M. de La Mole, réduit à la société de ce petit abbé, voulut l’émoustiller. Il piqua d’honneur l’orgueil de Julien. Puisqu’on lui demandait la vérité, Julien résolut de tout dire ; mais en taisant deux choses : son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l’humeur au marquis, et la parfaite incrédulité qui n’allait pas trop bien à un futur curé. Sa petite affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva fort à propos. Le marquis rit aux larmes de la scène dans le café de la rue Saint-Honoré, avec le cocher qui l’accablait d’injures sales. Ce fut l’époque d’une franchise parfaite dans les relations entre le maître et le protégé.
M. de La Mole s’intéressa à ce caractère singulier. Dans les commencements, il caressait 597
les ridicules de Julien, afin d’en jouir ; bientôt il trouva plus d’intérêt à corriger tout doucement les fausses manières de voir de ce jeune homme.
Les autres provinciaux qui arrivent à Paris admirent tout, pensait le marquis ; celui-ci hait tout. Ils ont trop d’affectation, lui n’en a pas assez, et les sots le prennent pour un sot.
L’attaque de goutte fut prolongée par les grands froids de l’hiver et dura plusieurs mois.
On s’attache bien à un bel épagneul, se disait le marquis, pourquoi ai-je tant de honte de m’attacher à ce petit abbé ? il est original. Je le traite comme un fils
; eh bien
! où est
l’inconvénient ? Cette fantaisie, si elle dure, me coûtera un diamant de cinq cents louis dans mon testament.
Une fois que le marquis eut compris le caractère ferme de son protégé, chaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire.
Julien remarqua avec effroi qu’il arrivait à ce grand seigneur de lui donner des décisions contradictoires sur le même objet.
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Ceci pouvait le compromettre gravement.
Julien ne travailla plus avec lui sans apporter un registre sur lequel il écrivait les décisions, et le marquis les paraphait. Julien avait pris un commis qui transcrivait les décisions relatives à chaque affaire sur un registre particulier. Ce registre recevait aussi la copie de toutes les lettres.
Cette idée sembla d’abord le comble du ridicule et de l’ennui. Mais, en moins de deux mois, le marquis en sentit les avantages. Julien lui proposa de prendre un commis sortant de chez un banquier, et qui tiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes les dépenses des terres que Julien était chargé d’administrer.
Ces mesures éclaircirent tellement aux yeux du marquis ses propres affaires, qu’il put se donner le plaisir d’entreprendre deux ou trois nouvelles spéculations sans le secours de son prête-nom qui le volait.
– Prenez trois mille francs pour vous, dit-il un jour à son jeune ministre.
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– Monsieur, ma conduite peut être calomniée.
– Que vous faut-il donc ? reprit le marquis avec humeur.
– Que vous veuilliez bien prendre un arrêté et l’écrire de votre main sur le registre ; cet arrêté me donnera une somme de trois mille francs. Au reste, c’est M. l’abbé Pirard qui a eu l’idée de toute cette comptabilité. Le marquis, avec la mine ennuyée du marquis de Moncade écoutant les comptes de M. Poisson, son intendant, écrivit la décision.
Le soir, lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n’était jamais question d’affaires. Les bontés du marquis étaient si flatteuses pour l’amour-propre toujours souffrant de notre héros, que bientôt, malgré lui, il éprouva une sorte d’attachement pour ce vieillard aimable. Ce n’est pas que Julien fût sensible, comme on l’entend à Paris ; mais ce n’était pas un monstre, et personne, depuis la mort du vieux chirurgien-major, ne lui avait parlé avec tant de bonté. Il remarquait avec étonnement que le marquis avait pour son amour-propre des ménagements de politesse qu’il n’avait jamais 600
trouvés chez le vieux chirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien était plus fier de sa croix que le marquis de son cordon bleu. Le père du marquis était un grand seigneur.
Un jour, à la fin d’une audience du matin, en habit noir et pour les affaires, Julien amusa le marquis, qui le retint deux heures, et voulut absolument lui donner quelques billets de banque que son prête-nom venait de lui apporter de la Bourse.
–
J’espère, monsieur le marquis, ne pas m’écarter du profond respect que je vous dois en vous suppliant de me permettre un mot.
– Parlez, mon ami.
– Que monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce don. Ce n’est pas à l’homme en habit noir qu’il est adressé, et il gâterait tout à fait les façons que l’on a la bonté de tolérer chez l’homme en habit bleu. Il salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder.
Ce trait amusa le marquis. Il le conta le soir à l’abbé Pirard.
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– Il faut que je vous avoue enfin une chose, mon cher abbé. Je connais la naissance de Julien, et je vous autorise à ne pas me garder le secret sur cette confidence.
Son procédé de ce matin est noble, pensa le marquis, et moi je l’anoblis.
Quelque temps après, le marquis put enfin sortir.
– Allez passer deux mois à Londres, dit-il à Julien. Les courriers extraordinaires et autres vous porteront les lettres reçues par moi avec mes notes. Vous ferez les réponses et me les renverrez en mettant chaque lettre dans sa réponse. J’ai calculé que le retard ne sera que de cinq jours.
En courant la poste sur la route de Calais, Julien s’étonnait de la futilité des prétendues affaires pour lesquelles on l’envoyait.
Nous ne dirons point avec quel sentiment de haine et presque d’horreur il toucha le sol anglais.
On connaît sa folle passion pour Bonaparte. Il voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans chaque grand seigneur un lord Bathurst, 602
ordonnant les infamies de Sainte-Hélène et en recevant la récompense par dix années de ministère.
À Londres, il connut enfin la haute fatuité. Il s’était lié avec de jeunes seigneurs russes qui l’initièrent.
– Vous êtes prédestiné, mon cher Sorel, lui disaient-ils, vous avez naturellement cette mine froide et à mille lieues de la sensation présente, que nous cherchons tant à nous donner.