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Conception graphique de la couverture : Valérie Gautier

Illustration de couverture : Marion Fayolle


© Éditions Julliard, Paris, 1965, 1997, 2015, 2023.


ISBN : 978-2-260-02094-3


Éditions Julliard – 31, rue Étienne Marcel – 75001 Paris


Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.























À Denis Buffard

 

Incalculable are the benefits civilization has brought us, incommensurable the productive power of all classes of riches originated by the inventions and discoveries of science. Inconceivable the marvellous creations of the human sex in order to make men more happy, more free, and more perfect. Without parallel the crystalline and fecund fountains of the new life which still remains closed to the thirsty lips of the people who follow in their griping and bestial tasks.

Malcolm LOWRY

T

ABLE

DES

MATIÈRES


Page de titre


Page de copyright


Exergue


PremiĂšre partie

Chapitre premier

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X


DeuxiĂšme partie

Chapitre premier

Chapitre II

Chapitre III

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER







L’Ɠil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et Ă©troit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, reprĂ©sentant l’une Thunderbird, vainqueur Ă  Epsom, l’autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisiĂšme une locomotive de Stephenson, mĂšneraient Ă  une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veinĂ©, et qu’un simple geste suffirait Ă  faire glisser. La moquette, alors, laisserait place Ă  un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs Ă©teintes recouvriraient partiellement.

Ce serait une salle de sĂ©jour, longue de sept mĂštres environ, large de trois. À gauche, dans une sorte d’alcĂŽve, un gros divan de cuir noir fatiguĂ© serait flanquĂ© de deux bibliothĂšques en merisier pĂąle oĂč des livres s’entasseraient pĂȘle-mĂȘle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delĂ  d’une petite table basse, sous un tapis de priĂšre en soie, accrochĂ© au mur par trois clous de cuivre Ă  grosses tĂȘtes, et qui ferait pendant Ă  la tenture de cuir, un autre divan, perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun clair, conduirait Ă  un petit meuble haut sur pieds, laquĂ© de rouge sombre, garni de trois Ă©tagĂšres qui supporteraient des bibelots : des agates et des Ɠufs de pierre, des boĂźtes Ă  priser, des bonbonniĂšres, des cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset en argent, un verre taillĂ©, une pyramide de cristal, une miniature dans un cadre ovale. Plus loin, aprĂšs une porte capitonnĂ©e, des rayonnages superposĂ©s, faisant le coin, contiendraient des coffrets et des disques, Ă  cĂŽtĂ© d’un Ă©lectrophone fermĂ© dont on n’apercevrait que quatre boutons d’acier guillochĂ©, et que surmonterait une gravure reprĂ©sentant le Grand DĂ©filĂ© de la fĂȘte du Carrousel. De la fenĂȘtre, garnie de rideaux blanc et brun imitant la toile de Jouy, on dĂ©couvrirait quelques arbres, un parc minuscule, un bout de rue. Un secrĂ©taire Ă  rideau encombrĂ© de papiers, de plumiers, s’accompagnerait d’un petit fauteuil cannĂ©. Une athĂ©nienne supporterait un tĂ©lĂ©phone, un agenda de cuir, un bloc-notes. Puis, au-delĂ  d’une autre porte, aprĂšs une bibliothĂšque pivotante, basse et carrĂ©e, surmontĂ©e d’un grand vase cylindrique Ă  dĂ©cor bleu, rempli de roses jaunes, et que surplomberait une glace oblongue sertie dans un cadre d’acajou, une table Ă©troite, garnie de deux banquettes tendues d’écossais, ramĂšnerait Ă  la tenture de cuir.

Tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleurs un peu passĂ©es, aux tons soigneusement, presque prĂ©cieusement dosĂ©s, au milieu desquelles surprendraient quelques taches plus claires, l’orange presque criard d’un coussin, quelques volumes bariolĂ©s perdus dans les reliures. En plein jour, la lumiĂšre, entrant Ă  flots, rendrait cette piĂšce un peu triste, malgrĂ© les roses. Ce serait une piĂšce du soir. Alors, l’hiver, rideaux tirĂ©s, avec quelques points de lumiĂšre – le coin des bibliothĂšques, la discothĂšque, le secrĂ©taire, la table basse entre les deux canapĂ©s, les vagues reflets dans le miroir – et les grandes zones d’ombres oĂč brilleraient toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillĂ©, le cuir assoupli, elle serait havre de paix, terre de bonheur.

