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– C’est à nous que ces salopes volent ça, reprit la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid... Écoutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre à vivre !

Du coup, la Mouquette s’élança.

– Oui, oui, faut la fouetter.

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Et les femmes, dans cette rivalité sauvage, s’étouffaient, allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau de cette fille de riche. Sans doute qu’elle n’avait pas le derrière mieux fait qu’une autre. Plus d’une même était pourrie, sous ses fanfreluches. Voilà assez longtemps que l’injustice durait, on les forcerait bien toutes à s’habiller comme des ouvrières, ces catins qui osaient dépenser cinquante sous pour le blanchissage d’un jupon !

Au milieu de ces furies, Cécile grelottait, les jambes paralysées, bégayant à vingt reprises la même phrase.

– Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites pas du mal.

Mais elle eut un cri rauque : des mains froides venaient de la prendre au cou. C’était le vieux Bonnemort, près duquel le flot l’avait poussée, et qui l’empoignait. Il semblait ivre de faim, hébété par sa longue misère, sorti brusquement de sa résignation d’un demi-siècle, sans qu’il fût possible de savoir sous quelle poussée de rancune. Après avoir, en sa vie, sauvé de la mort 697

une douzaine de camarades, risquant ses os dans le grisou et dans les éboulements, il cédait à des choses qu’il n’aurait pu dire, à un besoin de faire ça, à la fascination de ce cou blanc de jeune fille.

Et, comme ce jour-là il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son air de vieille bête infirme, en train de ruminer des souvenirs.

– Non ! non ! hurlaient les femmes, le cul à l’air ! le cul à l’air !

Dans l’hôtel, dès qu’on s’était aperçu de l’aventure, Négrel et monsieur Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour courir au secours de Cécile. Mais la foule, maintenant, se jetait contre la grille du jardin, et il n’était plus facile de sortir. Une lutte s’engageait là, pendant que les Grégoire, épouvantés, apparaissaient sur le perron.

– Laissez-la donc, vieux ! c’est la demoiselle de la Piolaine ! cria la Maheude au grand-père, en reconnaissant Cécile, dont une femme avait déchiré la voilette.

De son côté, Étienne, bouleversé de ces représailles contre une enfant, s’efforçait de faire 698

lâcher prise à la bande. Il eut une inspiration, il brandit la hache qu’il avait arrachée des poings de Levaque.

– Chez Maigrat, nom de Dieu !... Il y a du pain, là-dedans. Foutons la baraque à Maigrat par terre !

Et, à la volée, il donna un premier coup de hache dans la porte de la boutique. Des camarades l’avaient suivi, Levaque, Maheu et quelques autres. Mais les femmes s’acharnaient.

Cécile était retombée des doigts de Bonnemort dans les mains de la Brûlé. À quatre pattes, Lydie et Bébert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre les jupes, pour voir le derrière de la dame. Déjà, on la tiraillait, ses vêtements craquaient, lorsqu’un homme à cheval parut, poussant sa bête, cravachant ceux qui ne se rangeaient pas assez vite.

– Ah ! canailles, vous en êtes à fouetter nos filles !

C’était Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dîner. Vivement, il sauta sur la route, prit Cécile par la taille ; et, de l’autre main, 699

manœuvrant le cheval avec une adresse et une force extraordinaires, il s’en servait comme d’un coin vivant, fendait la foule, qui reculait devant les ruades. À la grille, la bataille continuait.

Pourtant, il passa, écrasa des membres. Ce secours imprévu délivra Négrel et monsieur Hennebeau, en grand danger, au milieu des jurons et des coups. Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin avec Cécile évanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son grand corps, en haut du perron, reçut une pierre, dont le choc faillit lui démonter l’épaule.

– C’est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, après avoir cassé mes machines !

Il repoussa promptement la porte. Une bordée de cailloux s’abattit dans le bois.

– Quels enragés ! reprit-il. Deux secondes de plus, et ils me crevaient le crâne comme une courge vide... On n’a rien à leur dire, que voulez-vous ? Ils ne savent plus, il n’y a qu’à les assommer.

Dans le salon, les Grégoire pleuraient, en voyant Cécile revenir à elle. Elle n’avait aucun 700

mal, pas même une égratignure : sa voilette seule était perdue. Mais leur effarement augmenta, lorsqu’ils reconnurent devant eux leur cuisinière, Mélanie, qui contait comment la bande avait démoli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait avertir ses maîtres. Elle était entrée, elle aussi, par la porte entrebâillée, au moment de la bagarre, sans que personne la remarquât ; et, dans son récit interminable, l’unique pierre de Jeanlin qui avait brisé une seule vitre devenait une canonnade en règle, dont les murs restaient fendus. Alors, les idées de monsieur Grégoire furent bouleversées : on égorgeait sa fille, on rasait sa maison, c’était donc vrai que ces mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu’il vivait en brave homme de leur travail ?

La femme de chambre, qui avait apporté une serviette et de l’eau de Cologne, répéta :

– Tout de même, c’est drôle, ils ne sont pas méchants.

