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Quant à ce feu, il fallait prendre garde de ne plus le laisser éteindre, et conserver toujours quelque braise sous la cendre. Mais ce n’était qu’une affaire de soin et d’attention, puisque le bois ne manquait pas, et que la provision pourrait toujours être renouvelée en temps utile.

Pencroff songea tout d’abord à utiliser le foyer, en préparant un souper plus nourrissant qu’un plat de lithodomes. Deux douzaines d’œufs furent apportées par Harbert. Le reporter, accoté dans un coin, regardait ces apprêts sans rien dire. Une triple pensée tendait son esprit. Cyrus vit-il encore ?

S’il vit, où peut-il être ? S’il a survécu à sa chute, comment expliquer qu’il n’ait pas trouvé le moyen de faire connaître son existence ? Quant à Nab, il rôdait sur la grève. Ce n’était plus qu’un corps sans âme.

Pencroff, qui connaissait cinquante-deux manières d’accommoder les œufs, n’avait pas le choix en ce moment. Il dut se contenter de les introduire dans les cendres chaudes, et de les laisser durcir à petit feu. En quelques minutes, la cuisson fut opérée, et le marin invita le reporter à prendre sa part du souper.

Tel fut le premier repas des naufragés sur cette côte inconnue. Ces œufs durcis étaient excellents, et, comme l’œuf contient tous les éléments indispensables à la nourriture de l’homme, ces pauvres gens s’en trouvèrent fort bien et se sentirent réconfortés.

Ah ! si l’un d’eux n’eût pas manqué à ce repas ! Si les cinq prisonniers échappés de Richmond eussent été tous là, sous ces roches amoncelées, devant ce feu pétillant et clair, sur ce sable sec, peut-être n’auraient-ils eu que des actions de grâces à rendre au ciel ! Mais le plus ingénieux, le plus savant aussi, celui qui était leur chef incontesté, Cyrus Smith, manquait, hélas ! et son corps n’avait pu même obtenir une sépulture !

Ainsi se passa cette journée du 25 mars. La nuit était venue. On entendait au dehors le vent siffler et le ressac monotone battre la côte. Les galets, poussés et ramenés par les lames, roulaient avec un fracas assourdissant.

Le reporter s’était retiré au fond d’un obscur couloir, après avoir sommairement noté les incidents de ce jour : la première apparition de cette terre nouvelle, la disparition de l’ingénieur, l’exploration de la côte, l’incident des allumettes, etc. ; et, la fatigue aidant, il parvint à trouver quelque repos dans le sommeil.

Harbert, lui, s’endormit bientôt. Quant au marin, veillant d’un œil, il passa la nuit près du foyer, auquel il n’épargna pas le combustible. Un seul des naufragés ne reposa pas dans les Cheminées. Ce fut l’inconsolable, le désespéré Nab, qui, cette nuit tout entière, et malgré ce que lui dirent ses compagnons pour l’engager à prendre du repos, erra sur la grève en appelant son maître !


CHAPITRE VI

L’inventaire des objets possédés par ces naufragés de l’air, jetés sur une côte qui paraissait être inhabitée, sera promptement établi.

Ils n’avaient rien, sauf les habits qu’ils portaient au moment de la catastrophe. Il faut cependant mentionner un carnet et une montre que Gédéon Spilett avait conservée par mégarde sans doute, mais pas une arme, pas un outil, pas même un couteau de poche. Les passagers de la nacelle avaient tout jeté au dehors pour alléger l’aérostat.

Les héros imaginaires de Daniel de Foe ou de Wyss, aussi bien que les Selkirk et les Raynal, naufragés à Juan-Fernandez ou à l’archipel des Auckland, ne furent jamais dans un dénuement aussi absolu. Ou ils tiraient des ressources abondantes de leur navire échoué, soit en graines, en bestiaux, en outils, en munitions, ou bien quelque épave arrivait à la côte qui leur permettait de subvenir aux premiers besoins de la vie. Ils ne se trouvaient pas tout d’abord absolument désarmés en face de la nature. Mais ici, pas un instrument quelconque, pas un ustensile. De rien, il leur faudrait arriver à tout !

Et si encore Cyrus Smith eût été avec eux, si l’ingénieur eût pu mettre sa science pratique, son esprit inventif, au service de cette situation, peut-être tout espoir n’eût-il pas été perdu ! Hélas !

