Pendant cette excursion, on aperçut quelques sangliers sauvages, qui ne cherchèrent point à attaquer la petite troupe, et il ne semblait pas que l’on dût rencontrer de fauves redoutables, quand, dans un épais fourré, le reporter crut voir, à quelques pas de lui, entre les premières branches d’un arbre, un animal qu’il prit pour un ours, et qu’il se mit à dessiner tranquillement. Très heureusement pour Gédéon Spilett, l’animal en question n’appartenait point à cette redoutable famille des plantigrades. Ce n’était qu’un « koula », plus connu sous le nom de « paresseux », qui avait la taille d’un grand chien, le poil hérissé et de couleur sale, les pattes armées de fortes griffes, ce qui lui permettait de grimper aux arbres et de se nourrir de feuilles. Vérification faite de l’identité dudit animal, qu’on ne dérangea point de ses occupations, Gédéon Spilett effaça « ours » de la légende de son croquis, mit « koula » à la place, et la route fut reprise.
À cinq heures du soir, Cyrus Smith donnait le signal de halte. Il se trouvait en dehors de la forêt, à la naissance de ces puissants contreforts qui étançonnaient le mont Franklin vers l’est. À quelques centaines de pas coulait le Creek-Rouge, et, par conséquent, l’eau potable n’était pas loin.
Le campement fut aussitôt organisé. En moins d’une heure, sur la lisière de la forêt, entre les arbres, une hutte de branchages entremêlés de lianes et empâtés de terre glaise, offrit une retraite suffisante. On remit au lendemain les recherches géologiques. Le souper fut préparé, un bon feu flamba devant la hutte, la broche tourna, et à huit heures, tandis que l’un des colons veillait pour entretenir le foyer, au cas où quelque bête dangereuse aurait rôdé aux alentours, les autres dormaient d’un bon sommeil.
Le lendemain, 21 avril, Cyrus Smith, accompagné d’Harbert, alla rechercher ces terrains de formation ancienne sur lesquels il avait déjà trouvé un échantillon de minerai. Il rencontra le gisement à fleur de terre, presque aux sources même du creek, au pied de la base latérale de l’un de ces contreforts du nord-est. Ce minerai, très riche en fer, enfermé dans sa gangue fusible, convenait parfaitement au mode de réduction que l’ingénieur comptait employer, c’est-à-dire la méthode catalane, mais simplifiée, ainsi qu’on l’emploie en Corse. En effet, la méthode catalane proprement dite exige la construction de fours et de creusets, dans lesquels le minerai et le charbon, placés par couches alternatives, se transforment et se réduisent. Mais Cyrus Smith prétendait économiser ces constructions, et voulait former tout simplement, avec le minerai et le charbon, une masse cubique au centre de laquelle il dirigerait le vent de son soufflet. C’était le procédé employé, sans doute, par Tubal-Caïn et les premiers métallurgistes du monde habité. Or, ce qui avait réussi avec les petits-fils d’Adam, ce qui donnait encore de bons résultats dans les contrées riches en minerai et en combustible, ne pouvait que réussir dans les circonstances où se trouvaient les colons de l’île Lincoln.
Ainsi que le minerai, la houille fut récoltée, sans peine et non loin, à la surface du sol. On cassa préalablement le minerai en petits morceaux, et on le débarrassa à la main des impuretés qui souillaient sa surface. Puis, charbon et minerai furent disposés en tas et par couches successives, – ainsi que fait le charbonnier du bois qu’il veut carboniser. De cette façon, sous l’influence de l’air projeté par la machine soufflante, le charbon devait se transformer en acide carbonique, puis en oxyde de carbone, chargé de réduire l’oxyde de fer, c’est-à-dire d’en dégager l’oxygène.
Ainsi l’ingénieur procéda-t-il. Le soufflet de peaux de phoque, muni à son extrémité d’un tuyau en terre réfractaire, qui avait été préalablement fabriqué au four à poteries, fut établi près du tas de minerai. Mû par un mécanisme dont les organes consistaient en châssis, cordes de fibres et contre-poids, il lança dans la masse une provision d’air qui, tout en élevant la température, concourut aussi à la transformation chimique qui devait donner du fer pur.
L’opération fut difficile. Il fallut toute la patience, toute l’ingéniosité des colons pour la mener à bien ; mais enfin elle réussit, et le résultat définitif fut une loupe de fer, réduite à l’état d’éponge, qu’il fallut cingler et corroyer, c’est-à-dire forger, pour en chasser la gangue liquéfiée. Il était évident que le premier marteau manquait à ces forgerons improvisés ; mais, en fin de compte, ils se trouvaient dans les mêmes conditions où avait été le premier métallurgiste, et ils firent ce que dut faire celui-ci.
