Et puis des séries télé. Les critiques ont beaucoup dit ces dernières années que l’on avait assisté à une mutation extra-ordinaire. Que la série télé s’était hissée au rang d’œuvre d’art.
Que c’était fabuleux.
Peut-être. Mais on n’ôtera pas de l’esprit de Naïma que la vraie raison d’être des séries télé, ce sont les dimanches de gueule de bois qu’il faut parvenir à remplir sans sortir de chez soi.
Le lendemain, c’est chaque fois un miracle. Quand le courage de vivre revient. L’impression de pouvoir accomplir 8
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L’Art de perdre - Dynamic layout 145x × 220x quelque chose. C’est comme renaître. C’est probablement parce que les lendemains existent qu’elle boit encore.
Il y a les lendemains de cuite – l’abîme.
Et les lendemains de lendemain – la joie.
L’alternance des deux produit une fragilité sans cesse combattue dans laquelle est pétrie la vie de Naïma.
Ce matin-là, elle attend le matin suivant, comme d’habi-tude et comme la chèvre de Monsieur Seguin attend le lever du soleil.
De temps en temps la chèvre de M. Seguin regardait les étoilesdanser dans le ciel clair et elle se disait : « Oh ! pourvu que jetienne jusqu’à l’aube… »
Et puis, alors que ses yeux éteints se perdent dans le noir du café où se reflète le plafonnier, il se glisse une seconde pensée à côté de l’usuelle pensée parasitaire et violente (« je ne vais pas y arriver »). C’est une déchirure en quelque sorte perpendicu-laire à la première.
D’abord, la pensée passe si vite que Naïma ne parvient pas à l’identifier. Mais par la suite, elle commence à distinguer les mots plus clairement :
« … sait ce que font vos filles dans les grandes villes… »
D’où vient cette bribe de phrase qui lui traverse la tête en une série d’allers-retours ?
Elle part travailler. Au fil de la journée, d’autres mots s’agglomèrent autour du fragment initial.
« portent des pantalons »
« boivent de l’alcool »
« se conduisent comme des putes »
« Vous croyez qu’elles font quoi quand elles disent qu’elles font des études ? »
Et alors que Naïma cherche désespérément quel est son lien avec cette scène (était-elle présente quand ce discours a été tenu ? L’a-t-elle entendu à la télévision ?), tout ce qu’elle réussit 9
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L’Art de perdre - Dynamic layout 145x × 220x à faire affleurer à la surface de sa mémoire grippée, c’est le visage furieux de son père Hamid, sourcils froncés, lèvres pincées pour ne pas hurler.
« Vos filles qui portent des pantalons »
« se conduisent comme des putes »
« elles ont oublié d’où elles viennent »
Le visage de Hamid, pris dans un masque de colère, se superpose aux photographies d’un artiste suédois accrochées dans la galerie tout autour de Naïma et chaque fois qu’elle tourne la tête, elle le voit, flottant à mi-hauteur du mur blanc sur les verres sans reflets qui abritent les œuvres.
— C’est Mohamed qui a dit ça au mariage de Fatiha, lui apprend sa sœur au téléphone le soir même. Tu ne te souviens pas ?
— Et il parlait de nous ?
— De toi, non. Tu étais trop petite, tu devais encore être au collège. Il parlait de moi et des cousines. Le plus drôle…
Myriem se met à rire et le son de ses gloussements se mêle aux grésillements étranges de l’appel longue distance.
— Quoi ?
— Le plus drôle, c’est qu’il était complètement bourré quand il a voulu nous donner à toutes une grande leçon de morale musulmane. Tu ne te souviens vraiment de rien ?
Quand Naïma gratte sa mémoire avec patience et acharne-ment, elle en déterre de petits morceaux d’images : la robe blanche et rose de Fatiha, en tissu synthétique brillant, le barnum pour le vin d’honneur dans le jardin de la salle des fêtes, le portrait du président Mitterrand dans la mairie (il est trop vieux pour ça, avait-elle pensé), les paroles de chanson de Michel Delpech sur le Loir-et-Cher, le visage empourpré de sa mère (Clarisse rougit par les sourcils, ça a toujours amusé ses enfants), celui douloureusement contracté de son père et puis les propos de Mohamed – elle le revoit maintenant, titubant 10