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Madame de Rênal eut une peur extrême ; elle 198

laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des ciseaux, qu’il avait vu glisser. Heureusement ces petits ciseaux d’acier anglais se brisèrent, et madame de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s’était pas trouvé plus près d’elle.

– Vous avez aperçu la chute avant moi, vous l’eussiez empêchée ; au lieu de cela votre zèle n’a réussi qu’à me donner un fort grand coup de pied.

Tout cela trompa le sous-préfet, mais non madame Derville. Ce joli garçon a de bien sottes manières ! pensa-t-elle ; le savoir-vivre d’une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Madame de Rênal trouva le moment de dire à Julien :

– Soyez prudent, je vous l’ordonne.

Julien voyait sa gaucherie, il avait de l’humeur. Il délibéra longtemps avec lui-même pour savoir s’il devait se fâcher de ce mot : Je vous l’ordonne. Il fut assez sot pour penser : elle pourrait me dire je l’ordonne, s’il s’agissait de 199

quelque chose de relatif à l’éducation des enfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose l’égalité. On ne peut aimer sans égalité... ; et tout son esprit se perdit à faire des lieux communs sur l’égalité. Il se répétait avec colère ce vers de Corneille, que madame Derville lui avait appris quelques jours auparavant :

................................... L’amourFait les égalités et ne les cherche pas.

Julien s’obstinant à jouer le rôle d’un Don Juan, lui qui de la vie n’avait eu de maîtresse, il fut sot à mourir toute la journée. Il n’eut qu’une idée juste ; ennuyé de lui et de madame de Rênal, il voyait avec effroi s’avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d’elle et dans l’obscurité. Il dit à M. de Rênal qu’il allait à Verrières voir le curé ; il partit après dîner, et ne rentra que dans la nuit.

À Verrières, Julien trouva M. Chélan occupé à déménager ; il venait enfin d’être destitué, le 200

vicaire Maslon le remplaçait. Julien aida le bon curé, et il eut l’idée d’écrire à Fouqué que la vocation irrésistible qu’il se sentait pour le saint ministère l’avait empêché d’accepter d’abord ses offres obligeantes, mais qu’il venait de voir un tel exemple d’injustice, que peut-être il serait plus avantageux à son salut de ne pas entrer dans les ordres sacrés.

Julien s’applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curé de Verrières pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence l’emportait sur l’héroïsme.

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XV

Le chant du coq

Amour en latin faict amor ;

Or donc provient d’amour la mort,

Et, par avant, soulcy qui mord,

Deuil, plours, pièges, forfaits, remords.

BLASON D’AMOUR.

Si Julien avait eu un peu de l’adresse qu’il se supposait si gratuitement, il eût pu s’applaudir le lendemain de l’effet produit par son voyage à Verrières. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-là encore, il fut assez maussade ; sur le soir, une idée ridicule lui vint, et il la communiqua à madame de Rênal avec une rare intrépidité.

À peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurité suffisante, Julien approcha 202

sa bouche de l’oreille de madame de Rênal, et, au risque de la compromettre horriblement, il lui dit :

– Madame, cette nuit à deux heures, j’irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose.

Julien tremblait que sa demande ne fût accordée ; son rôle de séducteur lui pesait si horriblement que s’il eût pu suivre son penchant, il se fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et n’eût plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait réellement à quel saint se vouer.

Madame de Rênal répondit avec une

indignation réelle, et nullement exagérée, à l’annonce impertinente que Julien osait lui faire.

Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à son retour il se plaça à côté de madame Derville et fort loin de madame de 203

Rênal. Il s’ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La conversion fut sérieuse, et Julien s’en tira fort bien, à quelques moments de silence près, pendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque belle manœuvre, se disait-il, pour forcer madame de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques qui me faisaient croire il y a trois jours qu’elle était à moi !

Julien était extrêmement déconcerté de l’état presque désespéré où il avait mis ses affaires.

Rien cependant ne l’eût plus embarrassé que le succès.

Lorsqu’on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu’il jouissait du mépris de madame Derville, et que probablement il n’était guère mieux avec madame de Rênal.

De fort mauvaise humeur et très humilié, Julien ne dormit point. Il était à mille lieues de l’idée de renoncer à toute feinte, à tout projet, et de vivre au jour le jour avec madame de Rênal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu’apporterait chaque journée.

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Il se fatigua le cerveau à inventer des manœuvres savantes, un instant après il les trouvait absurdes

; il était en un mot fort

malheureux quand deux heures sonnèrent à l’horloge du château.

Ce bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre. Il se vit au moment de l’événement le plus pénible. Il n’avait plus songé à sa proposition impertinente depuis le moment où il l’avait faite ; elle avait été si mal reçue !

Je lui ai dit que j’irais chez elle à deux heures, se dit-il en se levant, je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au fils d’un paysan, madame Derville me l’a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible.

Julien avait raison de s’applaudir de son courage, jamais il ne s’était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut forcé de s’appuyer contre le mur.

Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont il put distinguer le 205

ronflement. Il en fut désolé. Il n’y avait donc plus de prétexte pour ne pas aller chez elle. Mais, grand Dieu ! qu’y ferait-il ? Il n’avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu’il eût été hors d’état de les suivre.

Enfin, souffrant plus mille fois que s’il eût marché à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de madame de Rênal. Il ouvrit la porte d’une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.

Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée ; il ne s’attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer, madame de Rênal se jeta vivement hors de son lit.

Malheureux ! s’écria-t-elle. Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel ; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes.

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Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de madame de Rênal, on eût pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. En effet, il devait à l’amour qu’il avait inspiré et à l’impression imprévue qu’avaient produite sur lui des charmes séduisants une victoire à laquelle ne l’eût pas conduit toute son adresse si maladroite.

Mais, dans les moments les plus doux, victime d’un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d’un homme accoutumé à subjuguer des femmes : il fit des efforts d’attention incroyables pour gâter ce qu’il avait d’aimable. Au lieu d’être attentif aux transports qu’il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l’idée du devoir ne cessa jamais d’être présente à ses yeux.

Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s’il s’écartait du modèle idéal qu’il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être supérieur fut précisément ce qui l’empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C’est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge.

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Are sens