– Oh ! il travaille... Il a une femme qui travaille pour lui. Chaval jura, le sang au visage.
– Nom de Dieu ! c’est défendu de travailler, alors ?
– Oui ! cria Étienne, quand les camarades endurent la misère pour le bien de tous, c’est défendu de se mettre en égoïste et en cafard du côté des patrons. Si la grève était générale, il y a longtemps que nous serions les maîtres... Est-ce qu’un seul homme de Vandame aurait dû descendre, lorsque Montsou a chômé ? Le grand coup, ce serait que le travail s’arrêtât dans le pays entier, chez monsieur Deneulin comme ici.
Entends-tu ? Il n’y a que des traîtres aux tailles de Jean-Bart, vous êtes tous des traîtres !
Autour de Chaval, la foule devenait menaçante, des poings se levaient, des cris À
mort ! à mort ! commençaient à gronder. Il avait 559
blêmi. Mais, dans sa rage de triompher d’Étienne, une idée le redressa.
– Écoutez-moi donc ! Venez demain à Jean-Bart, et vous verrez si je travaille !... Nous sommes des vôtres, on m’a envoyé vous dire ça.
Faut éteindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi, se mettent en grève. Tant mieux si les pompes s’arrêtent ! l’eau crèvera les fosses, tout sera foutu !
On l’applaudit furieusement à son tour, et dès lors Étienne lui-même fut débordé. Des orateurs se succédaient sur le tronc d’arbre, gesticulant dans le bruit, lançant des propositions farouches.
C’était le coup de folie de la foi, l’impatience d’une secte religieuse, qui, lasse d’espérer le miracle attendu, se décidait à le provoquer enfin.
Les têtes, vidées par la famine, voyaient rouge, rêvaient d’incendie et de sang, au milieu d’une gloire d’apothéose, où montait le bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle, la forêt profonde ceignait de son grand silence ce cri de massacre. Seules, les mousses gelées craquaient sous les talons ; tandis que les 560
hêtres, debout dans leur force, avec les délicates ramures de leurs branches, noires sur le ciel blanc, n’apercevaient ni n’entendaient les êtres misérables, qui s’agitaient à leur pied.
Il y eut des poussées, la Maheude se retrouva près de Maheu, et l’un et l’autre, sortis de leur bon sens, emportés dans la lente exaspération dont ils étaient travaillés depuis des mois, approuvèrent Levaque, qui renchérissait en demandant la tête des ingénieurs. Pierron avait disparu. Bonnemort et Mouque causaient à la fois, disaient des choses vagues et violentes, qu’on ne distinguait pas. Par blague, Zacharie réclama la démolition des églises, pendant que Mouquet, sa crosse à la main, en tapait la terre, histoire simplement d’augmenter le bruit. Les femmes s’enrageaient : la Levaque, les poings aux hanches, s’empoignait avec Philomène, qu’elle accusait d’avoir ri ; la Mouquette parlait de démonter les gendarmes à coups de pied quelque part ; la Brûlé, qui venait de gifler Lydie, en la retrouvant sans panier ni salade, continuait d’allonger des claques dans le vide, pour tous les patrons qu’elle aurait voulu tenir. Un instant, 561
Jeanlin était resté suffoqué, Bébert ayant appris par un galibot que madame Rasseneur les avait vus voler Pologne ; mais, lorsqu’il eut décidé qu’il retournerait lâcher furtivement la bête, à la porte de l’Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire.
– Camarades ! camarades ! répétait Étienne épuisé, enroué à vouloir obtenir une minute de silence, pour s’entendre définitivement.
Enfin, on l’écouta.
– Camarades ! demain matin, à Jean-Bart, est-ce convenu ?
– Oui, oui, à Jean-Bart ! mort aux traîtres !
L’ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s’éteignit dans la clarté pure de la lune.
562
Cinquième partie
563
I
À quatre heures, la lune s’était couchée, il faisait une nuit très noire. Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille maison de briques restait muette et sombre, portes et fenêtres closes, au bout du vaste jardin mal tenu qui la séparait de la fosse Jean-Bart. Sur l’autre façade, passait la route déserte de Vandame, un gros bourg, caché derrière la forêt, à trois kilomètres environ.
Deneulin, las d’avoir passé, la veille, une partie de la journée au fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu’il rêva qu’on l’appelait. Il finit par s’éveiller, entendit réellement une voix, courut ouvrir la fenêtre. C’était un de ses porions, debout dans le jardin.
– Quoi donc ? demanda-t-il.
– Monsieur, c’est une révolte, la moitié des hommes ne veulent plus travailler et empêchent les autres de descendre.
564
Il comprenait mal, la tête lourde et bourdonnante de sommeil, saisi par le grand froid, comme par une douche glacée.
– Forcez-les à descendre, sacrebleu ! bégaya-t-il.
– Voilà une heure que ça dure, reprit le porion.
Alors, nous avons eu l’idée de venir vous chercher. Il n’y a que vous qui leur ferez peut-être entendre raison.
– C’est bien, j’y vais.
Vivement, il s’habilla, l’esprit net maintenant, très inquiet. On aurait pu piller la maison, ni la cuisinière, ni le domestique n’avait bougé. Mais, de l’autre côté du palier, des voix alarmées chuchotaient ; et, lorsqu’il sortit, il vit s’ouvrir la porte de ses filles, qui toutes deux parurent, vêtues de peignoirs blancs, passés à la hâte.
– Père, qu’y a-t-il ?
L’aînée, Lucie, avait vingt-deux ans déjà, grande, brune, l’air superbe ; tandis que Jeanne, la cadette, âgée de dix-neuf ans à peine, était petite, les cheveux dorés, d’une grâce caressante.
565
– Rien de grave, répondit-il pour les rassurer.
Il paraît que des tapageurs font du bruit, là-bas. Je vais voir.