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Le capitaine Nemo avait sauvé Cyrus Smith. Ce fut lui aussi qui ramena le chien aux cheminées, qui rejeta Top des eaux du lac, qui fit échouer à la pointe de l’épave cette caisse contenant tant d’objets utiles pour les colons, qui renvoya le canot dans le courant de la Mercy, qui jeta la corde du haut de Granite-House, lors de l’attaque des singes, qui fit connaître la présence d’Ayrton à l’île Tabor, au moyen du document enfermé dans la bouteille, qui fit sauter le brick par le choc d’une torpille disposée au fond du canal, qui sauva Harbert d’une mort certaine en apportant le sulfate de quinine, lui, enfin, qui frappa les convicts de ces balles électriques dont il avait le secret et qu’il employait dans ses chasses sous-marines. Ainsi s’expliquaient tant d’incidents qui devaient paraître surnaturels, et qui, tous, attestaient la générosité et la puissance du capitaine.

Cependant, ce grand misanthrope avait soif du bien.

Il lui restait d’utiles avis à donner à ses protégés, et, d’autre part, sentant battre son cœur rendu à lui-même par les approches de la mort, il manda, comme on sait, les colons de Granite-House, au moyen d’un fil par lequel il relia le corral au Nautilus, qui était muni d’un appareil alphabétique… Peut-être ne l’eût-il pas fait, s’il avait su que Cyrus Smith connaissait assez son histoire pour le saluer de ce nom de Nemo.

Le capitaine avait terminé le récit de sa vie.

Cyrus Smith prit alors la parole ; il rappela tous les incidents qui avaient exercé sur la colonie une si salutaire influence, et, au nom de ses compagnons comme au sien, il remercia l’être généreux auquel ils devaient tant.

Mais le capitaine Nemo ne songeait pas à réclamer le prix des services qu’il avait rendus. Une dernière pensée agitait son esprit, et avant de serrer la main que lui présentait l’ingénieur :

« Maintenant, monsieur, dit-il, maintenant que vous connaissez ma vie, jugez-la ! »

En parlant ainsi, le capitaine faisait évidemment allusion à un grave incident dont les trois étrangers jetés à son bord avaient été témoins, – incident que le professeur français avait nécessairement raconté dans son ouvrage et dont le retentissement devait avoir été terrible. En effet, quelques jours avant la fuite du professeur et de ses deux compagnons, le Nautilus, poursuivi par une frégate dans le nord de l’Atlantique, s’était précipité comme un bélier sur cette frégate et l’avait coulée sans merci.

Cyrus Smith comprit l’allusion et demeura sans répondre.

« C’était une frégate anglaise, monsieur, s’écria le capitaine Nemo, redevenu un instant le prince Dakkar, une frégate anglaise, vous entendez bien ! Elle m’attaquait ! J’étais resserré dans une baie étroite et peu profonde !… il me fallait passer, et… j’ai passé ! »

Puis, d’une voix plus calme :

« J’étais dans la justice et dans le droit, ajouta-t-il. J’ai fait partout le bien que j’ai pu, et aussi le mal que j’ai dû. Toute justice n’est pas dans le pardon ! »

Quelques instants de silence suivirent cette réponse, et le capitaine Nemo prononça de nouveau cette phrase :

« Que pensez-vous de moi, messieurs ? »

Cyrus Smith tendit la main au capitaine, et, à sa demande, il répondit d’une voix grave :

« Capitaine, votre tort est d’avoir cru qu’on pouvait ressusciter le passé, et vous avez lutté contre le progrès nécessaire. Ce fut une de ces erreurs que les uns admirent, que les autres blâment, dont Dieu seul est juge et que la raison humaine doit absoudre.

Celui qui se trompe dans une intention qu’il croit bonne, on peut le combattre, on ne cesse pas de l’estimer. Votre erreur est de celles qui n’excluent pas l’admiration, et votre nom n’a rien à redouter des jugements de l’histoire. Elle aime les héroïques folies, tout en condamnant les résultats qu’elles entraînent. »

La poitrine du capitaine Nemo se souleva, et sa main se tendit vers le ciel.

« Ai-je eu tort, ai-je eu raison ? » murmura-t-il.

