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que j’étais réellement huit jours avant mon malheur... Il eut lieu d’être satisfait du succès et resta au salon. Attentif pour la première fois envers la maîtresse de la maison, il fit tous ses efforts pour faire parler les hommes de sa société et maintenir la conversation vivante.

Sa politesse fut récompensée : sur les huit heures, on annonça madame la maréchale de Fervaques. Julien s’échappa et reparut bientôt vêtu avec le plus grand soin. Madame de La Mole lui sut un gré infini de cette marque de respect, et voulut lui témoigner sa satisfaction, en parlant de son voyage à madame de Fervaques. Julien s’établit auprès de la maréchale de façon à ce que ses yeux ne fussent pas aperçus de Mathilde.

Placé ainsi, suivant toutes les règles de l’art, madame de Fervaques fut pour lui l’objet de l’admiration la plus ébahie. C’est par une tirade sur ce sentiment que commençait la première des cinquante-trois lettres dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau.

La maréchale annonça qu’elle allait à l’Opéra-Buffa. Julien y courut ; il trouva le chevalier de 862

Beauvoisis, qui l’emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la chambre, justement à côté de la loge de madame de Fervaques. Julien la regarda constamment. Il faut, se dit-il en rentrant à l’hôtel, que je tienne un journal de siège ; autrement j’oublierais mes attaques. Il se força à écrire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable

! à ne presque pas penser à

mademoiselle de La Mole.

Mathilde l’avait presque oublié pendant son voyage. Ce n’est après tout qu’un être commun, pensait-elle, son nom me rappellera toujours la plus grande faute de ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idées vulgaires de sagesse et d’honneur ; une femme a tout à perdre en les oubliant. Elle se montra disposée à permettre enfin la conclusion de l’arrangement avec le marquis de Croisenois, préparé depuis si longtemps. Il était fou de joie ; on l’eût bien étonné en lui disant qu’il y avait de la résignation au fond de cette manière de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier.

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Toutes les idées de mademoiselle de La Mole changèrent en voyant Julien. Au vrai, c’est là mon mari, se dit-elle ; si je reviens de bonne foi aux idées de sagesse, c’est évidemment lui que je dois épouser.

Elle s’attendait à des importunités, à des airs de malheur de la part de Julien ; elle préparait ses réponses : car sans doute, au sortir du dîner, il essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de là, il resta ferme au salon, ses regards ne se tournèrent pas même vers le jardin, Dieu sait avec quelle peine ! Il vaut mieux avoir tout de suite cette explication, pensa mademoiselle de La Mole ; elle alla seule au jardin, Julien n’y parut pas. Mathilde vint se promener près des portes-fenêtres du salon ; elle le vit fort occupé à décrire à madame de Fervaques les vieux châteaux en ruines qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de physionomie. Il commençait à ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et pittoresque qu’on appelle esprit dans certains salons.

Le prince Korasoff eût été bien fier, s’il se fût 864

trouvé à Paris : cette soirée était exactement ce qu’il avait prédit.

Il eût approuvé la conduite que tint Julien les jours suivants.

Une intrigue parmi les membres du

gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus

; madame la maréchale de

Fervaques exigeait que son grand-oncle fût chevalier de l’ordre. Le marquis de La Mole avait la même prétention pour son beau-père ; ils réunirent leurs efforts, et la maréchale vint presque tous les jours à l’hôtel de La Mole. Ce fut d’elle que Julien apprit que le marquis allait être ministre : il offrait à la Camarilla un plan fort ingénieux pour anéantir la Charte, sans commotion, en trois ans.

Julien pouvait espérer un évêché, si M. de La Mole arrivait au ministère ; mais à ses yeux tous ces grands intérêts s’étaient comme recouverts d’un voile. Son imagination ne les apercevait plus que vaguement et pour ainsi dire dans le lointain.