Il ne fallait plus compter revoir Cyrus Smith.

Les naufragés ne devaient rien attendre que d’eux-mêmes, et de cette Providence qui n’abandonne jamais ceux dont la foi est sincère.

Mais, avant tout, devaient-ils s’installer sur cette partie de la côte, sans chercher à savoir à quel continent elle appartenait, si elle était habitée, ou si ce littoral n’était que le rivage d’une île déserte ?

C’était une question importante à résoudre et dans le plus bref délai. De sa solution sortiraient les mesures à prendre. Toutefois, suivant l’avis de Pencroff, il parut convenable d’attendre quelques jours avant d’entreprendre une exploration. Il fallait, en effet, préparer des vivres et se procurer une alimentation plus fortifiante que celle uniquement due à des œufs ou des mollusques. Les explorateurs, exposés à supporter de longues fatigues, sans un abri pour y reposer leur tête, devaient, avant tout, refaire leurs forces.

Les Cheminées offraient une retraite suffisante provisoirement. Le feu était allumé, et il serait facile de conserver des braises. Pour le moment, les coquillages et les œufs ne manquaient pas dans les rochers et sur la grève. On trouverait bien le moyen de tuer quelques-uns de ces pigeons qui volaient par centaines à la crête du plateau, fût-ce à coups de bâton ou à coups de pierre. Peut-être les arbres de la forêt voisine donneraient-ils des fruits comestibles ? Enfin, l’eau douce était là. Il fut donc convenu que, pendant quelques jours, on resterait aux Cheminées, afin de s’y préparer pour une exploration, soit sur le littoral, soit à l’intérieur du pays.

Ce projet convenait particulièrement à Nab. Entêté dans ses idées comme dans ses pressentiments, il n’avait aucune hâte d’abandonner cette portion de la côte, théâtre de la catastrophe. Il ne croyait pas, il ne voulait pas croire à la perte de Cyrus Smith.

Non, il ne lui semblait pas possible qu’un tel homme eût fini de cette vulgaire façon, emporté par un coup de mer, noyé dans les flots, à quelques centaines de pas d’un rivage ! Tant que les lames n’auraient pas rejeté le corps de l’ingénieur, tant que lui, Nab, n’aurait pas vu de ses yeux, touché de ses mains, le cadavre de son maître, il ne croirait pas à sa mort !

Et cette idée s’enracina plus que jamais dans son cœur obstiné. Illusion peut-être, illusion respectable toutefois, que le marin ne voulut pas détruire ! Pour lui, il n’était plus d’espoir, et l’ingénieur avait bien réellement péri dans les flots, mais avec Nab, il n’y avait pas à discuter.

C’était comme le chien qui ne peut quitter la place où est tombé son maître, et sa douleur était telle que, probablement, il ne lui survivrait pas.

Ce matin-là, 26 mars, dès l’aube, Nab avait repris sur la côte la direction du nord, et il était retourné là où la mer, sans doute, s’était refermée sur l’infortuné Smith.

Le déjeuner de ce jour fut uniquement composé d’œufs de pigeon et de lithodomes. Harbert avait trouvé du sel déposé dans le creux des roches par évaporation, et cette substance minérale vint fort à propos.

Ce repas terminé, Pencroff demanda au reporter si celui-ci voulait les accompagner dans la forêt, où Harbert et lui allaient essayer de chasser ! Mais, toute réflexion faite, il était nécessaire que quelqu’un restât, afin d’entretenir le feu, et pour le cas, fort improbable, où Nab aurait eu besoin d’aide. Le reporter resta donc.

« En chasse, Harbert, dit le marin. Nous trouverons des munitions sur notre route, et nous couperons notre fusil dans la forêt. »

Mais, au moment de partir, Harbert fit observer que, puisque l’amadou manquait, il serait peut-être prudent de le remplacer par une autre substance.

« Laquelle ? demanda Pencroff.

– Le linge brûlé, répondit le jeune garçon. Cela peut, au besoin, servir d’amadou. »

Le marin trouva l’avis fort sensé. Seulement, il avait l’inconvénient de nécessiter le sacrifice d’un morceau de mouchoir. Néanmoins, la chose en valait la peine, et le mouchoir à grands carreaux de Pencroff fut bientôt réduit, pour une partie, à l’état de chiffon à demi brûlé. Cette matière inflammable fut déposée dans la chambre centrale, au fond d’une petite cavité du roc, à l’abri de tout vent et de toute humidité.

