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Et Catherine l’emmena, à l’instant où un lourd galop ébranlait au loin le pavé. Tout de suite, un cri éclata : « Les gendarmes ! les gendarmes ! »

Ce fut une débâcle, un sauve-qui-peut si éperdu, 713

qu’en deux minutes la route se trouva libre, absolument nette, comme balayée par un ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache d’ombre sur la terre blanche. Devant l’estaminet Tison, il n’était resté que Rasseneur, qui, soulagé, la face ouverte, applaudissait à la facile victoire des sabres ; tandis que, dans Montsou désert, éteint, dans le silence des façades closes, les bourgeois, la sueur à la peau, n’osant risquer un œil, claquaient des dents. La plaine se noyait sous l’épaisse nuit, il n’y avait plus que les hauts fourneaux et les fours à coke incendiés au fond du ciel tragique. Pesamment, le galop des gendarmes approchait, ils débouchèrent sans qu’on les distinguât, en une masse sombre.

Et, derrière eux, confiée à leur garde, la voiture du pâtissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d’où sauta un marmiton qui se mit d’un air tranquille à déballer les croûtes des vol-auvent.

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Sixième partie

715

I

La première quinzaine de février s’écoula encore, un froid noir prolongeait le dur hiver, sans pitié des misérables. De nouveau, les autorités avaient battu les routes : le préfet de Lille, un procureur, un général. Et les gendarmes n’avaient pas suffi, de la troupe était venue occuper Montsou, tout un régiment, dont les hommes campaient de Beaugnies à Marchiennes.

Des postes armés gardaient les puits, il y avait des soldats devant chaque machine. L’hôtel du directeur, les Chantiers de la Compagnie, jusqu’aux maisons de certains bourgeois, s’étaient hérissés des baïonnettes. On n’entendait plus, le long du pavé, que le passage lent des patrouilles. Sur le terri du Voreux, continuellement, une sentinelle restait plantée, comme une vigie au-dessus de la plaine rase, dans le coup de vent glacé qui soufflait là-haut ; et, toutes les deux heures, ainsi qu’en pays 716

ennemi, retentissaient les cris de faction.

– Qui vive ?... Avancez au mot de ralliement !

Le travail n’avait repris nulle part. Au contraire, la grève s’était aggravée : Crèvecœur, Mirou, Madeleine arrêtaient l’extraction, comme le Voreux ; Feutry-Cantel et la Victoire perdaient de leur monde chaque matin ; à Saint-Thomas, jusque-là indemne, des hommes manquaient.

C’était maintenant une obstination muette, en face de ce déploiement de force, dont s’exaspérait l’orgueil des mineurs. Les corons semblaient déserts, au milieu des champs de betteraves. Pas un ouvrier ne bougeait, à peine en rencontrait-on un par hasard, isolé, le regard oblique, baissant la tête devant les pantalons rouges. Et, sous cette grande paix morne, dans cet entêtement passif, se butant contre les fusils, il y avait la douceur menteuse, l’obéissance forcée et patiente des fauves en cage, les yeux sur le dompteur, prêts à lui manger la nuque, s’il tournait le dos. La Compagnie, que cette mort du travail ruinait, parlait d’embaucher des mineurs du Borinage, à la frontière belge ; mais elle n’osait point ; de 717

sorte que la bataille en restait là, entre les charbonniers qui s’enfermaient chez eux, et les fosses mortes, gardées par la troupe.

Dès le lendemain de la journée terrible, cette paix s’était produite, d’un coup, cachant une panique telle, qu’on faisait le plus de silence possible sur les dégâts et les atrocités. L’enquête ouverte établissait que Maigrat était mort de sa chute, et l’affreuse mutilation du cadavre demeurait vague, entourée déjà d’une légende.

De son côté, la Compagnie n’avouait pas les dommages soufferts, pas plus que les Grégoire ne se souciaient de compromettre leur fille dans le scandale d’un procès, où elle devrait témoigner.

Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu, des comparses comme toujours, imbéciles et ahuris, ne sachant rien. Par erreur, Pierron était allé, les menottes aux poignets, jusqu’à Marchiennes, ce dont les camarades riaient encore. Rasseneur, également, avait failli être emmené entre deux gendarmes. On se contentait, à la Direction, de dresser des listes de renvoi, on rendait les livrets en masse : Maheu avait reçu le sien, Levaque aussi, de même que trente-quatre 718

de leurs camarades, au seul coron des Deux-Cent-Quarante. Et toute la sévérité retombait sur Étienne, disparu depuis le soir de la bagarre, et qu’on cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace.

