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Il avait été bien convenu que la construction du navire serait très activement poussée, et Cyrus Smith y donna plus que jamais son temps et ses soins. On ne savait ce que réservait l’avenir. Or, c’était une garantie pour les colons d’avoir à leur disposition un bâtiment solide, pouvant tenir la mer même par un gros temps, et assez grand pour tenter, au besoin, une traversée de quelque durée. Si, le bâtiment achevé, les colons ne se décidaient pas à quitter encore l’île Lincoln et à gagner, soit un archipel polynésien du Pacifique, soit les côtes de la Nouvelle-Zélande, du moins devaient-ils se rendre au plus tôt à l’île Tabor, afin d’y déposer la notice relative à Ayrton. C’était une indispensable précaution à prendre pour le cas où le yacht écossais reparaîtrait dans ces mers, et il ne fallait rien négliger à cet égard.

Les travaux furent donc repris. Cyrus Smith, Pencroff et Ayrton, aidés de Nab, de Gédéon Spilett et d’Harbert, toutes les fois que quelque autre besogne pressante ne les réclamait pas, travaillèrent sans relâche. Il était nécessaire que le nouveau bâtiment fût prêt dans cinq mois, c’est-à-dire pour le commencement de mars, si l’on voulait rendre visite à l’île Tabor avant que les coups de vent d’équinoxe eussent rendu cette traversée impraticable. Aussi les charpentiers ne perdirent-ils pas un moment. Du reste, ils n’avaient pas à se préoccuper de fabriquer un gréement, car celui du speedy avait été sauvé en entier. C’était donc, avant tout, la coque du navire qu’il fallait achever.

La fin de l’année 1868 s’écoula au milieu de ces importants travaux, presque à l’exclusion de tous autres. Au bout de deux mois et demi, les couples avaient été mis en place, et les premiers bordages étaient ajustés. On pouvait déjà juger que les plans donnés par Cyrus Smith étaient excellents, et que le navire se comporterait bien à la mer. Pencroff apportait à ce travail une activité dévorante et ne se gênait pas de grommeler, quand l’un ou l’autre abandonnait la hache du charpentier pour le fusil du chasseur. Il fallait bien, cependant, entretenir les réserves de Granite-House, en vue du prochain hiver.

Mais n’importe. Le brave marin n’était pas content lorsque les ouvriers manquaient au chantier. Dans ces occasions-là, et en bougonnant, il faisait – par colère – l’ouvrage de six hommes.

Toute cette saison d’été fut mauvaise. Pendant quelques jours, les chaleurs étaient accablantes, et l’atmosphère, saturée d’électricité, ne se déchargeait ensuite que par de violents orages qui troublaient profondément les couches d’air. Il était rare que des roulements lointains du tonnerre ne se fissent pas entendre. C’était comme un murmure sourd, mais permanent, tel qu’il se produit dans les régions équatoriales du globe.

Le 1er janvier 1869 fut même signalé par un orage d’une violence extrême, et la foudre tomba plusieurs fois sur l’île. De gros arbres furent atteints par le fluide et brisés, entre autres un de ces énormes micocouliers qui ombrageaient la basse-cour à l’extrémité sud du lac. Ce météore avait-il une relation quelconque avec les phénomènes qui s’accomplissaient dans les entrailles de la terre ? Une sorte de connexité s’établissait-elle entre les troubles de l’air et les troubles des portions intérieures du globe ? Cyrus Smith fut porté à le croire, car le développement de ces orages fut marqué par une recrudescence des symptômes volcaniques.

Ce fut le 3 janvier que Harbert, étant monté dès l’aube au plateau de Grande-vue pour seller l’un des onaggas, aperçut un énorme panache qui se déroulait à la cime du volcan.

Harbert prévint aussitôt les colons, qui vinrent de suite observer le sommet du mont Franklin.

