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La proposition fut acceptée, et, en quelques minutes, Harbert et Nab étaient arrivés au plateau supérieur. Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff les suivirent d’un pas plus posé.

À deux cents pieds, à travers le feuillage, la belle nappe d’eau resplendissait sous les rayons solaires.

Le paysage était charmant en cet endroit. Les arbres, aux tons jaunis, se groupaient merveilleusement pour le régal des yeux. Quelques vieux troncs énormes, abattus par l’âge, tranchaient, par leur écorce noirâtre, sur le tapis verdoyant qui recouvrait le sol. Là caquetait tout un monde de kakatoès bruyants, véritables prismes mobiles, qui sautaient d’une branche à l’autre. On eût dit que la lumière n’arrivait plus que décomposée à travers cette singulière ramure.

Les colons, au lieu de gagner directement la rive nord du lac, contournèrent la lisière du plateau, de manière à rejoindre l’embouchure du creek sur sa rive gauche. C’était un détour d’un mille et demi au plus. La promenade était facile, car les arbres, largement espacés, laissaient entre eux un libre passage. On sentait bien que, sur cette limite, s’arrêtait la zone fertile, et la végétation s’y montrait moins vigoureuse que dans toute la partie comprise entre les cours du creek et de la Mercy.

Cyrus Smith et ses compagnons ne marchaient pas sans une certaine circonspection sur ce sol nouveau pour eux. Arcs, flèches, bâtons emmanchés d’un fer aigu, c’étaient là leurs seules armes.

Cependant, aucun fauve ne se montra, et il était probable que ces animaux fréquentaient plutôt les épaisses forêts du sud ; mais les colons eurent la désagréable surprise d’apercevoir Top s’arrêter devant un serpent de grande taille, qui mesurait quatorze à quinze pieds de longueur. Nab l’assomma d’un coup de bâton. Cyrus Smith examina ce reptile, et déclara qu’il n’était pas venimeux, car il appartenait à l’espèce des serpents-diamants dont les indigènes se nourrissent dans la Nouvelle-Galle du Sud. Mais il était possible qu’il en existât d’autres dont la morsure est mortelle, tels que ces vipères-sourdes, à queue fourchue, qui se redressent sous le pied, ou ces serpents ailés, munis de deux oreillettes qui leur permettent de s’élancer avec une rapidité extrême.

Top, le premier moment de surprise passé, donnait la chasse aux reptiles avec un acharnement qui faisait craindre pour lui. Aussi son maître le rappelait-il constamment.

L’embouchure du Creek-Rouge, à l’endroit où il se jetait dans le lac, fut bientôt atteinte. Les explorateurs reconnurent sur la rive opposée le point qu’ils avaient déjà visité en descendant du mont Franklin. Cyrus Smith constata que le débit d’eau du creek était assez considérable ; il était donc nécessaire qu’en un endroit quelconque, la nature eût offert un déversoir au trop-plein du lac. C’était ce déversoir qu’il s’agissait de découvrir, car, sans doute, il formait une chute dont il serait possible d’utiliser la puissance mécanique.

Les colons, marchant à volonté, mais sans trop s’écarter les uns des autres, commencèrent donc à contourner la rive du lac, qui était très accore.

Les eaux semblaient extrêmement poissonneuses, et Pencroff se promit bien de fabriquer quelques engins de pêche afin de les exploiter.

Il fallut d’abord doubler la pointe aiguë du nord-est. On eût pu supposer que la décharge des eaux s’opérait en cet endroit, car l’extrémité du lac venait presque affleurer la lisière du plateau. Mais il n’en était rien, et les colons continuèrent d’explorer la rive, qui, après une légère courbure, redescendait parallèlement au littoral. De ce côté, la berge était moins boisée, mais quelques bouquets d’arbres, semés çà et là, ajoutaient au pittoresque du paysage. Le lac Grant apparaissait alors dans toute son étendue, et aucun souffle ne ridait la surface de ses eaux. Top, en battant les broussailles, fit lever des bandes d’oiseaux divers, que Gédéon Spilett et Harbert saluèrent de leurs flèches. Un de ces volatiles fut même adroitement atteint par le jeune garçon, et tomba au milieu d’herbes marécageuses. Top se précipita vers lui, et rapporta un bel oiseau nageur, couleur d’ardoise, à bec court, à plaque frontale très développée, aux doigts élargis par une bordure festonnée, aux ailes bordées d’un liséré blanc. C’était un « foulque », de la taille d’une grosse perdrix, appartenant à ce groupe des macrodactyles qui forme la transition entre l’ordre des échassiers et celui des palmipèdes. Triste gibier, en somme, et d’un goût qui devait laisser à désirer. Mais Top se montrerait sans doute moins difficile que ses maîtres, et il fut convenu que le foulque servirait à son souper.

Les colons suivaient alors la rive orientale du lac, et ils ne devaient pas tarder à atteindre la portion déjà reconnue. L’ingénieur était fort surpris, car il ne voyait aucun indice d’écoulement du trop-plein des eaux. Le reporter et le marin causaient avec lui, et il ne leur dissimulait point son étonnement. En ce moment, Top, qui avait été fort calme jusqu’alors, donna des signes d’agitation.

