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– Ma sœur, de la part du prêtre jamais de précaution contre le prochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. Bornons-nous à prier Dieu quand nous croyons qu'un danger arrive sur nous. Prions-le, non pour nous, mais pour que notre frère ne tombe pas en faute à notre occasion.

Du reste, les événements étaient rares dans son existence. Nous racontons ceux que nous savons; mais d'ordinaire il passait sa vie à faire toujours les mêmes choses aux mêmes moments. Un mois de son année ressemblait à une heure de sa journée.

Quant à ce que devint «le trésor» de la cathédrale d'Embrun, on nous embarrasserait de nous interroger là-dessus. C'étaient là de bien belles choses, et bien tentantes, et bien bonnes à voler au profit des malheureux. Volées, elles l'étaient déjà d'ailleurs. La moitié de l'aventure était accomplie; il ne restait plus qu'à changer la direction du vol, et qu'à lui faire faire un petit bout de chemin du côté des pauvres. Nous n'affirmons rien du reste à ce sujet. Seulement on a trouvé dans les papiers de l'évêque une note assez obscure qui se rapporte peut-être à cette affaire, et qui est ainsi conçue: La question est de savoir si cela doit faire retour à la cathédrale ou à l'hôpital.

Chapitre VIII Philosophie après boire

Le sénateur dont il a été parlé plus haut était un homme entendu qui avait fait son chemin avec une rectitude inattentive à toutes ces rencontres qui font obstacle et qu'on nomme conscience, foi jurée, justice, devoir; il avait marché droit à son but et sans broncher une seule fois dans la ligne de son avancement et de son intérêt. C'était un ancien procureur, attendri par le succès, pas méchant homme du tout, rendant tous les petits services qu'il pouvait à ses fils, à ses gendres, à ses parents, même à des amis; ayant sagement pris de la vie les bons côtés, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste lui semblait assez bête. Il était spirituel, et juste assez lettré pour se croire un disciple d'Épicure en n'étant peut-être qu'un produit de Pigault-Lebrun [14]. Il riait volontiers, et agréablement, des choses infinies et éternelles, et des «billevesées du bonhomme évêque». Il en riait quelquefois, avec une aimable autorité, devant M. Myriel lui-même, qui écoutait.

À je ne sais plus quelle cérémonie demi-officielle, le comte*** (ce sénateur) et M. Myriel durent dîner chez le préfet. Au dessert, le sénateur, un peu égayé, quoique toujours digne, s'écria:

– Parbleu, monsieur l'évêque, causons. Un sénateur et un évêque se regardent difficilement sans cligner de l'œil. Nous sommes deux augures. Je vais vous faire un aveu. J'ai ma philosophie.

– Et vous avez raison, répondit l'évêque. Comme on fait sa philosophie on se couche. Vous êtes sur le lit de pourpre, monsieur le sénateur.

Le sénateur, encouragé, reprit:

– Soyons bons enfants.

– Bons diables même, dit l'évêque.

– Je vous déclare, reprit le sénateur, que le marquis d'Argens, Pyrrhon, Hobbes et M. Naigeon [15] ne sont pas des maroufles. J'ai dans ma bibliothèque tous mes philosophes dorés sur tranche.

– Comme vous-même, monsieur le comte, interrompit l'évêque.

Le sénateur poursuivit:

