Rien de moins amené, rien de moins agréable et pour lui et pour elle, rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d’être aperçus. Madame de Rênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette sottise lui rappela M. Valenod.
Que m’arriverait-il, se dit-elle, si j’étais seule avec lui
? Toute sa vertu revint, parce que
l’amour s’éclipsait.
Elle s’arrangea de façon à ce qu’un de ses enfants restât toujours auprès d’elle.
La journée fut ennuyeuse pour Julien, il la passa tout entière à exécuter avec gaucherie son 197
plan de séduction. Il ne regarda pas une seule fois madame de Rênal, sans que ce regard n’eût un pourquoi ; cependant, il n’était pas assez sot pour ne pas voir qu’il ne réussissait point à être aimable, et encore moins séduisant.
Madame de Rênal ne revenait point de son étonnement de le trouver si gauche et en même temps si hardi. C’est la timidité de l’amour dans un homme d’esprit ! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu’il n’eût jamais été aimé de ma rivale !
Après le déjeuner, madame de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M.
Charcot de Maugiron, le sous-préfet de Bray. Elle travaillait à un petit métier de tapisserie fort élevé. Madame Derville était à ses côtés. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre héros trouva convenable d’avancer sa botte et de presser le joli pied de madame de Rênal, dont le bas à jour et le joli soulier de Paris attiraient évidemment les regards du galant sous-préfet.
Madame de Rênal eut une peur extrême ; elle 198
laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des ciseaux, qu’il avait vu glisser. Heureusement ces petits ciseaux d’acier anglais se brisèrent, et madame de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s’était pas trouvé plus près d’elle.
– Vous avez aperçu la chute avant moi, vous l’eussiez empêchée ; au lieu de cela votre zèle n’a réussi qu’à me donner un fort grand coup de pied.
Tout cela trompa le sous-préfet, mais non madame Derville. Ce joli garçon a de bien sottes manières ! pensa-t-elle ; le savoir-vivre d’une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Madame de Rênal trouva le moment de dire à Julien :
– Soyez prudent, je vous l’ordonne.
Julien voyait sa gaucherie, il avait de l’humeur. Il délibéra longtemps avec lui-même pour savoir s’il devait se fâcher de ce mot : Je vous l’ordonne. Il fut assez sot pour penser : elle pourrait me dire je l’ordonne, s’il s’agissait de 199
quelque chose de relatif à l’éducation des enfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose l’égalité. On ne peut aimer sans égalité... ; et tout son esprit se perdit à faire des lieux communs sur l’égalité. Il se répétait avec colère ce vers de Corneille, que madame Derville lui avait appris quelques jours auparavant :
................................... L’amourFait les égalités et ne les cherche pas.
Julien s’obstinant à jouer le rôle d’un Don Juan, lui qui de la vie n’avait eu de maîtresse, il fut sot à mourir toute la journée. Il n’eut qu’une idée juste ; ennuyé de lui et de madame de Rênal, il voyait avec effroi s’avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d’elle et dans l’obscurité. Il dit à M. de Rênal qu’il allait à Verrières voir le curé ; il partit après dîner, et ne rentra que dans la nuit.
À Verrières, Julien trouva M. Chélan occupé à déménager ; il venait enfin d’être destitué, le 200
vicaire Maslon le remplaçait. Julien aida le bon curé, et il eut l’idée d’écrire à Fouqué que la vocation irrésistible qu’il se sentait pour le saint ministère l’avait empêché d’accepter d’abord ses offres obligeantes, mais qu’il venait de voir un tel exemple d’injustice, que peut-être il serait plus avantageux à son salut de ne pas entrer dans les ordres sacrés.
Julien s’applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curé de Verrières pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence l’emportait sur l’héroïsme.
201
XV
Le chant du coq
Amour en latin faict amor ;
Or donc provient d’amour la mort,
Et, par avant, soulcy qui mord,
Deuil, plours, pièges, forfaits, remords.
BLASON D’AMOUR.
Si Julien avait eu un peu de l’adresse qu’il se supposait si gratuitement, il eût pu s’applaudir le lendemain de l’effet produit par son voyage à Verrières. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-là encore, il fut assez maussade ; sur le soir, une idée ridicule lui vint, et il la communiqua à madame de Rênal avec une rare intrépidité.
À peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurité suffisante, Julien approcha 202
sa bouche de l’oreille de madame de Rênal, et, au risque de la compromettre horriblement, il lui dit :
– Madame, cette nuit à deux heures, j’irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose.
Julien tremblait que sa demande ne fût accordée ; son rôle de séducteur lui pesait si horriblement que s’il eût pu suivre son penchant, il se fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et n’eût plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait réellement à quel saint se vouer.
Madame de Rênal répondit avec une
indignation réelle, et nullement exagérée, à l’annonce impertinente que Julien osait lui faire.
Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à son retour il se plaça à côté de madame Derville et fort loin de madame de 203
Rênal. Il s’ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La conversion fut sérieuse, et Julien s’en tira fort bien, à quelques moments de silence près, pendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque belle manœuvre, se disait-il, pour forcer madame de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques qui me faisaient croire il y a trois jours qu’elle était à moi !
Julien était extrêmement déconcerté de l’état presque désespéré où il avait mis ses affaires.