 

La premiĂšre porte ouvrirait sur une chambre, au plancher recouvert d’une moquette claire. Un grand lit anglais en occuperait tout le fond. À droite, de chaque cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre, deux Ă©tagĂšres Ă©troites et hautes contiendraient quelques livres inlassablement repris, des albums, des jeux de cartes, des pots, des colliers, des pacotilles. À gauche, une vieille armoire de chĂȘne et deux valets de bois et de cuivre feraient face Ă  un petit fauteuil crapaud tendu d’une soie grise finement rayĂ©e et Ă  une coiffeuse. Une porte entrouverte, donnant sur une salle de bains, dĂ©couvrirait d’épais peignoirs de bain, des robinets de cuivre en cols-de-cygne, un grand miroir orientable, une paire de rasoirs anglais et leur fourreau de cuir vert, des flacons, des brosses Ă  manche de corne, des Ă©ponges. Les murs de la chambre seraient tendus d’indienne ; le lit serait recouvert d’un plaid Ă©cossais. Une table de chevet, ceinturĂ©e sur trois faces d’une galerie de cuivre ajourĂ©e, supporterait un chandelier d’argent surmontĂ© d’un abat-jour de soie gris trĂšs pĂąle, une pendulette quadrangulaire, une rose dans un verre Ă  pied et, sur sa tablette infĂ©rieure, des journaux pliĂ©s, quelques revues. Plus loin, au pied du lit, il y aurait un gros pouf de cuir naturel. Aux fenĂȘtres, les rideaux de voile glisseraient sur des tringles de cuivre ; les doubles rideaux, gris, en lainage Ă©pais, seraient Ă  moitiĂ© tirĂ©s. Dans la pĂ©nombre, la piĂšce serait encore claire. Au mur, au-dessus du lit prĂ©parĂ© pour la nuit, entre deux petites lampes alsaciennes, l’étonnante photographie, noire et blanche, Ă©troite et longue, d’un oiseau en plein ciel, surprendrait par sa perfection un peu formelle.

 

La seconde porte dĂ©couvrirait un bureau. Les murs, de haut en bas, seraient tapissĂ©s de livres et de revues, avec, çà et lĂ , pour rompre la succession des reliures et des brochages, quelques gravures, des dessins, des photographies – le Saint JĂ©rĂŽme d’Antonello de Messine, un dĂ©tail du Triomphe de saint Georges, une prison de Piranese, un portrait de Ingres, un petit paysage Ă  la plume de Klee, une photographie bistrĂ©e de Renan dans son cabinet de travail au CollĂšge de France, un grand magasin de Steinberg, le Melanchthon de Cranach – fixĂ©s sur des panneaux de bois encastrĂ©s dans les Ă©tagĂšres. Un peu Ă  gauche de la fenĂȘtre et lĂ©gĂšrement en biais, une longue table lorraine serait couverte d’un grand buvard rouge. Des sĂ©billes de bois, de longs plumiers, des pots de toutes sortes contiendraient des crayons, des trombones, des agrafes, des cavaliers. Une brique de verre servirait de cendrier. Une boĂźte ronde, en cuir noir, dĂ©corĂ©e d’arabesques Ă  l’or fin, serait remplie de cigarettes. La lumiĂšre viendrait d’une vieille lampe de bureau, malaisĂ©ment orientable, garnie d’un abat-jour d’opaline verte en forme de visiĂšre. De chaque cĂŽtĂ© de la table, se faisant presque face, il y aurait deux fauteuils de bois et de cuir, Ă  hauts dossiers. Plus Ă  gauche encore, le long du mur, une table Ă©troite dĂ©borderait de livres. Un fauteuil club de cuir vert bouteille mĂšnerait Ă  des classeurs mĂ©talliques gris, Ă  des fichiers de bois clair. Une troisiĂšme table, plus petite encore, supporterait une lampe suĂ©doise et une machine Ă  Ă©crire recouverte d’une housse de toile cirĂ©e. Tout au fond, il y aurait un lit Ă©troit, tendu de velours outremer, garni de coussins de toutes couleurs. Un trĂ©pied de bois peint, presque au centre de la piĂšce, porterait une mappemonde de maillechort et de carton bouilli, naĂŻvement illustrĂ©e, faussement ancienne. DerriĂšre le bureau, Ă  demi masquĂ© par le rideau rouge de la fenĂȘtre, un escabeau de bois cirĂ© pourrait glisser le long d’une rampe de cuivre qui ferait le tour de la piĂšce.