Il était alors neuf heures du matin. Le temps menaçait, et la brise soufflait du sud-est. Harbert et Pencroff tournèrent l’angle des Cheminées, non sans avoir jeté un regard sur la fumée qui se tordait à une pointe de roc ; puis, ils remontèrent la rive gauche de la rivière.

Arrivé à la forêt, Pencroff cassa au premier arbre deux solides branches qu’il transforma en gourdins, et dont Harbert usa la pointe sur une roche. Ah ! que n’eût-il donné pour avoir un couteau ! Puis, les deux chasseurs s’avancèrent dans les hautes herbes, en suivant la berge. À partir du coude qui reportait son cours dans le sud-ouest, la rivière se rétrécissait peu à peu, et ses rives formaient un lit très encaissé recouvert par le double arceau des arbres. Pencroff, afin de ne pas s’égarer, résolut de suivre le cours d’eau qui le ramènerait toujours à son point de départ. Mais la berge n’était pas sans présenter quelques obstacles, ici des arbres dont les branches flexibles se courbaient jusqu’au niveau du courant, là des lianes ou des épines qu’il fallait briser à coups de bâton. Souvent, Harbert se glissait entre les souches brisées avec la prestesse d’un jeune chat, et il disparaissait dans le taillis. Mais Pencroff le rappelait aussitôt en le priant de ne point s’éloigner.

Cependant, le marin observait avec attention la disposition et la nature des lieux. Sur cette rive gauche, le sol était plat et remontait insensiblement vers l’intérieur. Quelquefois humide, il prenait alors une apparence marécageuse.

On y sentait tout un réseau sous-jacent de filets liquides qui, par quelque faille souterraine, devaient s’épancher vers la rivière. Quelquefois aussi, un ruisseau coulait à travers le taillis, que l’on traversait sans peine. La rive opposée paraissait être plus accidentée, et la vallée, dont la rivière occupait le thalweg, s’y dessinait plus nettement. La colline, couverte d’arbres disposés par étages, formait un rideau qui masquait le regard. Sur cette rive droite, la marche eût été difficile, car les déclivités s’y abaissaient brusquement, et les arbres, courbés sur l’eau, ne se maintenaient que par la puissance de leurs racines.

Inutile d’ajouter que cette forêt, aussi bien que la côte déjà parcourue, était vierge de toute empreinte humaine. Pencroff n’y remarqua que des traces de quadrupèdes, des passées fraîches d’animaux, dont il ne pouvait reconnaître l’espèce. Très certainement, – et ce fut aussi l’opinion d’Harbert, – quelques-unes avaient été laissées par des fauves formidables avec lesquels il y aurait à compter sans doute ; mais nulle part la marque d’une hache sur un tronc d’arbre, ni les restes d’un feu éteint, ni l’empreinte d’un pas ; ce dont on devait se féliciter peut-être, car sur cette terre, en plein Pacifique, la présence de l’homme eût été peut-être plus à craindre qu’à désirer.

Harbert et Pencroff, causant à peine, car les difficultés de la route étaient grandes, n’avançaient que fort lentement, et, après une heure de marche, ils avaient à peine franchis un mille. Jusqu’alors, la chasse n’avait pas été fructueuse. Cependant, quelques oiseaux chantaient et voletaient sous la ramure, et se montraient très farouches, comme si l’homme leur eût instinctivement inspiré une juste crainte. Entre autres volatiles, Harbert signala, dans une partie marécageuse de la forêt, un oiseau à bec aigu et allongé, qui ressemblait anatomiquement à un martin-pêcheur. Toutefois, il se distinguait de ce dernier par son plumage assez rude, revêtu d’un éclat métallique.

« Ce doit être un « jacamar », dit Harbert, en essayant d’approcher l’animal à bonne portée.

– Ce serait bien l’occasion de goûter du jacamar, répondit le marin, si cet oiseau-là était d’humeur à se laisser rôtir ! »

En ce moment, une pierre, adroitement et vigoureusement lancée par le jeune garçon, vint frapper le volatile à la naissance de l’aile ; mais le coup ne fut pas suffisant, car le jacamar s’enfuit de toute la vitesse de ses jambes et disparut en un instant.

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