Chaval, dans sa haine, l’avait dénoncé, en refusant de nommer les autres, supplié par Catherine qui voulait sauver ses parents. Les jours se passaient, on sentait que rien n’était fini, on attendait la fin, la poitrine oppressée d’un malaise.

À Montsou, dès lors, les bourgeois s’éveillèrent en sursaut chaque nuit, les oreilles bourdonnantes d’un tocsin imaginaire, les narines hantées d’une puanteur de poudre. Mais ce qui acheva de leur fêler le crâne, ce fut un prône de leur nouveau curé, l’abbé Ranvier, ce prêtre maigre aux yeux de braise rouge, qui succédait à l’abbé Joire. Comme on était loin de la discrétion souriante de celui-ci, de son unique soin d’homme gras et doux à vivre en paix avec tout le monde ! Est-ce que l’abbé Ranvier ne s’était pas permis de prendre la défense des abominables brigands en train de déshonorer la région ? Il trouvait des excuses aux scélératesses des 719

grévistes, il attaquait violemment la bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les responsabilités.

C’était la bourgeoisie qui, en dépossédant l’Église de ses libertés antiques pour en mésuser elle-même, avait fait de ce monde un lieu maudit d’injustice et de souffrance ; c’était elle qui prolongeait les malentendus, qui poussait à une catastrophe effroyable, par son athéisme, par son refus d’en revenir aux croyances, aux traditions fraternelles des premiers chrétiens. Et il avait osé menacer les riches, il les avait avertis que, s’ils s’entêtaient davantage à ne pas écouter la voix de Dieu, sûrement Dieu se mettrait du côté des pauvres : il reprendrait leurs fortunes aux jouisseurs incrédules, il les distribuerait aux humbles de la terre, pour le triomphe de sa gloire.

Les dévotes en tremblaient, le notaire déclarait qu’il y avait là du pire socialisme, tous voyaient le curé à la tête d’une bande, brandissant une croix, démolissant la société bourgeoise de 89, à grands coups.

Monsieur Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un haussement d’épaules :

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– S’il nous ennuie trop, l’évêque nous en débarrassera.

Et, pendant que la panique soufflait ainsi d’un bout à l’autre de la plaine, Étienne habitait sous terre, au fond de Réquillart, le terrier à Jeanlin.

C’était là qu’il se cachait, personne ne le croyait si proche, l’audace tranquille de ce refuge, dans la mine même, dans cette voie abandonnée du vieux puits, avait déjoué les recherches. En haut, les prunelliers et les aubépines, poussés parmi les charpentes abattues du beffroi, bouchaient le trou ; on ne s’y risquait plus, il fallait connaître la manœuvre, se prendre aux racines du sorbier, se laisser tomber sans peur, pour atteindre les échelons solides encore ; et d’autres obstacles le protégeaient, la chaleur suffocante du goyot, cent vingt mètres d’une descente dangereuse, puis le pénible glissement à plat ventre, d’un quart de lieue, entre les parois resserrées de la galerie, avant de découvrir la caverne scélérate, emplie de rapines. Il y vivait au milieu de l’abondance, il y avait trouvé du genièvre, le reste de la morue sèche, des provisions de toutes sortes. Le grand lit de foin était excellent, on ne sentait pas un 721

courant d’air, dans cette température égale, d’une tiédeur de bain. Seule, la lumière menaçait de manquer. Jeanlin qui s’était fait son pourvoyeur, avec une prudence et une discrétion de sauvage ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait jusqu’à de la pommade, mais ne pouvait arriver à mettre la main sur un paquet de chandelles.

Dès le cinquième jour, Étienne n’alluma plus que pour manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu’il les avalait dans la nuit. Cette nuit interminable, complète, toujours du même noir, était sa grande souffrance. Il avait beau dormir en sûreté, être pourvu de pain, avoir chaud, jamais la nuit n’avait pesé si lourdement à son crâne. Elle lui semblait être comme l’écrasement même de ses pensées. Maintenant, voilà qu’il vivait de vols ! Malgré ses théories communistes, les vieux scrupules d’éducation se soulevaient, il se contentait de pain sec, rognait sa portion. Mais comment faire ? il fallait bien vivre, sa tâche n’était pas remplie. Une autre honte l’accablait, le remords de cette ivresse sauvage, du genièvre bu dans le grand froid, l’estomac vide, et qui l’avait jeté sur Chaval, armé d’un couteau. Cela remuait 722

en lui tout un inconnu d’épouvante, le mal héréditaire, la longue hérédité de saoulerie, ne tolérant plus une goutte d’alcool sans tomber à la fureur homicide. Finirait-il donc en assassin ?