La première loupe, emmanchée d’un bâton, servit de marteau pour forger la seconde sur une enclume de granit, et on arriva à obtenir un métal grossier, mais utilisable. Enfin, après bien des efforts, bien des fatigues, le 25 avril, plusieurs barres de fer étaient forgées, et se transformaient en outils, pinces, tenailles, pics, pioches, etc…, que Pencroff et Nab déclaraient être de vrais bijoux.
Mais ce métal, ce n’était pas à l’état de fer pur qu’il pouvait rendre de grands services, c’était surtout à l’état d’acier. Or, l’acier est une combinaison de fer et de charbon que l’on tire, soit de la fonte, en enlevant à celle-ci l’excès de charbon, soit du fer, en ajoutant à celui-ci le charbon qui lui manque. Le premier, obtenu par la décarburation de la fonte, donne l’acier naturel ou puddlé ; le second, produit par la carburation du fer, donne l’acier de cémentation.
C’était donc ce dernier que Cyrus Smith devait chercher à fabriquer de préférence, puisqu’il possédait le fer à l’état pur. Il y réussit en chauffant le métal avec du charbon en poudre dans un creuset fait en terre réfractaire.
Puis, cet acier, qui est malléable à chaud et à froid, il le travailla au marteau. Nab et Pencroff, habilement dirigés, firent des fers de hache, lesquels, chauffés au rouge, et plongés brusquement dans l’eau froide, acquirent une trempe excellente.
D’autres instruments, façonnés grossièrement, il va sans dire, furent ainsi fabriqués, lames de rabot, haches, hachettes, bandes d’acier qui devaient être transformées en scies, ciseaux de charpentier, puis, des fers de pioche, de pelle, de pic, des marteaux, des clous, etc. Enfin, le 5 mai, la première période métallurgique était achevée, les forgerons rentraient aux Cheminées, et de nouveaux travaux allaient les autoriser bientôt à prendre une qualification nouvelle.
CHAPITRE XVI
On était au 6 mai, jour qui correspond au 6 novembre des contrées de l’hémisphère boréal. Le ciel s’embrumait depuis quelques jours, et il importait de prendre certaines dispositions en vue d’un hivernage. Toutefois, la température ne s’était pas encore abaissée sensiblement, et un thermomètre centigrade, transporté à l’île Lincoln, eût encore marqué une moyenne de dix à douze degrés au-dessus de zéro. Cette moyenne ne saurait surprendre, puisque l’île Lincoln, située très vraisemblablement entre le trente-cinquième et le quarantième parallèle, devait se trouver soumise, dans l’hémisphère sud, aux mêmes conditions climatériques que la Sicile ou la Grèce dans l’hémisphère nord. Mais, de même que la Grèce ou la Sicile éprouvent des froids violents, qui produisent neige et glace, de même l’île Lincoln subirait sans doute, dans la période la plus accentuée de l’hiver, certains abaissements de température contre lesquels il convenait de se prémunir. En tout cas, si le froid ne menaçait pas encore, la saison des pluies était prochaine, et sur cette île isolée, exposée à toutes les intempéries du large, en plein océan Pacifique, les mauvais temps devaient être fréquents, et probablement terribles.
La question d’une habitation plus confortable que les Cheminées dut donc être sérieusement méditée et promptement résolue.
Pencroff, naturellement, avait quelque prédilection pour cette retraite qu’il avait découverte ; mais il comprit bien qu’il fallait en chercher une autre.
Déjà les Cheminées avaient été visitées par la mer, dans des circonstances dont on se souvient, et on ne pouvait s’exposer de nouveau à pareil accident.
« D’ailleurs, ajouta Cyrus Smith, qui, ce jour-là, causait de ces choses avec ses compagnons, nous avons quelques précautions à prendre.
– Pourquoi ? L’île n’est point habitée, dit le reporter.
– Cela est probable, répondit l’ingénieur, bien que nous ne l’ayons pas explorée encore dans son entier ; mais si aucun être humain ne s’y trouve, je crains que les animaux dangereux n’y abondent. Il convient donc de se mettre à l’abri d’une agression possible, et de ne pas obliger l’un de nous à veiller chaque nuit pour entretenir un foyer allumé. Et puis, mes amis, il faut tout prévoir. Nous sommes ici dans une partie du Pacifique souvent fréquentée par les pirates malais…
– Quoi, dit Harbert, à une telle distance de toute terre ?
– Oui, mon enfant, répondit l’ingénieur. Ces pirates sont de hardis marins aussi bien que des malfaiteurs redoutables, et nous devons prendre nos mesures en conséquence.
– Eh bien, répondit Pencroff, nous nous fortifierons contre les sauvages à deux et à quatre pattes. Mais, monsieur Cyrus, ne serait-il pas à propos d’explorer l’île dans toutes ses parties avant de rien entreprendre ?
– Cela vaudrait mieux, ajouta Gédéon Spilett. Qui sait si nous ne trouverons pas sur la côte opposée une de ces cavernes que nous avons inutilement cherchées sur celle-ci ?