– Je hais Diderot; c'est un idéologue, un déclamateur et un révolutionnaire, au fond croyant en Dieu, et plus bigot que Voltaire. Voltaire s'est moqué de Needham, et il a eu tort; car les anguilles de Needham [16] prouvent que Dieu est inutile. Une goutte de vinaigre dans une cuillerée de pâte de farine supplée le fiat lux. Supposez la goutte plus grosse et la cuillerée plus grande, vous avez le monde. L'homme, c'est l'anguille. Alors à quoi bon le Père éternel? Monsieur l'évêque, l'hypothèse Jéhovah me fatigue. Elle n'est bonne qu'à produire des gens maigres qui songent creux. À bas ce grand Tout qui me tracasse! Vive Zéro qui me laisse tranquille! De vous à moi, et pour vider mon sac, et pour me confesser à mon pasteur comme il convient, je vous avoue que j'ai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jésus qui prêche à tout bout de champ le renoncement et le sacrifice. Conseil d'avare à des gueux. Renoncement! pourquoi? Sacrifice! à quoi? Je ne vois pas qu'un loup s'immole au bonheur d'un autre loup. Restons donc dans la nature. Nous sommes au sommet; ayons la philosophie supérieure. Que sert d'être en haut, si l'on ne voit pas plus loin que le bout du nez des autres? Vivons gaîment. La vie, c'est tout. Que l'homme ait un autre avenir, ailleurs, là-haut, là-bas, quelque part, je n'en crois pas un traître mot. Ah! l'on me recommande le sacrifice et le renoncement, je dois prendre garde à tout ce que je fais, il faut que je me casse la tête sur le bien et le mal, sur le juste et l'injuste, sur le fas et le nefas <emphasis>[17]</emphasis>. Pourquoi? parce que j'aurai à rendre compte de mes actions. Quand? après ma mort. Quel bon rêve! Après ma mort, bien fin qui me pincera. Faites donc saisir une poignée de cendre par une main d'ombre. Disons le vrai, nous qui sommes des initiés et qui avons levé la jupe d'Isis: il n'y a ni bien, ni mal; il y a de la végétation. Cherchons le réel. Creusons tout à fait. Allons au fond, que diable! Il faut flairer la vérité, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. Je suis carré par la base, moi. Monsieur l'évêque, l'immortalité de l'homme est un écoute-s'il-pleut. Oh! la charmante promesse! Fiez-vous-y. Le bon billet qu'a Adam! On est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux omoplates. Aidez-moi donc, n'est-ce pas Tertullien qui dit que les bienheureux iront d'un astre à l'autre? Soit. On sera les sauterelles des étoiles. Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces paradis. Dieu est une sonnette monstre. Je ne dirais point cela dans le Moniteur <emphasis>[18]</emphasis>, parbleu! mais je le chuchote entre amis. Inter pocula <emphasis>[19]</emphasis>. Sacrifier la terre au paradis, c'est lâcher la proie pour l'ombre. Être dupe de l'infini! pas si bête. Je suis néant. Je m'appelle monsieur le comte Néant, sénateur. Étais-je avant ma naissance? Non. Serai-je après ma mort? Non. Que suis-je? un peu de poussière agrégée par un organisme. Qu'ai-je à faire sur cette terre? J'ai le choix. Souffrir ou jouir. Où me mènera la souffrance? Au néant. Mais j'aurai souffert. Où me mènera la jouissance? Au néant. Mais j'aurai joui. Mon choix est fait. Il faut être mangeant ou mangé. Je mange. Mieux vaut être la dent que l'herbe. Telle est ma sagesse. Après quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur est là, le Panthéon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou. Fin. Finis. Liquidation totale. Ceci est l'endroit de l'évanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Qu'il y ait là quelqu'un qui ait quelque chose à me dire, je ris d'y songer. Invention de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jéhovah pour les hommes. Non, notre lendemain est de la nuit. Derrière la tombe, il n'y a plus que des néants égaux. Vous avez été Sardanapale, vous avez été Vincent de Paul, cela fait le même rien. Voilà le vrai. Donc vivez, par-dessus tout. Usez de votre moi pendant que vous le tenez. En vérité, je vous le dis, monsieur l'évêque, j'ai ma philosophie, et j'ai mes philosophes. Je ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. Après ça, il faut bien quelque chose à ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagne-petit, aux misérables. On leur donne à gober les légendes, les chimères, l'âme, l'immortalité, le paradis, les étoiles. Ils mâchent cela. Ils le mettent sur leur pain sec. Qui n'a rien a le bon Dieu. C'est bien le moins. Je n'y fais point obstacle, mais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon Dieu est bon pour le peuple.

L'évêque battit des mains.