Cyrus Smith reprit :

« Toutes les grandes actions remontent à Dieu, car elles viennent de lui ! Capitaine Nemo, les honnêtes gens qui sont ici, eux que vous avez secourus, vous pleureront à jamais ! »

Harbert s’était rapproché du capitaine. Il plia les genoux, il prit sa main et la lui baisa. Une larme glissa des yeux du mourant.

« Mon enfant, dit-il, sois béni !… »


CHAPITRE XVII

Le jour était venu. Aucun rayon lumineux ne pénétrait dans cette profonde crypte. La mer, haute en ce moment, en obstruait l’ouverture. Mais la lumière factice qui s’échappait en longs faisceaux à travers les parois du Nautilus n’avait pas faibli, et la nappe d’eau resplendissait toujours autour de l’appareil flottant. Une extrême fatigue accablait alors le capitaine Nemo, qui était retombé sur le divan. On ne pouvait songer à le transporter à Granite-House, car il avait manifesté sa volonté de rester au milieu de ces merveilles du Nautilus, que des millions n’eussent pas payées, et d’y attendre une mort, qui ne pouvait tarder à venir.

Pendant une assez longue prostration qui le tint presque sans connaissance, Cyrus Smith et Gédéon Spilett observèrent avec attention l’état du malade. Il était visible que le capitaine s’éteignait peu à peu. La force allait manquer à ce corps autrefois si robuste, maintenant frêle enveloppe d’une âme qui allait s’échapper. Toute la vie était concentrée au cœur et à la tête.

L’ingénieur et le reporter s’étaient consultés à voix basse. Y avait-il quelque soin à donner à ce mourant ? Pouvait-on, sinon le sauver, du moins prolonger sa vie pendant quelques jours ? Lui-même avait dit qu’il n’y avait aucun remède, et il attendait tranquillement la mort, qu’il ne craignait pas.

« Nous ne pouvons rien, dit Gédéon Spilett.

– Mais de quoi meurt-il ? demanda Pencroff.

– Il s’éteint, répondit le reporter.

– Cependant, reprit le marin, si nous le transportions en plein air, en plein soleil, peut-être se ranimerait-il ?

– Non, Pencroff, répondit l’ingénieur, rien n’est à tenter ! D’ailleurs, le capitaine Nemo ne consentirait pas à quitter son bord. Il y a trente ans qu’il vit sur le Nautilus, c’est sur le Nautilus qu’il veut mourir. »

Sans doute, le capitaine Nemo entendit la réponse de Cyrus Smith, car il se releva un peu, et d’une voix plus faible, mais toujours intelligible :

« Vous avez raison, monsieur, dit-il. Je dois et je veux mourir ici. Aussi ai-je une demande à vous faire. »

Cyrus Smith et ses compagnons s’étaient rapprochés du divan, et ils en disposèrent les coussins de telle sorte que le mourant fût mieux appuyé.

On put voir alors son regard s’arrêter sur toutes les merveilles de ce salon, éclairé par les rayons électriques que tamisaient les arabesques d’un plafond lumineux. Il regarda, l’un après l’autre, les tableaux accrochés aux splendides tapisseries des parois, ces chefs-d’œuvre des maîtres italiens, flamands, français et espagnols, les réductions de marbre et de bronze qui se dressaient sur leurs piédestaux, l’orgue magnifique adossé à la cloison d’arrière, puis les vitrines disposées autour d’une vasque centrale, dans laquelle s’épanouissaient les plus admirables produits de la mer, plantes marines, zoophytes, chapelets de perles d’une inappréciable valeur, et, enfin, ses yeux s’arrêtèrent sur cette devise inscrite au fronton de ce musée, la devise du Nautilus : mobilis in mobile.

Il semblait qu’il voulût une dernière fois caresser du regard ces chefs-d’œuvre de l’art et de la nature, auxquels il avait limité son horizon pendant un séjour de tant d’années dans l’abîme des mers !

Cyrus Smith avait respecté le silence que gardait le capitaine Nemo. Il attendait que le mourant reprît la parole.

Après quelques minutes, pendant lesquelles il revit passer devant lui, sans doute, sa vie tout entière, le capitaine Nemo se retourna vers les colons et leur dit :

« Vous croyez, messieurs, me devoir quelque reconnaissance ?…

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