Lorsqu’il s’était trouvé à l’abri, dans ce calme profond de la terre, pris d’une satiété de violence, il avait dormi deux jours d’un sommeil de brute, gorgée, assommée ; et l’écœurement persistait, il vivait moulu, la bouche amère, la tête malade, comme à la suite de quelque terrible noce. Une semaine s’écoula ; les Maheu, avertis, ne purent envoyer une chandelle : il fallut renoncer à voir clair, même pour manger.

Maintenant, durant des heures, Étienne demeurait allongé sur son foin. Des idées vagues le travaillaient, qu’il ne croyait pas avoir. C’était une sensation de supériorité qui le mettait à part des camarades, une exaltation de sa personne, à mesure qu’il s’instruisait. Jamais il n’avait tant réfléchi, il se demandait pourquoi son dégoût, le lendemain de la furieuse course au travers des fosses ; et il n’osait se répondre, des souvenirs le répugnaient, la bassesse des convoitises, la grossièreté des instincts, l’odeur de toute cette 723

misère secouée au vent. Malgré le tourment des ténèbres, il en arrivait à redouter l’heure où il rentrerait au coron. Quelle nausée, ces misérables en tas, vivant au baquet commun ! Pas un avec qui causer politique sérieusement, une existence de bétail, toujours le même air empesté d’oignon où l’on étouffait ! Il voulait leur élargir le ciel, les élever au bien-être et aux bonnes manières de la bourgeoisie, en faisant d’eux les maîtres ; mais comme ce serait long ! et il ne se sentait plus le courage d’attendre la victoire, dans ce bagne de la faim. Lentement, sa vanité d’être leur chef, sa préoccupation constante de penser à leur place le dégageaient, lui soufflaient l’âme d’un de ces bourgeois qu’il exécrait.

Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, volé dans la lanterne d’un roulier ; et ce fut un grand soulagement pour Étienne. Lorsque les ténèbres finissaient par l’hébéter, par lui peser sur le crâne à le rendre fou, il allumait un instant ; puis, dès qu’il avait chassé le cauchemar, il éteignait, avare de cette clarté nécessaire à sa vie, autant que le pain. Le silence bourdonnait à ses oreilles, il n’entendait que la fuite d’une bande de 724

rats, le craquement des vieux boisages, le petit bruit d’une araignée filant sa toile. Et les yeux ouverts dans ce néant tiède, il retournait à son idée fixe, à ce que les camarades faisaient là-haut.

Une défection de sa part lui aurait paru la dernière des lâchetés. S’il se cachait ainsi, c’était pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses longues songeries avaient fixé son ambition : en attendant mieux, il aurait voulu être Pluchart, lâcher le travail, travailler uniquement à la politique, mais seul, dans une chambre propre, sous le prétexte que les travaux de tête absorbent la vie entière et demandent beaucoup de calme.

Au commencement de la seconde semaine, l’enfant lui ayant dit que les gendarmes le croyaient passé en Belgique, Étienne osa sortir de son trou, dès la nuit tombée. Il désirait se rendre compte de la situation, voir si l’on devait s’entêter davantage. Lui, pensait la partie compromise ; avant la grève, il doutait du résultat, il avait simplement cédé aux faits ; et, maintenant, après s’être grisé de rébellion, il revenait à ce premier doute, désespérant de faire céder la Compagnie. Mais il ne se l’avouait pas 725

encore, une angoisse le torturait, lorsqu’il songeait aux misères de la défaite, à toute cette lourde responsabilité de souffrance qui pèserait sur lui. La fin de la grève, n’était-ce pas la fin de son rôle, son ambition par terre, son existence retombant à l’abrutissement de la mine et aux dégoûts du coron ? Et, honnêtement, sans bas calculs de mensonge, il s’efforçait de retrouver sa foi, de se prouver que la résistance restait possible, que le capital allait se détruire lui-même, devant l’héroïque suicide du travail.