– Voilà parler! s'écria-t-il. L'excellente chose, et vraiment merveilleuse, que ce matérialisme-là! Ne l'a pas qui veut. Ah! quand on l'a, on n'est plus dupe; on ne se laisse pas bêtement exiler comme Caton, ni lapider comme Étienne, ni brûler vif comme Jeanne d'Arc. Ceux qui ont réussi à se procurer ce matérialisme admirable ont la joie de se sentir irresponsables, et de penser qu'ils peuvent dévorer tout, sans inquiétude, les places, les sinécures, les dignités, le pouvoir bien ou mal acquis, les palinodies lucratives, les trahisons utiles, les savoureuses capitulations de conscience, et qu'ils entreront dans la tombe, leur digestion faite. Comme c'est agréable! Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le sénateur. Cependant il m'est impossible de ne point vous féliciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le dites, une philosophie à vous et pour vous, exquise, raffinée, accessible aux riches seuls, bonne à toutes les sauces, assaisonnant admirablement les voluptés de la vie. Cette philosophie est prise dans les profondeurs et déterrée par des chercheurs spéciaux. Mais vous êtes bons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bon Dieu soit la philosophie du peuple, à peu près comme l'oie aux marrons est la dinde aux truffes du pauvre.

Chapitre IX Le frère raconté par la sœur

Pour donner une idée du ménage intérieur de M. l'évêque de Digne et de la façon dont ces deux saintes filles subordonnaient leurs actions, leurs pensées, même leurs instincts de femmes aisément effrayées, aux habitudes et aux intentions de l'évêque, sans qu'il eût même à prendre la peine de parler pour les exprimer, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire ici une lettre de mademoiselle Baptistine à madame la vicomtesse de Boischevron, son amie d'enfance. Cette lettre est entre nos mains.

«Digne, 16 décembre 18…

«Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de vous. C'est assez notre habitude, mais il y a une raison de plus. Figurez-vous qu'en lavant et époussetant les plafonds et les murs, madame Magloire a fait des découvertes; maintenant nos deux chambres tapissées de vieux papier blanchi à la chaux ne dépareraient pas un château dans le genre du vôtre. Madame Magloire a déchiré tout le papier. Il y avait des choses dessous. Mon salon, où il n'y a pas de meubles, et dont nous nous servons pour étendre le linge après les lessives, a quinze pieds de haut, dix-huit de large carrés, un plafond peint anciennement avec dorure, des solives comme chez vous. C'était recouvert d'une toile, du temps que c'était l'hôpital. Enfin des boiseries du temps de nos grand'mères. Mais c'est ma chambre qu'il faut voir. Madame Magloire a découvert, sous au moins dix papiers collés dessus, des peintures, sans être bonnes, qui peuvent se supporter. C'est Télémaque reçu chevalier par Minerve, c'est lui encore dans les jardins. Le nom m'échappe. Enfin où les dames romaines se rendaient une seule nuit. Que vous dirai-je? j'ai des romains, des romaines (ici un mot illisible), et toute la suite. Madame Magloire a débarbouillé tout cela, et cet été elle va réparer quelques petites avaries, revenir le tout, et ma chambre sera un vrai musée. Elle a trouvé aussi dans un coin du grenier deux consoles en bois, genre ancien. On demandait deux écus de six livres pour les redorer, mais il vaut bien mieux donner cela aux pauvres; d'ailleurs c'est fort laid, et j'aimerais mieux une table ronde en acajou.

«Je suis toujours bien heureuse. Mon frère est si bon. Il donne tout ce qu'il a aux indigents et aux malades. Nous sommes très gênés. Le pays est dur l'hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui manquent. Nous sommes à peu près chauffés et éclairés. Vous voyez que ce sont de grandes douceurs.

«Mon frère a ses habitudes à lui. Quand il cause, il dit qu'un évêque doit être ainsi. Figurez-vous que la porte de la maison n'est jamais fermée. Entre qui veut, et l'on est tout de suite chez mon frère. Il ne craint rien, même la nuit. C'est là sa bravoure à lui, comme il dit.

«Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne. Il s'expose à tous les dangers, et il ne veut même pas que nous ayons l'air de nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre.

«Il sort par la pluie, il marche dans l'eau, il voyage en hiver. Il n'a pas peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres.

«L'an dernier, il est allé tout seul dans un pays de voleurs. Il n'a pas voulu nous emmener. Il est resté quinze jours absent. À son retour, il n'avait rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit: “Voilà comme on m'a volé!” Et il a ouvert une malle pleine de tous les bijoux de la cathédrale d'Embrun, que les voleurs lui avaient donnés.