– Cela est vrai, répondit l’ingénieur, mais vous oubliez, mes amis, qu’il convient de nous établir dans le voisinage d’un cours d’eau, et que, du sommet du mont Franklin, nous n’avons aperçu vers l’ouest ni ruisseau ni rivière. Ici, au contraire, nous sommes placés entre la Mercy et le lac Grant, avantage considérable qu’il ne faut pas négliger. Et, de plus, cette côte, orientée à l’est, n’est pas exposée comme l’autre aux vents alizés, qui soufflent du nord-ouest dans cet hémisphère.
– Alors, monsieur Cyrus, répondit le marin, construisons une maison sur les bords du lac. Ni les briques, ni les outils ne nous manquent maintenant.
Après avoir été briquetiers, potiers, fondeurs, forgerons, nous saurons bien être maçons, que diable !
– Oui, mon ami, mais avant de prendre une décision, il faut chercher. Une demeure dont la nature aurait fait tous les frais nous épargnerait bien du travail, et elle nous offrirait sans doute une retraite plus sûre encore, car elle serait aussi bien défendue contre les ennemis du dedans que contre ceux du dehors.
– En effet, Cyrus, répondit le reporter, mais nous avons déjà examiné tout ce massif granitique de la côte, et pas un trou, pas même une fente !
– Non, pas une ! ajouta Pencroff. Ah ! si nous avions pu creuser une demeure dans ce mur, à une certaine hauteur, de manière à la mettre hors d’atteinte, voilà qui eût été convenable ! Je vois cela d’ici, sur la façade qui regarde la mer, cinq ou six chambres…
– Avec des fenêtres pour les éclairer ! dit Harbert en riant.
– Et un escalier pour y monter ! ajouta Nab.
– Vous riez, s’écria le marin, et pourquoi donc ? Qu’y a-t-il d’impossible à ce que je propose ? Est-ce que nous n’avons pas des pics et des pioches ? Est-ce que M Cyrus ne saura pas fabriquer de la poudre pour faire sauter la mine ? N’est-il pas vrai, monsieur Cyrus, que vous ferez de la poudre le jour où il nous en faudra ? »
Cyrus Smith avait écouté l’enthousiaste Pencroff, développant ses projets un peu fantaisistes.
Attaquer cette masse de granit, même à coups de mine, c’était un travail herculéen, et il était vraiment fâcheux que la nature n’eût pas fait le plus dur de la besogne. Mais l’ingénieur ne répondit au marin qu’en proposant d’examiner plus attentivement la muraille, depuis l’embouchure de la rivière jusqu’à l’angle qui la terminait au nord.
On sortit donc, et l’exploration fut faite, sur une étendue de deux milles environ, avec un soin extrême. Mais, en aucun endroit, la paroi, unie et droite, ne laissa voir une cavité quelconque. Les nids des pigeons de roche qui voletaient à sa cime n’étaient, en réalité, que des trous forés à la crête même et sur la lisière irrégulièrement découpée du granit.
C’était une circonstance fâcheuse, et, quant à attaquer ce massif, soit avec le pic, soit avec la poudre, pour y pratiquer une excavation suffisante, il n’y fallait point songer. Le hasard avait fait que, sur toute cette partie du littoral, Pencroff avait découvert le seul abri provisoirement habitable, c’est-à-dire ces Cheminées qu’il s’agissait pourtant d’abandonner.
L’exploration achevée, les colons se trouvaient alors à l’angle nord de la muraille, où elle se terminait par ces pentes allongées qui venaient mourir sur la grève. Depuis cet endroit jusqu’à son extrême limite à l’ouest, elle ne formait plus qu’une sorte de talus, épaisse agglomération de pierres, de terres et de sable, reliés par des plantes, des arbrisseaux et des herbes, incliné sous un angle de quarante-cinq degrés seulement. Çà et là, le granit perçait encore, et sortait par pointes aiguës de cette sorte de falaise. Des bouquets d’arbres s’étageaient sur ses pentes, et une herbe assez épaisse la tapissait. Mais l’effort végétatif n’allait pas plus loin, et une longue plaine de sables, qui commençait au pied du talus, s’étendait jusqu’au littoral.
Cyrus Smith pensa, non sans raison, que ce devait être de ce côté que le trop-plein du lac s’épanchait sous forme de cascade. En effet, il fallait nécessairement que l’excès d’eau fourni par le Creek-Rouge se perdît en un point quelconque. Or, ce point, l’ingénieur ne l’avait encore trouvé sur aucune portion des rives déjà explorées, c’est-à-dire depuis l’embouchure du ruisseau, à l’ouest, jusqu’au plateau de Grande-vue.
L’ingénieur proposa donc à ses compagnons de gravir le talus qu’ils observaient alors, et de revenir aux Cheminées par les hauteurs, en explorant les rives septentrionales et orientales du lac.