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Mortellement effrayée de l’apparition de Julien, madame de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement.

Même quand elle n’eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien loin d’elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l’enfer en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n’eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu’il venait d’enlever, s’il eût su en jouir.

Le départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l’agitaient malgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient.

Mon Dieu ! être heureux, être aimé, n’est-ce que ça ? Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans cet état d’étonnement et de trouble inquiet où tombe l’âme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve plus 208

quoi désirer, et cependant n’a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupé à repasser tous les détails de sa conduite. – N’ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même ? Ai-je bien joué mon rôle ?

Et quel rôle ? celui d’un homme accoutumé à être brillant avec les femmes.

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XVI

Le lendemain

He turn’d his lips to hers, and with his hand Call’d back the tangles of her wandering hair.

Don Juan, C. I, st. 170.

Heureusement, pour la gloire de Julien, madame de Rênal avait été trop agitée, trop étonnée, pour apercevoir la sottise de l’homme qui, en un moment, était devenu tout au monde pour elle.

Comme elle l’engageait à se retirer, voyant poindre le jour :

– Oh ! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue.

Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci :

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– Regretteriez-vous la vie ?

– Ah ! beaucoup dans ce moment ! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu.

Julien trouva de sa dignité de rentrer exprès au grand jour et avec imprudence.

L’attention continue avec laquelle il étudiait ses moindres actions, dans la folle idée de paraître un homme d’expérience, n’eut qu’un avantage ; lorsqu’il revit madame de Rênal à déjeuner, sa conduite fut un chef-d’œuvre de prudence.

Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu’aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder ; elle s’apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu’une seule fois les yeux sur elle. D’abord, madame de Rênal admira sa prudence. Bientôt, voyant que cet unique regard ne se répétait pas, elle fut alarmée : « Est-ce qu’il ne m’aimerait plus, se dit-elle ; hélas ! je suis bien vieille pour lui ; j’ai dix ans de plus que lui. »

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En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d’amour si extraordinaire, il la regarda avec passion, car elle lui avait semblé bien jolie au déjeuner, et, tout en baissant les yeux, il avait passé son temps à se détailler ses charmes. Ce regard consola madame de Rênal ; il ne lui ôta pas toutes ses inquiétudes ; mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à fait ses remords envers son mari.

Au déjeuner, ce mari ne s’était aperçu de rien ; il n’en était pas de même de madame Derville : elle crut madame de Rênal sur le point de succomber. Pendant toute la journée, son amitié hardie et incisive ne lui épargna pas les demi-mots destinés à lui peindre, sous de hideuses couleurs, le danger qu’elle courait.

Madame de Rênal brûlait de se trouver seule avec Julien

; elle voulait lui demander s’il

l’aimait encore. Malgré la douceur inaltérable de son caractère, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son amie combien elle était importune.

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Le soir, au jardin, madame Derville arrangea si bien les choses, qu’elle se trouva placée entre madame de Rênal et Julien. Madame de Rênal, qui s’était fait une image délicieuse du plaisir de serrer la main de Julien et de la porter à ses lèvres, ne put pas même lui adresser un mot.

Ce contretemps augmenta son agitation. Elle était dévorée d’un remords. Elle avait tant grondé Julien de l’imprudence qu’il avait faite en venant chez elle la nuit précédente, qu’elle tremblait qu’il ne vînt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s’établir dans sa chambre.

Mais, ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgré l’incertitude et la passion qui la dévoraient, elle n’osa point entrer. Cette action lui semblait la dernière des bassesses, car elle sert de texte à un dicton de province.

Les domestiques n’étaient pas tous couchés.

La prudence l’obligea enfin à revenir chez elle.

Deux heures d’attente furent deux siècles de tourments.

Mais Julien était trop fidèle à ce qu’il appelait 213

le devoir, pour manquer à exécuter de point en point ce qu’il s’était prescrit.

Comme une heure sonnait, il s’échappa doucement de sa chambre, s’assura que le maître de la maison était profondément endormi, et parut chez madame de Rênal. Ce jour-là, il trouva plus de bonheur auprès de son amie, car il songea moins constamment au rôle à jouer. Il eut des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que madame de Rênal lui dit de son âge contribua à lui donner quelque assurance.

– Hélas ! j’ai dix ans de plus que vous !

comment pouvez-vous m’aimer ! lui répétait-elle sans projet, et parce que cette idée l’opprimait.

Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu’il était réel, et il oublia presque toute sa peur d’être ridicule.

La sotte idée d’être regardé comme un amant subalterne, à cause de sa naissance obscure, disparut aussi. À mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maîtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la faculté de juger son amant. Heureusement, il n’eut presque pas ce 214

jour-là cet air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir. Si elle se fût aperçue de son attention à jouer un rôle, cette triste découverte lui eût à jamais enlevé tout bonheur. Elle n’y eût pu voir autre chose qu’un triste effet de la disproportion des âges.

Quoique madame de Rênal n’eût jamais pensé aux théories de l’amour, la différence d’âge est, après celle de fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu’il est question d’amour.

En peu de jours, Julien, rendu à toute l’ardeur de son âge, fut éperdument amoureux.

Il faut convenir, se disait-il, qu’elle a une bonté d’âme angélique, et l’on n’est pas plus jolie.

Il avait perdu presque tout à fait l’idée du rôle à jouer. Dans un moment d’abandon, il lui avoua même toutes ses inquiétudes. Cette confidence porta à son comble la passion qu’il inspirait. Je n’ai donc point eu de rivale heureuse, se disait madame de Rênal avec délices

! Elle osa

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l’interroger sur le portrait auquel il mettait tant d’intérêt ; Julien lui jura que c’était celui d’un homme.

Quand il restait à madame de Rênal assez de sang-froid pour réfléchir, elle ne revenait pas de son étonnement qu’un tel bonheur existât, et que jamais elle ne s’en fût doutée.

Are sens