«Cette fois-là, en revenant, comme j'étais allée à sa rencontre à deux lieues avec d'autres de ses amis, je n'ai pu m'empêcher de le gronder un peu, en ayant soin de ne parler que pendant que la voiture faisait du bruit, afin que personne autre ne pût entendre.

«Dans les premiers temps, je me disais: il n'y a pas de dangers qui l'arrêtent, il est terrible. À présent j'ai fini par m'y accoutumer. Je fais signe à madame Magloire pour qu'elle ne le contrarie pas. Il se risque comme il veut. Moi j'emmène madame Magloire, je rentre dans ma chambre, je prie pour lui, et je m'endors. Je suis tranquille, parce que je sais bien que s'il lui arrivait malheur, ce serait ma fin. Je m'en irais au bon Dieu avec mon frère et mon évêque. Madame Magloire a eu plus de peine que moi à s'habituer à ce qu'elle appelait ses imprudences. Mais à présent le pli est pris. Nous prions toutes les deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable entrerait dans la maison qu'on le laisserait faire. Après tout, que craignons-nous dans cette maison? Il y a toujours quelqu'un avec nous, qui est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu l'habite.

«Voilà qui me suffit. Mon frère n'a plus même besoin de me dire un mot maintenant. Je le comprends sans qu'il parle, et nous nous abandonnons à la Providence.

«Voilà comme il faut être avec un homme qui a du grand dans l'esprit.

«J'ai questionné mon frère pour le renseignement que vous me demandez sur la famille de Faux. Vous savez comme il sait tout et comme il a des souvenirs, car il est toujours très bon royaliste. C'est de vrai une très ancienne famille normande de la généralité de Caen. Il y a cinq cents ans d'un Raoul de Faux, d'un Jean de Faux et d'un Thomas de Faux, qui étaient des gentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Le dernier était Guy-Étienne-Alexandre, et était maître de camp, et quelque chose dans les chevaux-légers de Bretagne. Sa fille Marie-Louise a épousé Adrien-Charles de Gramont, fils du duc Louis de Gramont, pair de France, colonel des gardes françaises et lieutenant général des armées. On écrit Faux, Fauq et Faoucq.

«Bonne madame, recommandez-nous aux prières de votre saint parent, M. le cardinal. Quant à votre chère Sylvanie, elle a bien fait de ne pas prendre les courts instants qu'elle passe près de vous pour m'écrire. Elle se porte bien, travaille selon vos désirs, m'aime toujours. C'est tout ce que je veux. Son souvenir par vous m'est arrivé. Je m'en trouve heureuse. Ma santé n'est pas trop mauvaise, et cependant je maigris tous les jours davantage. Adieu, le papier me manque et me force de vous quitter. Mille bonnes choses.

«Baptistine.

«P S. Madame votre belle-sœur est toujours ici avec sa jeune famille. Votre petit-neveu est charmant. Savez-vous qu'il a cinq ans bientôt! Hier il a vu passer un cheval auquel on avait mis des genouillères, et il disait: “Qu'est-ce qu'il a donc aux genoux?” Il est si gentil, cet enfant! Son petit frère traîne un vieux balai dans l'appartement comme une voiture, et dit: “Hu!”»

Comme on le voit par cette lettre, ces deux femmes savaient se plier aux façons d'être de l'évêque avec ce génie particulier de la femme qui comprend l'homme mieux que l'homme ne se comprend. L'évêque de Digne, sous cet air doux et candide qui ne se démentait jamais, faisait parfois des choses grandes, hardies et magnifiques, sans paraître même s'en douter. Elles en tremblaient, mais elles le laissaient faire. Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant; jamais pendant ni après. Jamais on ne le troublait, ne fût-ce que par un signe, dans une action commencée. À de certains moments, sans qu'il eût besoin de le dire, lorsqu'il n'en avait peut-être pas lui-même conscience, tant sa simplicité était parfaite, elles sentaient vaguement qu'il agissait comme évêque; alors elles n'étaient plus que deux ombres dans la maison. Elles le servaient passivement, et, si c'était obéir que de disparaître, elles disparaissaient. Elles savaient, avec une admirable délicatesse d'instinct, que certaines sollicitudes peuvent gêner. Aussi, même le croyant en péril, elles comprenaient, je ne dis pas sa pensée, mais sa nature, jusqu'au point de ne plus veiller sur lui. Elles le confiaient à Dieu.