« Eh ! s’écria Pencroff, ce ne sont pas des vapeurs, cette fois ! Il me semble que le géant ne se contente plus de respirer, mais qu’il fume ! »

Cette image, employée par le marin, traduisait justement la modification qui s’était opérée à la bouche du volcan. Depuis trois mois déjà, le cratère émettait des vapeurs plus ou moins intenses, mais qui ne provenaient encore que d’une ébullition intérieure des matières minérales. Cette fois, aux vapeurs venait de succéder une fumée épaisse, s’élevant sous la forme d’une colonne grisâtre, large de plus de trois cents pieds à sa base, et qui s’épanouissait comme un immense champignon à une hauteur de sept à huit cents pieds au-dessus de la cime du mont.

« Le feu est dans la cheminée, dit Gédéon Spilett.

– Et nous ne pourrons pas l’éteindre ! répondit Harbert.

– On devrait bien ramoner les volcans, fit observer Nab, qui sembla parler le plus sérieusement du monde.

– Bon, Nab, s’écria Pencroff. Est-ce toi qui te chargerais de ce ramonage-là ? »

Et Pencroff poussa un gros éclat de rire.

Cyrus Smith observait avec attention l’épaisse fumée projetée par le mont Franklin, et il prêtait même l’oreille, comme s’il eût voulu surprendre quelque grondement éloigné. Puis, revenant vers ses compagnons, dont il s’était écarté quelque peu :

« En effet, mes amis, une importante modification s’est produite, il ne faut pas se le dissimuler. Les matières volcaniques ne sont plus seulement à l’état d’ébullition, elles ont pris feu, et, très certainement, nous sommes menacés d’une éruption prochaine !

– Eh bien, Monsieur Smith, on la verra, l’éruption, s’écria Pencroff, et on l’applaudira si elle est réussie ! Je ne pense pas qu’il y ait là de quoi nous préoccuper !

– Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, car l’ancienne route des laves est toujours ouverte, et, grâce à sa disposition, le cratère les a jusqu’ici épanchées vers le nord. Et cependant…

– Et cependant, puisqu’il n’y a aucun avantage à retirer d’une éruption, mieux vaudrait que celle-ci n’eût pas lieu, dit le reporter.

– Qui sait ? répondit le marin. Il y a peut-être dans ce volcan quelque utile et précieuse matière qu’il vomira complaisamment, et dont nous ferons bon usage ! »

Cyrus Smith secoua la tête en homme qui n’attendait rien de bon du phénomène dont le développement était si subit. Il n’envisageait pas aussi légèrement que Pencroff les conséquences d’une éruption. Si les laves, par suite de l’orientation du cratère, ne menaçaient pas directement les parties boisées et cultivées de l’île, d’autres complications pouvaient se présenter. En effet, il n’est pas rare que les éruptions soient accompagnées de tremblements de terre, et une île, de la nature de l’île Lincoln, formée de matières si diverses, basaltes d’un côté, granit de l’autre, laves au nord, sol meuble au midi, matières qui, par conséquent, ne pouvaient être solidement liées entre elles, aurait couru le risque d’être désagrégée. Si donc l’épanchement des substances volcaniques ne constituait pas un danger très sérieux, tout mouvement dans la charpente terrestre qui eût secoué l’île pouvait entraîner des conséquences extrêmement graves.

« Il me semble, dit Ayrton, qui s’était couché de manière à poser son oreille sur le sol, il me semble entendre des roulements sourds, comme ferait un chariot chargé de barres de fer. »

Les colons écoutèrent avec une extrême attention et purent constater qu’Ayrton ne se trompait pas. Aux roulements se mêlaient parfois des mugissements souterrains qui formaient une sorte de « rinfordzando »

Et s’éteignaient peu à peu, comme si quelque brise violente eût passé dans les profondeurs du globe.

Mais aucune détonation proprement dite ne se faisait encore entendre. On pouvait donc en conclure que les vapeurs et les fumées trouvaient un libre passage à travers la cheminée centrale, et que, la soupape étant assez large, aucune dislocation ne se produirait, aucune explosion ne serait à craindre.

