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Les colons, haletants, sans faire un geste, sans prononcer une parole, regardèrent alors cette lutte des deux éléments. Quel spectacle que ce combat entre l’eau et le feu ! Quelle plume pourrait décrire cette scène d’une merveilleuse horreur, et quel pinceau la pourrait peindre ? L’eau sifflait en s’évaporant au contact des laves bouillonnantes. Les vapeurs, projetées dans l’air, tourbillonnaient à une incommensurable hauteur, comme si les soupapes d’une immense chaudière eussent été subitement ouvertes.

Mais, si considérable que fût la masse d’eau contenue dans le lac, elle devait finir par être absorbée, puisqu’elle ne se renouvelait pas, tandis que le torrent, s’alimentant à une source inépuisable, roulait sans cesse de nouveaux flots de matières incandescentes.

Les premières laves qui tombèrent dans le lac se solidifièrent immédiatement et s’accumulèrent de manière à émerger bientôt. À leur surface glissèrent d’autres laves qui se firent pierres à leur tour, mais en gagnant vers le centre. Une jetée se forma de la sorte et menaça de combler le lac, qui ne pouvait déborder, car le trop-plein de ses eaux se dépensait en vapeurs. Sifflements et grésillements déchiraient l’air avec un bruit assourdissant, et les buées, entraînées par le vent, retombaient en pluie sur la mer. La jetée s’allongeait, et les blocs de laves solidifiées s’entassaient les uns sur les autres. Là où s’étendaient autrefois des eaux paisibles apparaissait un énorme entassement de rocs fumants, comme si un soulèvement du sol eût fait surgir des milliers d’écueils. Que l’on suppose ces eaux bouleversées pendant un ouragan, puis subitement solidifiées par un froid de vingt degrés, et on aura l’aspect du lac, trois heures après que l’irrésistible torrent y eut fait irruption.

Cette fois, l’eau devait être vaincue par le feu.

Cependant, ce fut une circonstance heureuse pour les colons, que l’épanchement lavique eût été dirigé vers le lac Grant. Ils avaient devant eux quelques jours de répit. Le plateau de Grande-vue, Granite-House et le chantier de construction étaient momentanément préservés. Or, ces quelques jours, il fallait les employer à border le navire et à le calfater avec soin. Puis, on le lancerait à la mer et on s’y réfugierait, quitte à le gréer, quand il reposerait dans son élément. Avec la crainte de l’explosion qui menaçait de détruire l’île, il n’y avait plus aucune sécurité à demeurer à terre. Cette retraite de Granite-House, si sûre jusqu’alors, pouvait à chaque minute refermer ses parois de granit !

Pendant les six jours qui suivirent, du 25 au 30

Janvier, les colons travaillèrent au navire autant que vingt hommes eussent pu le faire. À peine prenaient-ils quelque repos, et l’éclat des flammes qui jaillissaient du cratère leur permettait de continuer nuit et jour. L’épanchement volcanique se faisait toujours, mais peut-être avec moins d’abondance. Ce fut heureux, car le lac Grant était presque entièrement comblé, et si de nouvelles laves eussent glissé à la surface des anciennes, elles se fussent inévitablement répandues sur le plateau de Grande-vue, et de là sur la grève.

Mais si de ce côté l’île était en partie protégée, il n’en était pas ainsi de sa portion occidentale. En effet, le second courant de laves qui avait suivi la vallée de la rivière de la chute, vallée large, dont les terrains se déprimaient de chaque côté du creek, ne devait trouver aucun obstacle. Le liquide incandescent s’était donc répandu à travers la forêt de Far-West. À cette époque de l’année où les essences étaient desséchées par une chaleur torride, la forêt prit feu instantanément, de telle sorte que l’incendie se propagea à la fois par la base des troncs et par les hautes ramures dont l’entrelacement aidait aux progrès de la conflagration. Il semblait même que le courant de flamme se déchaînât plus vite à la cime des arbres que le courant de laves à leur pied.

Il arriva, alors, que les animaux, affolés, fauves ou autres, jaguars, sangliers, cabiais, koulas, gibier de poil et de plume, se réfugièrent du côté de la Mercy et dans le marais des tadornes, au delà de la route de port-ballon. Mais les colons étaient trop occupés de leur besogne, pour faire attention même aux plus redoutables de ces animaux. Ils avaient, d’ailleurs, abandonné Granite-House, ils n’avaient même pas voulu chercher abri dans les cheminées, et ils campaient sous une tente, près de l’embouchure de la Mercy.

Chaque jour, Cyrus Smith et Gédéon Spilett montaient au plateau de Grande-vue. Quelquefois Harbert les accompagnait, jamais Pencroff, qui ne voulait pas voir sous son aspect nouveau l’île si profondément dévastée !

