Il s’approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il eût marché à l’ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.
Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens de Paris qui, à quinze ans, savent déjà entrer dans un café d’un air si distingué ? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit tournent au commun. La timidité passionnée que l’on rencontre en province se surmonte quelquefois et alors elle enseigne à vouloir. En s’approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que je lui dise la vérité, pensa Julien, qui devenait courageux à force de timidité vaincue.
– Madame, je viens pour la première fois de ma vie à Besançon ; je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de café.
La demoiselle sourit un peu et puis rougit ; elle craignait, pour ce joli jeune homme, 367
l’attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effrayé et ne reparaîtrait plus.
– Placez-vous ici près de moi, dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout à fait cachée par l’énorme comptoir d’acajou qui s’avance dans la salle.
La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l’occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua ; toutes ses idées changèrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hésitait à appeler un garçon pour avoir du café, comprenant bien qu’à l’arrivée de ce garçon, son tête-à-tête avec Julien allait finir.
Julien, pensif, comparait cette beauté blonde et gaie à certains souvenirs qui l’agitaient souvent.
L’idée de la passion dont il avait été l’objet lui ôta presque toute sa timidité. La belle demoiselle n’avait qu’un instant ; elle lut dans les regards de Julien.
– Cette fumée de pipe vous fait tousser, venez déjeuner demain avant huit heures du matin : 368
alors, je suis presque seule.
– Quel est votre nom ? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidité heureuse.
– Amanda Binet.
– Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci ?
La belle Amanda réfléchit un peu.
– Je suis surveillée : ce que vous me demandez peut me compromettre ; cependant, je m’en vais écrire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.
–
Je m’appelle Julien Sorel, dit le jeune homme ; je n’ai ni parents, ni connaissance à Besançon.
– Ah ! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l’École de droit ?
– Hélas ! non, répondit Julien ; on m’envoie au séminaire.
Le découragement le plus complet éteignit les traits d’Amanda ; elle appela un garçon : elle 369
avait du courage maintenant. Le garçon versa du café à Julien, sans le regarder.
Amanda recevait de l’argent au comptoir ; Julien était fier d’avoir osé parler : on se disputa à l’un des billards. Les cris et les démentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui étonnait Julien. Amanda était rêveuse et baissait les yeux.
– Si vous voulez, mademoiselle, lui dit-il tout à coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin.
Ce petit air d’autorité plut à Amanda. Ce n’est pas un jeune homme de rien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son œil était occupé à voir si quelqu’un s’approchait du comptoir :
– Moi, je suis de Genlis, près de Dijon ; dites que vous êtes aussi de Genlis, et cousin de ma mère.
– Je n’y manquerai pas.
– Tous les jeudis, à cinq heures, en été, MM.
les séminaristes passent ici devant le café.
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– Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes à la main.
Amanda le regarda d’un air étonné ; ce regard changea le courage de Julien en témérité
;
cependant il rougit beaucoup en lui disant :
– Je sens que je vous aime de l’amour le plus violent.
– Parlez donc plus bas, lui dit-elle d’un air effrayé.
Julien songeait à se rappeler les phrases d’un volume dépareillé de la Nouvelle Héloïs e, qu’il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien ; depuis dix minutes, il récitait la Nouvelle Héloïse à mademoiselle Amanda, ravie, il était heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.
Il s’approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules
; il regarda Julien. À
l’instant, l’imagination de celui-ci, toujours dans les extrêmes, ne fut remplie que d’idées de duel.