« Ah çà ! dit alors Pencroff, est-ce que nous n’allons pas retourner au travail ? Que le mont Franklin fume, braille, gémisse, vomisse feu et flammes tant qu’il lui plaira, ce n’est pas une raison pour ne rien faire ! Allons, Ayrton, Nab, Harbert, Monsieur Cyrus, Monsieur Spilett, il faut aujourd’hui que tout le monde mette la main à la besogne ! Nous allons ajuster les précintes, et une douzaine de bras ne seront pas de trop. Avant deux mois, je veux que notre nouveau Bonadventure – car nous lui conserverons ce nom, n’est-il pas vrai ? – flotte sur les eaux du port-ballon ! Donc, pas une heure à perdre ! »

Tous les colons, dont les bras étaient réclamés par Pencroff, descendirent au chantier de construction et procédèrent à la pose des précintes, épais bordages qui forment la ceinture d’un bâtiment et relient solidement entre eux les couples de sa carcasse. C’était là une grosse et pénible besogne, à laquelle tous durent prendre part.

On travailla donc assidûment pendant toute cette journée du 3 janvier, sans se préoccuper du volcan, qu’on ne pouvait apercevoir, d’ailleurs, de la grève de Granite-House. Mais, une ou deux fois, de grandes ombres, voilant le soleil, qui décrivait son arc diurne sur un ciel extrêmement pur, indiquèrent qu’un épais nuage de fumée passait entre son disque et l’île. Le vent, soufflant du large, emportait toutes ces vapeurs dans l’ouest. Cyrus Smith et Gédéon Spilett remarquèrent parfaitement ces assombrissements passagers, et causèrent à plusieurs reprises des progrès que faisait évidemment le phénomène volcanique, mais le travail ne fut pas interrompu.

Il était, d’ailleurs, d’un haut intérêt, à tous les points de vue, que le bâtiment fût achevé dans le plus bref délai. En présence d’éventualités qui pouvaient naître, la sécurité des colons n’en serait que mieux garantie. Qui sait si ce navire ne serait pas un jour leur unique refuge ?

Le soir, après souper, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Harbert remontèrent sur le plateau de Grande-vue. La nuit était déjà faite, et l’obscurité devait permettre de reconnaître si, aux vapeurs et aux fumées accumulées à la bouche du cratère, se mêlaient soit des flammes, soit des matières incandescentes, projetées par le volcan.

« Le cratère est en feu ! » s’écria Harbert, qui, plus leste que ses compagnons, était arrivé le premier au plateau.

Le mont Franklin, distant de six milles environ, apparaissait alors comme une gigantesque torche, au sommet de laquelle se tordaient quelques flammes fuligineuses. Tant de fumée, tant de scories et de cendres peut-être y étaient mêlées, que leur éclat, très atténué, ne tranchait pas au vif sur les ténèbres de la nuit. Mais une sorte de lueur fauve se répandait sur l’île et découpait confusément la masse boisée des premiers plans. D’immenses tourbillons obscurcissaient les hauteurs du ciel, à travers lesquels scintillaient quelques étoiles.

« Les progrès sont rapides ! dit l’ingénieur.

– Ce n’est pas étonnant, répondit le reporter. Le réveil du volcan date depuis un certain temps déjà. Vous vous rappelez, Cyrus, que les premières vapeurs ont apparu vers l’époque à laquelle nous avons fouillé les contreforts de la montagne pour découvrir la retraite du capitaine Nemo. C’était, si je ne me trompe, vers le 15 octobre ?

– Oui ! répondit Harbert, et voilà déjà deux mois et demi de cela !

– Les feux souterrains ont donc couvé pendant dix semaines, reprit Gédéon Spilett, et il n’est pas étonnant qu’ils se développent maintenant avec cette violence !

– Est-ce que vous ne sentez pas certaines vibrations dans le sol ? demanda Cyrus Smith.

– En effet, répondit Gédéon Spilett, mais de là à un tremblement de terre…

– Je ne dis pas que nous soyons menacés d’un tremblement de terre, répondit Cyrus Smith, et Dieu nous en préserve ! Non. Ces vibrations sont dues à l’effervescence du feu central. L’écorce terrestre n’est autre chose que la paroi d’une chaudière, et vous savez que la paroi d’une chaudière, sous la pression des gaz, vibre comme une plaque sonore. C’est cet effet qui se produit en ce moment.

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