L’affreux malheur qui en faisait un maniaque lui montrait tous les intérêts de la vie dans sa 865

manière d’être avec mademoiselle de La Mole. Il calculait qu’après cinq ou six ans de soins il parviendrait à s’en faire aimer de nouveau.

Cette tête si froide était, comme on voit, descendue à l’état de déraison complet. De toutes les qualités qui l’avaient distingué autrefois, il ne lui restait qu’un peu de fermeté. Matériellement fidèle au plan de conduite dicté par le prince Korasoff, chaque soir il se plaçait assez près du fauteuil de madame de Fervaques, mais il lui était impossible de trouver un mot à dire.

L’effort qu’il s’imposait pour paraître guéri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son âme, il restait auprès de la maréchale comme un être à peine animé ; ses yeux même, ainsi que dans l’extrême souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.

Comme la manière de voir de madame de La Mole n’était jamais qu’une contre-épreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse, depuis quelques jours elle portait aux nues le mérite de Julien.

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XXVI

L’amour moral

There also was of course in AdelineThat calm patrician polish in the address,Which ne’er can pass the equinoctial lineOf any thing which Nature would express :Just as a Mandarin finds nothing fine,At least his manner suffers not to guessThat any thing he views can greatly please.

Don Juan, C. XIII, stanza 84.

Il y a un peu de folie dans la façon de voir de toute cette famille, pensait la maréchale ; ils sont engoués de leur jeune abbé, qui ne sait qu’écouter, avec d’assez beaux yeux, il est vrai.

Julien, de son côté, trouvait dans les façons de la maréchale un exemple à peu près parfait de ce calme patricien qui respire une politesse exacte et 867

encore plus l’impossibilité d’aucune vive émotion. L’imprévu dans les mouvements, le manque d’empire sur soi-même, eût scandalisé madame de Fervaques presque autant que l’absence de majesté envers ses inférieurs. Le moindre signe de sensibilité eût été à ses yeux comme une sorte d’ ivresse morale dont il faut rougir, et qui nuit fort à ce qu’une personne d’un rang élevé se doit à soi-même. Son grand bonheur était de parler de la dernière chasse du roi, son livre favori les Mémoires du duc de Saint-Simon, surtout pour la partie généalogique.

Julien savait la place qui, d’après la disposition des lumières, convenait au genre de beauté de madame de Fervaques. Il s’y trouvait d’avance, mais avait grand soin de tourner sa chaise de façon à ne pas apercevoir Mathilde.

Étonnée de cette constance à se cacher d’elle, un jour elle quitta le canapé bleu et vint travailler auprès d’une petite table voisine du fauteuil de la maréchale. Julien la voyait d’assez près par-dessous le chapeau de madame de Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de son sort, l’effrayèrent d’abord, ensuite le jetèrent violemment hors de 868

son apathie habituelle ; il parla et fort bien.

Il adressait la parole à la maréchale, mais son but unique était d’agir sur l’âme de Mathilde. Il s’anima de telle sorte que madame de Fervaques arriva à ne plus comprendre ce qu’il disait.

C’était un premier mérite. Si Julien eût eu l’idée de le compléter par quelques phrases de mysticité allemande, de haute religiosité et de jésuitisme, la maréchale l’eût rangé d’emblée parmi les hommes supérieurs appelés à régénérer le siècle.

Puisqu’il est d’assez mauvais goût, se disait mademoiselle de La Mole, pour parler ainsi longtemps et avec tant de feu à madame de Fervaques, je ne l’écouterai plus. Pendant toute la fin de cette soirée, elle tint parole, quoique avec peine.

À minuit, lorsqu’elle prit le bougeoir de sa mère pour l’accompagner à sa chambre, madame de La Mole s’arrêta sur l’escalier pour faire un éloge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l’humeur ; elle ne pouvait trouver le sommeil. Une idée la calma : ce que je méprise 869

peut encore faire un homme de grand mérite aux yeux de la maréchale.

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