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Et les lendemains de lendemain – la joie.

L’alternance des deux produit une fragilité sans cesse combattue dans laquelle est pétrie la vie de Naïma.

Ce matin-là, elle attend le matin suivant, comme d’habi-tude et comme la chèvre de Monsieur Seguin attend le lever du soleil.

De temps en temps la chèvre de M. Seguin regardait les étoilesdanser dans le ciel clair et elle se disait : « Oh ! pourvu que jetienne jusqu’à l’aube… »

Et puis, alors que ses yeux éteints se perdent dans le noir du café où se reflète le plafonnier, il se glisse une seconde pensée à côté de l’usuelle pensée parasitaire et violente (« je ne vais pas y arriver »). C’est une déchirure en quelque sorte perpendicu-laire à la première.

D’abord, la pensée passe si vite que Naïma ne parvient pas à l’identifier. Mais par la suite, elle commence à distinguer les mots plus clairement :

« … sait ce que font vos filles dans les grandes villes… »

D’où vient cette bribe de phrase qui lui traverse la tête en une série d’allers-retours ?

Elle part travailler. Au fil de la journée, d’autres mots s’agglomèrent autour du fragment initial.

« portent des pantalons »

« boivent de l’alcool »

« se conduisent comme des putes »

« Vous croyez qu’elles font quoi quand elles disent qu’elles font des études ? »

Et alors que Naïma cherche désespérément quel est son lien avec cette scène (était-elle présente quand ce discours a été tenu ? L’a-t-elle entendu à la télévision ?), tout ce qu’elle réussit 9

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L’Art de perdre - Dynamic layout 145x × 220x à faire affleurer à la surface de sa mémoire grippée, c’est le visage furieux de son père Hamid, sourcils froncés, lèvres pincées pour ne pas hurler.

« Vos filles qui portent des pantalons »

« se conduisent comme des putes »

« elles ont oublié d’où elles viennent »

Le visage de Hamid, pris dans un masque de colère, se superpose aux photographies d’un artiste suédois accrochées dans la galerie tout autour de Naïma et chaque fois qu’elle tourne la tête, elle le voit, flottant à mi-hauteur du mur blanc sur les verres sans reflets qui abritent les œuvres.

— C’est Mohamed qui a dit ça au mariage de Fatiha, lui apprend sa sœur au téléphone le soir même. Tu ne te souviens pas ?

— Et il parlait de nous ?

— De toi, non. Tu étais trop petite, tu devais encore être au collège. Il parlait de moi et des cousines. Le plus drôle…

Myriem se met à rire et le son de ses gloussements se mêle aux grésillements étranges de l’appel longue distance.

— Quoi ?

— Le plus drôle, c’est qu’il était complètement bourré quand il a voulu nous donner à toutes une grande leçon de morale musulmane. Tu ne te souviens vraiment de rien ?

Quand Naïma gratte sa mémoire avec patience et acharne-ment, elle en déterre de petits morceaux d’images : la robe blanche et rose de Fatiha, en tissu synthétique brillant, le barnum pour le vin d’honneur dans le jardin de la salle des fêtes, le portrait du président Mitterrand dans la mairie (il est trop vieux pour ça, avait-elle pensé), les paroles de chanson de Michel Delpech sur le Loir-et-Cher, le visage empourpré de sa mère (Clarisse rougit par les sourcils, ça a toujours amusé ses enfants), celui douloureusement contracté de son père et puis les propos de Mohamed – elle le revoit maintenant, titubant 10

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L’Art de perdre - Dynamic layout 145x × 220x au milieu des invités en plein après-midi, dans un costume beige qui le vieillissait.

Qu’est-ce que vous croyez qu’elles font vos filles dans les grandesvilles ? Elles disent qu’elles partent pour leurs études. Maisregardez-les : elles portent des pantalons, elles fument, elles boivent,elles se conduisent comme des putes. Elles ont oublié d’où ellesviennent.

Cela fait des années qu’elle n’a pas vu Mohamed à un repas de famille. Elle n’avait jamais fait le lien entre l’absence de son oncle et cette scène qui ressurgit dans sa mémoire. Elle avait simplement pensé qu’il avait enfin commencé sa vie d’adulte.

Il était longtemps resté dans l’appartement de ses parents, silhouette tardivement adolescente avec ses casquettes, ses vestes de survêtement fluo et son chômage désabusé. La mort d’Ali, son père, lui avait donné une excellente raison de s’attarder encore. Sa mère et ses sœurs l’appelaient par la première syllabe de son prénom, étirée à l’infini, d’une pièce à l’autre de l’appartement ou bien par la fenêtre de la cuisine quand il traînait sur les bancs du terrain de jeu :

— Mooooooooo !

Naïma se souvient que lorsqu’elle était petite, il venait de temps en temps passer le week-end chez eux.

— Il a des peines de cœur, expliquait Clarisse à ses filles avec la compassion quasiment médicale de ceux qui vivent une histoire d’amour si longue et si paisible qu’elle paraît avoir effacé jusqu’aux souvenirs mêmes des peines de cœur.

Dans sa tenue bariolée et ses baskets montantes, Mo parais-sait toujours un peu ridicule à Naïma et ses sœurs lorsqu’il marchait dans le grand jardin de leurs parents ou s’asseyait sous la tonnelle avec son frère aîné. Maintenant qu’elle y repense – incapable de savoir ce qu’elle invente sur le moment 11

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L’Art de perdre - Dynamic layout 145x × 220x pour pallier les souvenirs érodés et ce qu’elle a inventé à l’époque pour se venger d’être tenue à l’écart des discussions d’adultes – il était malheureux pour bien d’autres raisons que ses histoires d’amour. Elle croit l’entendre parler de sa jeunesse ratée, ponctuée de canettes de bière dans les cages d’escalier et de petits deals de shit. Elle croit l’entendre dire qu’il n’aurait jamais dû arrêter le lycée, à moins que ce ne soit Hamid ou Clarisse qui se permette un jugement rétrospectif. Il dit aussi à son frère que la cité, dans les années 80, n’avait plus rien à voir avec celle que Hamid avait connue et qu’on ne peut pas lui en vouloir de ne pas avoir cru à des débouchés. Elle croit l’avoir vu pleurer, sous les fleurs sombres de la clématite, pendant que Hamid et Clarisse murmuraient des paroles apai-santes, mais elle n’est sûre de rien. Il y a des années qu’elle n’a pas pensé à Mohamed (il lui arrive souvent de faire la liste silencieuse de ses oncles et tantes, uniquement pour vérifier qu’elle n’en oublie pas et il lui arrive parfois d’en oublier, ce qui la désole). Autant qu’elle se souvienne, il a toujours été triste. À quel moment a-t-il décidé que sa détresse avait la taille d’un pays manquant et d’une religion perdue ?

Les mots de l’oncle fluo tournent dans sa tête comme la petite musique pénible d’un manège installé juste sous ses fenêtres.

Est-ce qu’elle a oublié d’où elle vient ?

Quand Mohamed dit ces mots, il parle de l’Algérie. Il en veut aux sœurs de Naïma et à leurs cousines d’avoir oublié un pays qu’elles n’ont jamais connu. Et lui non plus, d’ailleurs, puisqu’il est né dans la cité du Pont-Féron. Qu’est-ce qu’il y a à oublier ?

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