D'ailleurs Baptistine disait, comme on vient de le lire, que la fin de son frère serait la sienne. Madame Magloire ne le disait pas, mais elle le savait.

Chapitre X L'évêque en présence d'une lumière inconnue [20]

À une époque un peu postérieure à la date de la lettre citée dans les pages précédentes, il fit une chose, à en croire toute la ville, plus risquée encore que sa promenade à travers les montagnes des bandits. Il y avait près de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire. Cet homme, disons tout de suite le gros mot, était un ancien conventionnel. Il se nommait G.

On parlait du conventionnel G [21]. dans le petit monde de Digne avec une sorte d'horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela? Cela existait du temps qu'on se tutoyait et qu'on disait: citoyen. Cet homme était à peu près un monstre. Il n'avait pas voté la mort du roi, mais presque. C'était un quasi-régicide. Il avait été terrible. Comment, au retour des princes légitimes, n'avait-on pas traduit cet homme-là devant une cour prévôtale? On ne lui eût pas coupé la tête, si vous voulez, il faut de la clémence, soit; mais un bon bannissement à vie. Un exemple enfin! etc., etc. C'était un athée d'ailleurs, comme tous ces gens-là. – Commérages des oies sur le vautour.

Était-ce du reste un vautour que G.? Oui, si l'on en jugeait par ce qu'il y avait de farouche dans sa solitude. N'ayant pas voté la mort du roi, il n'avait pas été compris dans les décrets d'exil et avait pu rester en France [22].

Il habitait, à trois quarts d'heure de la ville, loin de tout hameau, loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu d'un vallon très sauvage. Il avait là, disait-on, une espèce de champ, un trou, un repaire. Pas de voisins; pas même de passants. Depuis qu'il demeurait dans ce vallon, le sentier qui y conduisait avait disparu sous l'herbe. On parlait de cet endroit-là comme de la maison du bourreau. Pourtant l'évêque songeait, et de temps en temps regardait l'horizon à l'endroit où un bouquet d'arbres marquait le vallon du vieux conventionnel, et il disait:

– Il y a là une âme qui est seule.

Et au fond de sa pensée il ajoutait: «Je lui dois ma visite.»

Mais, avouons-le, cette idée, au premier abord naturelle, lui apparaissait, après un moment de réflexion, comme étrange et impossible, et presque repoussante. Car, au fond, il partageait l'impression générale, et le conventionnel lui inspirait, sans qu'il s'en rendît clairement compte, ce sentiment qui est comme la frontière de la haine et qu'exprime si bien le mot éloignement.

Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur? Non. Mais quelle brebis!

Le bon évêque était perplexe. Quelquefois il allait de ce côté-là, puis il revenait. Un jour enfin le bruit se répandit dans la ville qu'une façon de jeune pâtre qui servait le conventionnel G. dans sa bauge était venu chercher un médecin; que le vieux scélérat se mourait, que la paralysie le gagnait, et qu'il ne passerait pas la nuit.

– Dieu merci! ajoutaient quelques-uns.

L'évêque prit son bâton, mit son pardessus à cause de sa soutane un peu trop usée, comme nous l'avons dit, et aussi à cause du vent du soir qui ne devait pas tarder à souffler, et partit.

Le soleil déclinait et touchait presque à l'horizon, quand l'évêque arriva à l'endroit excommunié. Il reconnut avec un certain battement de cœur qu'il était près de la tanière. Il enjamba un fossé, franchit une haie, leva un échalier, entra dans un courtil délabré, fit quelques pas assez hardiment, et tout à coup, au fond de la friche, derrière une haute broussaille, il aperçut la caverne.

C'était une cabane toute basse, indigente, petite et propre, avec une treille clouée à la façade.

Devant la porte, dans une vieille chaise à roulettes, fauteuil du paysan, il y avait un homme en cheveux blancs qui souriait au soleil.

Près du vieillard assis se tenait debout un jeune garçon, le petit pâtre. Il tendait au vieillard une jatte de lait.

Pendant que l'évêque regardait, le vieillard éleva la voix:

Are sens