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Il pâlit beaucoup, éloigna sa tasse, prit une mine 371

assurée, et regarda son rival fort attentivement.

Comme ce rival baissait la tête en se versant familièrement un verre d’eau-de-vie sur le comptoir, d’un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et, pendant deux minutes, se tint immobile à sa place, pâle, résolu et ne songeant qu’à ce qui allait arriver ; il était vraiment bien en cet instant. Le rival avait été étonné des yeux de Julien ; son verre d’eau-devie avalé d’un trait, il dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches latérales de sa grosse redingote et s’approcha d’un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colère ; mais il ne savait comment s’y prendre pour être insolent. Il posa son petit paquet, et, de l’air le plus dandinant qu’il put, marcha vers le billard.

En vain la prudence lui disait : Mais avec un duel dès l’arrivée à Besançon, la carrière ecclésiastique est perdue.

– Qu’importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.

Amanda vit son courage ; il faisait un joli 372

contraste avec la naïveté de ses manières ; en un instant, elle le préféra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en ayant l’air de suivre de l’œil quelqu’un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard :

Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c’est mon beau-frère.

– Que m’importe ? il m’a regardé.

– Voulez-vous me rendre malheureuse ? Sans doute, il vous a regardé, peut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un parent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis.

Lui est Franc-Comtois et n’a jamais dépassé Dôle, sur la route de la Bourgogne ; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien.

Julien hésitait encore ; elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance :

– Sans doute il vous a regardé, mais c’est au moment où il me demandait qui vous êtes ; c’est un homme qui est manant avec tout le monde, il 373

n’a pas voulu vous insulter.

L’œil de Julien suivait le prétendu beau-frère ; il le vit acheter un numéro à la poule que l’on jouait au plus éloigné des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d’un ton menaçant : Je prends à faire ! Il passa vivement derrière mademoiselle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras :

– Venez me payer d’abord, lui dit-elle.

C’est juste, pensa Julien ; elle a peur que je ne sorte sans payer. Amanda était aussi agitée que lui et fort rouge ; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu’elle put, tout en lui répétant à voix basse :

– Sortez à l’instant du café, ou je ne vous aime plus ; et cependant je vous aime bien.

Julien sortit en effet, mais lentement. N’est-il pas de mon devoir, se répétait-il, d’aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier personnage ?

Cette incertitude le retint une heure, sur le boulevard, devant le café ; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s’éloigna.

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Il n’était à Besançon que depuis quelques heures et déjà il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donné autrefois, malgré sa goutte, quelques leçons d’escrime ; telle était toute la science que Julien trouvait au service de sa colère. Mais cet embarras n’eût rien été s’il eût su comment se fâcher autrement qu’en donnant un soufflet ; et, si l’on en venait aux coups de poings, son rival, homme énorme, l’eût battu et puis planté là.

Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans argent, il n’y aura pas grande différence entre un séminaire et une prison

; il faut que je dépose mes habits

bourgeois dans quelque auberge, où je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du séminaire pour quelques heures, je pourrai fort bien, avec mes habits bourgeois, revoir mademoiselle Amanda. Ce raisonnement était beau ; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n’osait entrer dans aucune.

Enfin, comme il repassait devant l’hôtel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontrèrent 375

ceux d’une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, à l’air heureux et gai. Il s’approcha d’elle et lui raconta son histoire.

– Certainement, mon joli petit abbé, lui dit l’hôtesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits bourgeois et même les ferai épousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher. Elle prit une clef et le conduisit elle-même dans une chambre, en lui recommandant d’écrire la note de ce qu’il laissait.

Bon Dieu

! que vous avez bonne mine

comme ça, M. l’abbé Sorel, lui dit la grosse femme quand il descendit à la cuisine, je m’en vais vous faire servir un bon dîner ; et, ajouta-telle à voix basse, il ne vous coûtera que vingt sols, au lieu de cinquante que tout le monde paye

; car il faut bien ménager votre petit boursicot.

J’ai dix louis, répliqua Julien avec une certaine fierté.

– Ah ! bon Dieu ! répondit la bonne hôtesse alarmée, ne parlez pas si haut ; il y a bien des 376

mauvais sujets dans Besançon. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n’entrez jamais dans les cafés, ils sont remplis de mauvais sujets.

– Vraiment ! dit Julien, à qui ce mot donnait à penser.

– Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du café. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dîner à vingt sols ; c’est parler ça, j’espère. Allez vous mettre à table, je vais vous servir moi-même.

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