 

La vie, lĂ , serait facile, serait simple. Toutes les obligations, tous les problĂšmes qu’implique la vie matĂ©rielle trouveraient une solution naturelle. Une femme de mĂ©nage serait lĂ  chaque matin. On viendrait livrer, chaque quinzaine, le vin, l’huile, le sucre. Il y aurait une cuisine vaste et claire, avec des carreaux bleus armoriĂ©s, trois assiettes de faĂŻence dĂ©corĂ©es d’arabesques jaunes, Ă  reflets mĂ©talliques, des placards partout, une belle table de bois blanc au centre, des tabourets, des bancs. Il serait agrĂ©able de venir s’y asseoir, chaque matin, aprĂšs une douche, Ă  peine habillĂ©. Il y aurait sur la table un gros beurrier de grĂšs, des pots de marmelade, du miel, des toasts, des pamplemousses coupĂ©s en deux. Il serait tĂŽt. Ce serait le dĂ©but d’une longue journĂ©e de mai.

 

Ils dĂ©cachetteraient leur courrier, ils ouvriraient les journaux. Ils allumeraient une premiĂšre cigarette. Ils sortiraient. Leur travail ne les retiendrait que quelques heures, le matin. Ils se retrouveraient pour dĂ©jeuner, d’un sandwich ou d’une grillade, selon leur humeur ; ils prendraient un cafĂ© Ă  une terrasse, puis rentreraient chez eux, Ă  pied, lentement.

Leur appartement serait rarement en ordre mais son dĂ©sordre mĂȘme serait son plus grand charme. Ils s’en occuperaient Ă  peine : ils y vivraient. Le confort ambiant leur semblerait un fait acquis, une donnĂ©e initiale, un Ă©tat de leur nature. Leur vigilance serait ailleurs : dans le livre qu’ils ouvriraient, dans le texte qu’ils Ă©criraient, dans le disque qu’ils Ă©couteraient, dans leur dialogue chaque jour renouĂ©. Ils travailleraient longtemps. Puis ils dĂźneraient ou sortiraient dĂźner ; ils retrouveraient leurs amis ; ils se promĂšneraient ensemble.

Il leur semblerait parfois qu’une vie entiĂšre pourrait harmonieusement s’écouler entre ces murs couverts de livres, entre ces objets si parfaitement domestiquĂ©s qu’ils auraient fini par les croire de tout temps crĂ©Ă©s Ă  leur unique usage, entre ces choses belles et simples, douces, lumineuses. Mais ils ne s’y sentiraient pas enchaĂźnĂ©s : certains jours, ils iraient Ă  l’aventure. Nul projet ne leur serait impossible. Ils ne connaĂźtraient pas la rancƓur, ni l’amertume ni l’envie. Car leurs moyens et leurs dĂ©sirs s’accorderaient en tous points, en tout temps. Ils appelleraient cet Ă©quilibre bonheur et sauraient, par leur libertĂ©, par leur sagesse, par leur culture, le prĂ©server, le dĂ©couvrir Ă  chaque instant de leur vie commune.

CHAPITRE II







Ils auraient aimĂ© ĂȘtre riches. Ils croyaient qu’ils auraient su l’ĂȘtre. Ils auraient su s’habiller, regarder, sourire comme des gens riches. Ils auraient eu le tact, la discrĂ©tion nĂ©cessaires. Ils auraient oubliĂ© leur richesse, auraient su ne pas l’étaler. Ils ne s’en seraient pas glorifiĂ©s. Ils l’auraient respirĂ©e. Leurs plaisirs auraient Ă©tĂ© intenses. Ils auraient aimĂ© marcher, flĂąner, choisir, apprĂ©cier. Ils auraient aimĂ© vivre. Leur vie aurait Ă©tĂ© un art de vivre.

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Are sens