Madame Hennebeau, assise, très pâle, ne se remettait pas de la secousse de son émotion ; et elle retrouva seulement un sourire, lorsqu’on 701

félicita Négrel. Les parents de Cécile remerciaient surtout le jeune homme, c’était maintenant un mariage conclu. Monsieur Hennebeau regardait en silence, allait de sa femme à cet amant qu’il jurait de tuer le matin, puis à cette jeune fille qui l’en débarrasserait bientôt sans doute. Il n’avait aucune hâte, une seule peur lui restait, celle de voir sa femme tomber plus bas, à quelque laquais peut-être.

– Et vous, mes petites chéries, demanda Deneulin à ses filles, on ne vous a rien cassé ?

Lucie et Jeanne avait eu bien peur, mais elles étaient contentes d’avoir vu ça. Elles riaient à présent.

– Sapristi ! continua le père, voilà une bonne journée !... Si vous voulez une dot, vous ferez bien de la gagner vous-mêmes ; et attendez-vous encore à être forcées de me nourrir.

Il plaisantait, la voix tremblante. Ses yeux se gonflèrent, quand ses deux filles se jetèrent dans ses bras.

Monsieur Hennebeau avait écouté cet aveu de 702

ruine. Une pensée vive éclaira son visage. En effet, Vandame allait être à Montsou, c’était la compensation espérée, le coup de fortune qui le remettrait en faveur, près de ces messieurs de la Régie. À chaque désastre de son existence, il se réfugiait dans la stricte exécution des ordres reçus, il faisait de la discipline militaire où il vivait sa part réduite de bonheur.

Mais on se calmait, le salon tombait à une paix lasse, avec la lumière tranquille des deux lampes et le tiède étouffement des portières. Que se passait-il donc, dehors ? Les braillards se taisaient, des pierres ne battaient plus la façade ; et l’on entendait seulement de grands coups sourds, ces coups de cognée qui sonnent au lointain des bois. On voulut savoir, on retourna dans le vestibule risquer un regard par le panneau vitré de la porte. Même ces dames et ces demoiselles montèrent se poster derrière les persiennes du premier étage.

– Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face, sur le seuil de ce cabaret ? dit monsieur Hennebeau à Deneulin. Je l’avais flairé, il faut 703

qu’il en soit.

Pourtant, ce n’était pas Rasseneur, c’était Étienne qui enfonçait à coups de hache le magasin de Maigrat. Et il appelait toujours les camarades : est-ce que les marchandises, là-dedans, n’appartenaient pas aux charbonniers ?

est-ce qu’ils n’avaient pas le droit de reprendre leur bien à ce voleur qui les exploitait depuis si longtemps, qui les affamait sur un mot de la Compagnie ? Peu à peu, tous lâchaient l’hôtel du directeur, accouraient au pillage de la boutique voisine. Le cri : du pain ! du pain ! du pain !

grondait de nouveau. On en trouverait, du pain, derrière cette porte. Une rage de faim les soulevait, comme si, brusquement, ils ne pouvaient attendre davantage, sans expirer sur cette route. De telles poussées se ruaient dans la porte, qu’Étienne craignait de blesser quelqu’un, à chaque volée de la hache.

Cependant, Maigrat, qui avait quitté le vestibule de l’hôtel, s’était d’abord réfugié dans la cuisine ; mais il n’y entendait rien, il y rêvait des attentats abominables contre sa boutique ; et 704

il venait de remonter pour se cacher derrière la pompe, dehors, lorsqu’il distingua nettement les craquements de la porte, les vociférations de pillage, où se mêlait son nom. Ce n’était donc pas un cauchemar : s’il ne voyait pas, il entendait maintenant, il suivait l’attaque, les oreilles bourdonnantes. Chaque coup de cognée lui entrait en plein cœur. Un gond avait dû sauter, encore cinq minutes, et la boutique était prise.

Cela se peignait dans son crâne en images réelles, effrayantes, les brigands qui se ruaient, puis les tiroirs forcés, les sacs éventrés, tout mangé, tout bu, la maison elle-même emportée, plus rien, pas même un bâton pour aller mendier au travers des villages. Non, il ne leur permettrait pas d’achever sa ruine, il préférait y laisser la peau. Depuis qu’il était là, il apercevait à une fenêtre de sa maison, sur la façade en retour, la chétive silhouette de sa femme, pâle et brouillée derrière les vitres : sans doute elle regardait arriver les coups, de son air muet de pauvre être battu. Au-dessous, il y avait un hangar, placé de telle sorte, que, du jardin de l’hôtel, on pouvait y monter en grimpant au treillage du mur mitoyen ; puis, de là, il était 705

facile de ramper sur les tuiles, jusqu’à la fenêtre.

Et l’idée de rentrer ainsi chez lui le torturait à présent, dans son remords d’en être sorti. Peut-être aurait-il le temps de barricader le magasin avec des meubles ; même il inventait d’autres défenses héroïques, de l’huile bouillante, du pétrole enflammé, versé d’en haut. Mais cet amour de ses marchandises luttait contre sa peur, il râlait de lâcheté combattue. Tout d’un coup, il se décida, à un retentissement plus profond de la hache. L’avarice l’emportait, lui et sa femme couvriraient les sacs de leur corps, plutôt que d’abandonner un pain.

Des huées, presque aussitôt, éclatèrent.

– Regardez ! regardez !... Le matou est là-haut ! au chat ! au chat !

Are sens