C’était un spectacle désolant, en effet. Toute la partie boisée de l’île était maintenant dénudée. Un seul bouquet d’arbres verts se dressait à l’extrémité de la presqu’île serpentine. Çà et là grimaçaient quelques souches ébranchées et noircies. L’emplacement des forêts détruites était plus aride que le marais des tadornes. L’envahissement des laves avait été complet. Où se développait autrefois cette admirable verdure, le sol n’était plus qu’un sauvage amoncellement de tufs volcaniques. Les vallées de la rivière de la chute et de la Mercy ne versaient plus une seule goutte d’eau à la mer, et les colons n’auraient eu aucun moyen d’apaiser leur soif, si le lac Grant eût été entièrement asséché. Mais, heureusement, sa pointe sud avait été épargnée et formait une sorte d’étang, contenant tout ce qui restait d’eau potable dans l’île. Vers le nord-ouest se dessinaient en âpres et vives arêtes les contreforts du volcan, qui figuraient une griffe gigantesque appliquée sur le sol. Quel spectacle douloureux, quel aspect épouvantable, et quels regrets pour ces colons, qui, d’un domaine fertile, couvert de forêts, arrosé de cours d’eau, enrichi de récoltes, se trouvaient en un instant transportés sur un roc dévasté, sur lequel, sans leurs réserves, ils n’eussent pas même trouvé à vivre !

« Cela brise le cœur ! dit un jour Gédéon Spilett.

– Oui, Spilett, répondit l’ingénieur. Que le ciel nous donne le temps d’achever ce bâtiment, maintenant notre seul refuge !

– Ne trouvez-vous pas, Cyrus, que le volcan semble vouloir se calmer ? Il vomit encore des laves, mais moins abondamment, si je ne me trompe !

– Peu importe, répondit Cyrus Smith. Le feu est toujours ardent dans les entrailles de la montagne, et la mer peut s’y précipiter d’un instant à l’autre. Nous sommes dans la situation de passagers dont le navire est dévoré par un incendie qu’ils ne peuvent éteindre, et qui savent que tôt ou tard il gagnera la soute aux poudres ! Venez, Spilett, venez, et ne perdons pas une heure ! »

Pendant huit jours encore, c’est-à-dire jusqu’au 7 février, les laves continuèrent à se répandre, mais l’éruption se maintint dans les limites indiquées.

Cyrus Smith craignait par-dessus tout que les matières liquéfiées ne vinssent à s’épancher sur la grève, et, dans ce cas, le chantier de construction n’eût pas été épargné. Cependant, vers cette époque, les colons sentirent dans la charpente de l’île des vibrations qui les inquiétèrent au plus haut point.

On était au 20 février. Il fallait encore un mois avant que le navire fût en état de prendre la mer.

L’île tiendrait-elle jusque-là ? L’intention de Pencroff et de Cyrus Smith était de procéder au lancement du navire dès que sa coque serait suffisamment étanche. Le pont, l’accastillage, l’aménagement intérieur et le gréement se feraient après, mais l’important était que les colons eussent un refuge assuré en dehors de l’île. Peut-être même conviendrait-il de conduire le navire au port-ballon, c’est-à-dire aussi loin que possible du centre éruptif, car, à l’embouchure de la Mercy, entre l’îlot et la muraille de granit, il courait le risque d’être écrasé, en cas de dislocation. Tous les efforts des travailleurs tendirent donc à l’achèvement de la coque.

Ils arrivèrent ainsi au 3 mars, et ils purent compter que l’opération du lancement se ferait dans une dizaine de jours.

L’espoir revint au cœur de ces colons, si éprouvés pendant cette quatrième année de leur séjour à l’île Lincoln ! Pencroff, lui-même, parut sortir quelque peu de cette sombre taciturnité dans laquelle l’avaient plongé la ruine et la dévastation de son domaine. Il ne songeait plus alors, il est vrai, qu’à ce navire, sur lequel se concentraient toutes ses espérances.

« Nous l’achèverons, dit-il à l’ingénieur, nous l’achèverons, Monsieur Cyrus, et il est temps, car voici la saison qui s’avance, et nous serons bientôt en plein équinoxe. Eh bien, s’il le faut, on relâchera à l’île Tabor pour y passer l’hiver ! Mais l’île Tabor après l’île Lincoln ! Ah ! Malheur de ma vie ! Aurai-je cru jamais voir pareille chose !

– Hâtons-nous ! » répondait invariablement l’ingénieur.

Et l’on travaillait sans perdre un instant.

« Mon maître, demanda Nab quelques jours plus tard, si le capitaine Nemo eût encore été vivant, croyez-vous que tout cela serait arrivé ?

– Oui, Nab, répondit Cyrus Smith.

– Eh bien, moi, je ne le crois pas ! murmura Pencroff à l’oreille de Nab.