C’était en effet, dans le pays entier, un long retentissement de ruines. La nuit, lorsqu’il errait par la campagne noire, ainsi qu’un loup hors de son bois, il croyait entendre les effondrements des faillites, d’un bout de la plaine à l’autre. Il ne longeait plus, au bord des chemins, que des usines fermées, mortes, dont les bâtiments pourrissaient sous le ciel blafard. Les sucreries surtout avaient souffert ; la sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, après avoir réduit le nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour à tour. À

la minoterie Dutilleul, la dernière meule s’était arrêtée le deuxième samedi du mois, et la 726

corderie Bleuze pour les câbles de mine se trouvait définitivement tuée par le chômage. Du côté de Marchiennes, la situation s’aggravait chaque jour : tous les feux éteints à la verrerie Gagebois, des renvois continuels aux ateliers de construction Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges allumé, pas une batterie des fours à coke ne brûlant à l’horizon. La grève des charbonniers de Montsou, née de la crise industrielle qui empirait depuis deux ans, l’avait accrue, en précipitant la débâcle. Aux causes de souffrance, l’arrêt des commandes de l’Amérique, l’engorgement des capitaux immobilisés dans un excès de production, se joignait maintenant le manque imprévu de la houille, pour les quelques chaudières qui chauffaient encore ; et, là, était l’agonie suprême, ce pain des machines que les puits ne fournissaient plus. Effrayée devant le malaise général, la Compagnie, en diminuant son extraction et en affamant ses mineurs, s’était fatalement trouvée, dès la fin de décembre, sans un morceau de charbon sur le carreau de ses fosses. Tout se tenait, le fléau soufflait de loin, 727

une chute en entraînait une autre, les industries se culbutaient en s’écrasant, dans une série si rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient jusqu’au fond des cités voisines, Lille, Douai, Valenciennes, où les banquiers en fuite ruinaient des familles.

Souvent, au coude d’un chemin, Étienne s’arrêtait, dans la nuit glacée, pour écouter pleuvoir les décombres. Il respirait fortement les ténèbres, une joie du néant le prenait, un espoir que le jour se lèverait sur l’extermination du vieux monde, plus une fortune debout, le niveau égalitaire passé comme une faux, au ras du sol.

Mais les fosses de la Compagnie surtout l’intéressaient, dans ce massacre. Il se remettait en marche, aveuglé d’ombre, il les visitait les unes après les autres, heureux quand il apprenait quelque nouveau dommage. Des éboulements continuaient à se produire, d’une gravité croissante, à mesure que l’abandon des voies se prolongeait. Au-dessus de la galerie nord de Mirou, l’affaissement du sol gagnait tellement, que la route de Joiselle, sur un parcours de cent mètres, s’était engloutie, comme dans la secousse 728

d’un tremblement de terre ; et la Compagnie, sans marchander, payait leurs champs disparus aux propriétaires, inquiète du bruit soulevé autour de ces accidents. Crèvecœur et Madeleine, de roche très ébouleuse, se bouchaient de plus en plus. On parlait de deux porions ensevelis à la Victoire ; un coup d’eau avait inondé Feutry-Cantel ; il faudrait murailler un kilomètre de galerie à Saint-Thomas, où les bois, mal entretenus, cassaient de toutes parts. C’étaient ainsi, d’heure en heure, des frais énormes, des brèches ouvertes dans les dividendes des actionnaires, une rapide destruction des fosses, qui devait finir, à la longue, par manger les fameux deniers de Montsou, centuplés en un siècle.

Alors, devant ces coups répétés, l’espoir renaissait chez Étienne, il finissait par croire qu’un troisième mois de résistance achèverait le monstre, la bête lasse et repue, accroupie là-bas comme une idole, dans l’inconnu de son tabernacle. Il savait qu’à la suite des troubles de Montsou une vive émotion s’était emparée des journaux de Paris, toute une polémique violente entre les feuilles officieuses et les feuilles de 729

l’opposition, des récits terrifiants, que l’on exploitait surtout contre l’Internationale, dont l’Empire prenait peur, après l’avoir encouragée ; et, la Régie n’osant plus faire la sourde oreille, deux des régisseurs avaient daigné venir pour une enquête, mais d’un air de regret, sans paraître s’inquiéter du dénouement, si désintéressés, que trois jours après ils étaient repartis, en déclarant que les choses allaient le mieux du monde.

Pourtant, on lui affirmait d’autre part que ces messieurs, durant leur séjour, siégeaient en permanence, déployaient une activité fébrile, enfoncés dans des affaires dont personne autour d’eux ne soufflait mot. Et il les accusait de jouer la confiance, il arrivait à traiter leur départ de fuite affolée, certain maintenant du triomphe, puisque ces terribles hommes lâchaient tout.

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