L’intelligent animal allait et venait sur la berge, s’arrêtait soudain, et regardait les eaux, une patte levée, comme s’il eût été en arrêt sur quelque gibier invisible ; puis, il aboyait avec fureur, en quêtant, pour ainsi dire, et se taisait subitement.

Ni Cyrus Smith, ni ses compagnons n’avaient d’abord fait attention à ce manège de Top ; mais les aboiements du chien devinrent bientôt si fréquents, que l’ingénieur s’en préoccupa.

« Qu’est-ce qu’il y a, Top ? » demanda-t-il.

Le chien fit plusieurs bonds vers son maître, en laissant voir une inquiétude véritable, et il s’élança de nouveau vers la berge. Puis, tout à coup, il se précipita dans le lac.

« Ici, Top ! cria Cyrus Smith, qui ne voulait pas laisser son chien s’aventurer sur ces eaux suspectes.

– Qu’est-ce qui se passe donc là-dessous ? demanda Pencroff en examinant la surface du lac.

– Top aura senti quelque amphibie, répondit Harbert.

– Un alligator, sans doute ? dit le reporter.

– Je ne le pense pas, répondit Cyrus Smith. Les alligators ne se rencontrent que dans les régions moins élevées en latitude. »

Cependant, Top était revenu à l’appel de son maître, et avait regagné la berge ; mais il ne pouvait rester en repos ; il sautait au milieu des grandes herbes, et, son instinct le guidant, il semblait suivre quelque être invisible qui se serait glissé sous les eaux du lac, en en rasant les bords. Cependant, les eaux étaient calmes, et pas une ride n’en troublait la surface. Plusieurs fois, les colons s’arrêtèrent sur la berge, et ils observèrent avec attention. Rien n’apparut. Il y avait là quelque mystère.

L’ingénieur était fort intrigué.

« Poursuivons jusqu’au bout cette exploration », dit-il.

Une demi-heure après, ils étaient tous arrivés à l’angle sud-est du lac et se retrouvaient sur le plateau même de Grande-vue. À ce point, l’examen des rives du lac devait être considéré comme terminé, et, cependant, l’ingénieur n’avait pu découvrir par où et comment s’opérait la décharge des eaux.

« Pourtant, ce déversoir existe, répétait-il, et puisqu’il n’est pas extérieur, il faut qu’il soit creusé à l’intérieur du massif granitique de la côte !

– Mais quelle importance attachez-vous à savoir cela, mon cher Cyrus ? demanda Gédéon Spilett.

– Une assez grande, répondit l’ingénieur, car si l’épanchement se fait à travers le massif, il est possible qu’il s’y trouve quelque cavité, qu’il eût été facile de rendre habitable après avoir détourné les eaux.

– Mais n’est-il pas possible, monsieur Cyrus, que les eaux s’écoulent par le fond même du lac, dit Harbert, et qu’elles aillent à la mer par un conduit souterrain ?

– Cela peut être, en effet, répondit l’ingénieur, et, si cela est, nous serons obligés de bâtir notre maison nous-mêmes, puisque la nature n’a pas fait les premiers frais de construction. »

Les colons se disposaient donc à traverser le plateau pour regagner les Cheminées, car il était cinq heures du soir, quand Top donna de nouveaux signes d’agitation. Il aboyait avec rage, et, avant que son maître eût pu le retenir, il se précipita une seconde fois dans le lac.

Tous coururent vers la berge. Le chien en était déjà à plus de vingt pieds, et Cyrus Smith le rappelait vivement, quand une tête énorme émergea de la surface des eaux, qui ne paraissaient pas être profondes en cet endroit.

Harbert reconnut aussitôt l’espèce d’amphibie auquel appartenait cette tête conique à gros yeux, que décoraient des moustaches à longs poils soyeux.

« Un lamantin ! » s’écria-t-il.

Ce n’était pas un lamantin, mais un spécimen de cette espèce, comprise dans l’ordre des cétacés, qui porte le nom de « dugong », car ses narines étaient ouvertes à la partie supérieure de son museau.

L’énorme animal s’était précipité sur le chien, qui voulut vainement l’éviter en revenant vers la berge. Son maître ne pouvait rien pour le sauver, et avant même qu’il fût venu à la pensée de Gédéon Spilett ou d’Harbert d’armer leurs arcs, Top, saisi par le dugong, disparaissait sous les eaux.

Nab, son épieu ferré à la main, voulut se jeter au secours du chien, décidé à s’attaquer au formidable animal jusque dans son élément.

« Non, Nab », dit l’ingénieur, en retenant son courageux serviteur.

Cependant, une lutte se passait sous les eaux, lutte inexplicable, car, dans ces conditions, Top ne pouvait évidemment pas résister, lutte qui devait être terrible, on le voyait aux bouillonnements de la surface, lutte, enfin, qui ne pouvait se terminer que par la mort du chien ! Mais soudain, au milieu d’un cercle d’écume, on vit reparaître Top. Lancé en l’air par quelque force inconnue, il s’éleva à dix pieds au-dessus de la surface du lac, retomba au milieu des eaux profondément troublées, et eût bientôt regagné la berge sans blessures graves, miraculeusement sauvé.

Cyrus Smith et ses compagnons regardaient sans comprendre. Circonstance non moins inexplicable encore ! On eût dit que la lutte continuait encore sous les eaux. Sans doute le dugong, attaqué par quelque puissant animal, après avoir lâché le chien, se battait pour son propre compte.

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