéciles ?

Il mangeait, lui, et il n’en râlait pas moins de 681

souffrance. Son ménage ravagé, sa vie entière endolorie lui remontaient à la gorge, en un hoquet de mort. Tout n’allait pas pour le mieux parce qu’on avait du pain. Quel était l’idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse ? Ces songe-creux de révolutionnaires pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils n’ajouteraient pas une joie à l’humanité, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. Même ils élargiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu’aux chiens de désespoir, lorsqu’ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser à la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien était de ne pas être, et, si l’on était, d’être l’arbre, d’être la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants.

Et, dans cette exaspération de son tourment, des larmes gonflèrent les yeux de monsieur Hennebeau, crevèrent en gouttes brûlantes le long de ses joues. Le crépuscule noyait la route, lorsque des pierres commencèrent à cribler la façade de l’hôtel. Sans colère maintenant contre 682

ces affamés, enragé seulement par la plaie cuisante de son cœur, il continuait à bégayer au milieu de ses larmes :

– Les imbéciles ! les imbéciles !

Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en tempête, balayant tout.

– Du pain ! du pain ! du pain !

683

VI

Étienne, dégrisé par les gifles de Catherine, était resté à la tête des camarades. Mais, pendant qu’il les jetait sur Montsou, d’une voix enrouée, il entendait une autre voix en lui, une voix de raison qui s’étonnait, qui demandait pourquoi tout cela. Il n’avait rien voulu de ces choses, comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart dans le but d’agir froidement et d’empêcher un désastre, il achevât la journée, de violence en violence, par assiéger l’hôtel du directeur ?

C’était bien lui cependant qui venait de crier : halte ! Seulement, il n’avait d’abord eu que l’idée de protéger les Chantiers de la Compagnie, où l’on parlait d’aller tout saccager. Et, maintenant que des pierres éraflaient déjà la façade de l’hôtel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle proie légitime il devait lancer la bande, afin d’éviter de plus grands malheurs. Comme il 684

demeurait seul ainsi, impuissant au milieu de la route, quelqu’un l’appela, un homme debout sur le seuil de l’estaminet Tison, dont la cabaretière s’était hâtée de mettre les volets, en ne laissant libre que la porte.

– Oui, c’est moi... Écoute donc.

C’était Rasseneur. Une trentaine d’hommes et de femmes, presque tous du coron des Deux-Cent-Quarante, restés chez eux le matin et venus le soir aux nouvelles, avaient envahi cet estaminet, à l’approche des grévistes. Zacharie occupait une table avec sa femme Philomène.

Plus loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le visage. D’ailleurs, personne ne buvait, on s’était abrité, simplement.

Étienne reconnut Rasseneur, et il s’écartait, lorsque celui-ci ajouta :

– Ma vue te gêne, n’est-ce pas ?... Je t’avais prévenu, les embêtements commencent.

Maintenant, vous pouvez réclamer du pain, c’est du plomb qu’on vous donnera.

Alors, il revint, il répondit :

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– Ce qui me gêne, ce sont les lâches qui, les bras croisés, nous regardent risquer notre peau.

– Ton idée est donc de piller en face ?

demanda Rasseneur.

– Mon idée est de rester jusqu’au bout avec les amis, quitte à crever tous ensemble.

Désespéré, Étienne rentra dans la foule, prêt à mourir. Sur la route, trois enfants lançaient des pierres, et il leur allongea un grand coup de pied, en criant, pour arrêter les camarades, que ça n’avançait à rien de casser des vitres.

Bébert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin, apprenaient de ce dernier à manier sa fronde. Ils lançaient chacun un caillou, jouant à qui ferait le plus gros dégât. Lydie, par un coup de maladresse, avait fêlé la tête d’une femme, dans la cohue ; et les deux garçons se tenaient les côtes. Derrière eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un banc, les regardaient. Les jambes enflées de Bonnemort le portaient si mal, qu’il avait eu grand-peine à se traîner jusque-là, sans qu’on sût quelle curiosité le poussait, car il avait son visage terreux des jours où l’on ne pouvait lui tirer une 686

parole.

Personne, du reste, n’obéissait plus à Étienne.

Les pierres, malgré ses ordres, continuaient à grêler, et il s’étonnait, il s’effarait devant ces brutes démuselées par lui, si lentes à s’émouvoir, terribles ensuite, d’une ténacité féroce dans la colère. Tout le vieux sang flamand était là, lourd et placide, mettant des mois à s’échauffer, se jetant aux sauvageries abominables, sans rien entendre, jusqu’à ce que la bête fût saoule d’atrocités. Dans son Midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins de besogne. Il dut se battre avec Levaque pour lui arracher sa hache, il en était à ne savoir comment contenir les Maheu, qui lançaient les cailloux des deux mains. Et les femmes surtout l’effrayaient, la Levaque, la Mouquette et les autres, agitées d’une fureur meurtrière, les dents et les ongles dehors, aboyantes comme des chiennes, sous les excitations de la Brûlé, qui les dominait de sa taille maigre.

Mais il y eut un brusque arrêt, la surprise d’une minute déterminait un peu du calme que les 687

Are sens