– Ni moi ! » répondit sérieusement Nab.

Pendant la première semaine de mars, le mont Franklin redevint menaçant. Des milliers de fils de verre, faits de laves fluides, tombèrent comme une pluie sur le sol. Le cratère s’emplit à nouveau de laves qui s’épanchèrent sur tous les revers du volcan. Le torrent courut à la surface des tufs durcis, et il acheva de détruire les maigres squelettes d’arbres qui avaient résisté à la première éruption. Le courant, suivant, cette fois, la rive sud-ouest du lac Grant, se porta au delà du creek glycérine et envahit le plateau de Grande-vue. Ce dernier coup, porté à l’œuvre des colons, fut terrible. Du moulin, des bâtiments de la basse-cour, des étables, il ne resta plus rien. Les volatiles, effarés, disparurent en toutes directions. Top et Jup donnaient des signes du plus grand effroi, et leur instinct les avertissait qu’une catastrophe était prochaine. Bon nombre des animaux de l’île avaient péri pendant la première éruption. Ceux qui avaient survécu ne trouvèrent d’autre refuge que le marais des tadornes, sauf quelques-uns auxquels le plateau de Grande-vue offrit asile. Mais cette dernière retraite leur fut enfin fermée, et le fleuve de laves, débordant l’arête de la muraille granitique, commença à précipiter sur la grève ses cataractes de feu. La sublime horreur de ce spectacle échappe à toute description. Pendant la nuit, on eût dit un Niagara de fonte liquide, avec ses vapeurs incandescentes en haut et ses masses bouillonnantes en bas !

Les colons étaient forcés dans leur dernier retranchement, et, bien que les coutures supérieures du navire ne fussent pas encore calfatées, ils résolurent de le lancer à la mer !

Pencroff et Ayrton procédèrent donc aux préparatifs du lancement, qui devait avoir lieu le lendemain, dans la matinée du 9 mars.

Mais, pendant cette nuit du 8 au 9, une énorme colonne de vapeurs, s’échappant du cratère, monta au milieu de détonations épouvantables à plus de trois mille pieds de hauteur. La paroi de la caverne Dakkar avait évidemment cédé sous la pression des gaz, et la mer, se précipitant par la cheminée centrale dans le gouffre ignivome, se vaporisa soudain. Mais le cratère ne put donner une issue suffisante à ces vapeurs. Une explosion, qu’on eût entendue à cent milles de distance, ébranla les couches de l’air. Des morceaux de montagnes retombèrent dans le Pacifique, et, en quelques minutes, l’océan recouvrait la place où avait été l’île Lincoln.


CHAPITRE XX

Un roc isolé, long de trente pieds, large de quinze, émergeant de dix à peine, tel était le seul point solide que n’eussent pas envahi les flots du Pacifique.

C’était tout ce qui restait du massif de Granite-House ! La muraille avait été culbutée, puis disloquée, et quelques-unes des roches de la grande salle s’étaient amoncelées de manière à former ce point culminant. Tout avait disparu dans l’abîme autour de lui : le cône inférieur du mont Franklin, déchiré par l’explosion, les mâchoires laviques du golfe du requin, le plateau de Grande-vue, l’îlot du salut, les granits de port-ballon, les basaltes de la crypte Dakkar, la longue presqu’île serpentine, si éloignée cependant du centre éruptif ! De l’île Lincoln, on ne voyait plus que cet étroit rocher qui servait alors de refuge aux six colons et à leur chien Top.

Les animaux avaient également péri dans la catastrophe, les oiseaux aussi bien que les autres représentants de la faune de l’île, tous écrasés ou noyés, et le malheureux Jup lui-même avait, hélas ! trouvé la mort dans quelque crevasse du sol !

Si Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, Ayrton avaient survécu, c’est que, réunis alors sous leur tente, ils avaient été précipités à la mer, au moment où les débris de l’île pleuvaient de toutes parts.

Lorsqu’ils revinrent à la surface, ils ne virent plus, à une demi-encablure, que cet amas de roches, vers lequel ils nagèrent, et sur lequel ils prirent pied.

C’était sur ce roc nu qu’ils vivaient depuis neuf jours ! Quelques provisions retirées avant la catastrophe du magasin de Granite-House, un peu d’eau douce que la pluie avait versée dans un creux de roche, voilà tout ce que les infortunés possédaient. Leur dernier espoir, leur navire, avait été brisé. Ils n’avaient aucun moyen de quitter ce récif. Pas de feu ni de quoi en faire. Ils étaient destinés à périr !

Ce jour-là, 18 mars, il ne leur restait plus de conserves que pour deux jours, bien qu’ils n’eussent consommé que le strict nécessaire. Toute leur science, toute leur intelligence ne pouvait rien dans cette situation. Ils étaient uniquement entre les mains de Dieu.

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