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– C’est une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit madame de Rênal

; les

femmes n’y sont point admises : tout ce que j’en sais, c’est que tout le monde s’y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fâché de s’entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton. Si vous tenez à savoir ce qu’on y fait, je demanderai des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu’un jour ils ne nous égorgent pas.

Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait Julien de sa noire ambition. La nécessité de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables, puisqu’ils étaient 227

de partis contraires, ajoutait, sans qu’il s’en doutât, au bonheur qu’il lui devait et à l’empire qu’elle acquérait sur lui.

Dans les moments où la présence d’enfants trop intelligents les réduisait à ne parler que le langage de la froide raison, c’était avec une docilité parfaite que Julien, la regardant avec des yeux étincelants d’amour, écoutait ses explications du monde comme il va. Souvent, au milieu du récit de quelque friponnerie savante, à l’occasion d’un chemin ou d’une fourniture, l’esprit de madame de Rênal s’égarait tout à coup jusqu’au délire, Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu’avec ses enfants. C’est qu’il y avait des jours où elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant. Sans cesse n’avait-elle pas à répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu’un enfant bien né n’ignore pas à quinze ans ? Un instant après, elle l’admirait comme son maître. Son génie allait jusqu’à l’effrayer ; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait pape, elle le voyait premier 228

ministre comme Richelieu.

– Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire ?

disait-elle à Julien, la place est faite pour un grand homme ; la monarchie, la religion en ont besoin.

229

XVIII

Un roi à Verrières

N’êtes-vous bons qu’à jeter là

comme un cadavre de peuple, sans

âme, et dont les veines n’ont plus de sang ?

DISC. DE L’ÉVÊQUE,

à la chapelle de Saint-Clément.

Le trois septembre, à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au galop ; il apportait la nouvelle que Sa Majesté le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l’on était au mardi. Le préfet autorisait, c’est-à-dire demandait la formation d’une garde d’honneur ; il fallait déployer toute la pompe possible. Une estafette fut expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuit, et trouva toute la ville en émoi. Chacun avait ses 230

prétentions

; les moins affairés louaient des

balcons pour voir l’entrée du roi.

Qui commandera la garde d’honneur ? M. de Rênal vit tout de suite combien il importait, dans l’intérêt des maisons sujettes à reculer, que M. de Moirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n’y avait rien à dire à la dévotion de M. de Moirod, elle était au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n’avait monté à cheval. C’était un homme de trente-six ans, timide de toutes les façons, et qui craignait également les chutes et le ridicule.

Le maire le fit appeler dès les cinq heures du matin.

– Vous voyez, monsieur, que je réclame vos avis, comme si déjà vous occupiez le poste auquel tous les honnêtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville les manufactures prospèrent, le parti libéral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l’intérêt du roi, celui de la monarchie, et avant tout l’intérêt de notre sainte religion. À qui pensez-vous, monsieur, que l’on 231

puisse confier le commandement de la garde d’honneur ?

Malgré la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre. « Je saurai prendre un ton convenable », dit-il au maire. À peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes qui sept ans auparavant avaient servi lors du passage d’un prince du sang.

À sept heures, madame de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l’union des partis, et venaient la supplier d’engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d’honneur. L’une d’elles prétendait que si son mari n’était pas élu, de chagrin il ferait banqueroute. Madame de Rênal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort occupée.

Julien fut étonné et encore plus fâché qu’elle lui fît un mystère de ce qui l’agitait. Je l’avais prévu, se disait-il avec amertume, son amour s’éclipse devant le bonheur de recevoir un roi 232

dans sa maison. Tout ce tapage l’éblouit. Elle m’aimera de nouveau quand les idées de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle.

Chose étonnante, il l’en aima davantage.

Les tapissiers commençaient à remplir la maison, il épia longtemps en vain l’occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre à lui, Julien, emportant un de ses habits.

Ils étaient seuls. Il voulut lui parler. Elle s’enfuit en refusant de l’écouter. – Je suis bien sot d’aimer une telle femme, l’ambition la rend aussi folle que son mari.

Elle l’était davantage, un de ses grands désirs, qu’elle n’avait jamais avoué à Julien de peur de le choquer, était de le voir quitter, ne fût-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable chez une femme si naturelle, elle obtint d’abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-préfet de Maugiron, que Julien serait nommé garde d’honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d’une exemplaire piété. M. Valenod, qui 233

comptait prêter sa calèche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux normands, consentit à donner un de ses chevaux à Julien, l’être qu’il haïssait le plus. Mais tous les gardes d’honneur avaient à eux ou d’emprunt quelqu’un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argent, qui avaient brillé sept ans auparavant. Madame de Rênal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besançon, et en faire revenir l’habit d’uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d’honneur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’elle trouvait imprudent de faire faire l’habit de Julien à Verrières. Elle voulait le surprendre, lui et la ville.

Le travail des gardes d’honneur et de l’esprit public terminé, le maire eut à s’occuper d’une grande cérémonie religieuse, le roi de *** ne voulait pas passer à Verrières sans visiter la fameuse relique de saint Clément que l’on conserve à Bray-le-Haut, à une petite lieue de la ville. On désirait un clergé nombreux, ce fut l’affaire la plus difficile à arranger ; M. Maslon, le nouveau curé, voulait à tout prix éviter la 234

présence de M. Chélan. En vain, M. de Rênal lui représentait qu’il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancêtres ont été si longtemps gouverneurs de la province, avait été désigné pour accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l’abbé Chélan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à Verrières, et s’il le trouvait disgracié, il était homme à aller le chercher dans la petite maison où il s’était retiré, accompagné de tout le cortège dont il pourrait disposer. Quel soufflet !

Je suis déshonoré ici et à Besançon, répondait l’abbé Maslon, s’il paraît dans mon clergé. Un janséniste, grand Dieu !

– Quoi que vous en puissiez dire, mon cher abbé, répliquait M. de Rênal, je n’exposerai pas l’administration de Verrières à recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien à la cour ; mais ici, en province, c’est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu’à embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s’amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libéraux.

235

Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, après trois jours de pourparlers, que l’orgueil de l’abbé Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut écrire une lettre mielleuse à l’abbé Chélan, pour le prier d’assister à la cérémonie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand âge et ses infirmités le lui permettaient. M. Chélan demanda et obtint une lettre d’invitation pour Julien qui devait l’accompagner en qualité de sous-diacre.

Dès le matin du dimanche, des milliers de paysans, arrivant des montagnes voisines, inondèrent les rues de Verrières. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitée, on apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières. Ce signal annonçait que le roi venait d’entrer sur le territoire du département. Aussitôt le son de toutes les cloches et les décharges répétées d’un vieux canon espagnol appartenant à la ville marquèrent sa joie de ce grand événement. La moitié de la population monta sur les toits.

Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d’honneur se mit en mouvement. On admirait les 236

brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M.

de Moirod, dont à chaque instant la main prudente était prête à saisir l’arçon de sa selle.

Mais une remarque fit oublier toutes les autres : le premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que d’abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d’indignation chez les uns, chez d’autres le silence de l’étonnement annoncèrent une sensation générale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n’y eut qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde d’honneur, au préjudice de MM.

tels et tels, riches fabricants ! Ces messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte. –

Il est sournois et porte un sabre, répondait le voisin, il serait assez traître pour leur couper la figure.

Les propos de la société noble étaient plus 237

dangereux. Les dames se demandaient si c’était du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En général, on rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance.

Are sens