contre le système général de la prévention.
Quel est le titre du roman ? Madame Bovary.
C’est un titre qui ne dit rien par lui-même. Il en a un second entre parenthèses : Mœurs de province.
C’est encore là un titre qui n’explique pas la pensée de l’auteur, mais qui la fait pressentir.
L’auteur n’a pas voulu suivre tel ou tel système philosophique vrai ou faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux ! ! ! Sans doute c’est le mari qui commence et qui termine le livre, mais le portrait le plus sérieux de l’œuvre, qui illumine les autres peintures, c’est évidemment celui de madame Bovary.
Ici, je raconte, je ne cite pas. On prend le mari au collège, et, il faut le dire, l’enfant annonce déjà ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide, si timide que lorsqu’il arrive au collège et qu’on lui demande son nom, il commence par répondre Charbovari. Il est si lourd qu’il travaille sans avancer. Il n’est jamais le premier, il n’est jamais le dernier non plus de sa classe ; c’est le type, sinon de la nullité, au 718
moins de celui du ridicule au collège. Après les études du collège, il vint étudier la médecine à Rouen, dans une chambre au quatrième, donnant sur la Seine1, que sa mère lui avait louée chez un teinturier de sa connaissance. C’est là qu’il fait ses études médicales et qu’il arrive petit à petit à conquérir, non pas le grade de docteur en médecine, mais celui d’officier de santé. Il fréquentait les cabarets, il manquait les cours, mais il n’avait au demeurant d’autre passion que celle de jouer aux dominos. Voilà M. Bovary.
Il va se marier. Sa mère lui trouve une femme : la veuve d’un huissier de Dieppe ; elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et 1200 livres de rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin pour l’Amérique, et madame Bovary jeune fut tellement frappée, tellement impressionnée par ce coup inattendu, qu’elle en mourut. Voilà le premier mariage, voilà la première scène.
M. Bovary, devenu veuf, songea à se remarier.
1 Sic. Dans Madame Bovary : « Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, sur l’Eau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance. »
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Il interroge ses souvenirs ; il n’a pas besoin d’aller bien loin, il lui vient tout de suite à l’esprit la fille d’un fermier du voisinage qui avait singulièrement excité les soupçons de madame Bovary, mademoiselle Emma Rouault. Le fermier Rouault n’avait qu’une fille, élevée aux Ursulines de Rouen. Elle s’occupait peu de la ferme ; son père désirait la marier. L’officier de santé se présente, il n’est pas difficile sur la dot, et vous comprenez qu’avec de telles dispositions de part et d’autre les choses vont vite. Le mariage est accompli. M. Bovary est aux genoux de sa femme, il est le plus heureux des hommes, le plus aveugle des maris ; sa seule préoccupation est de prévenir les désirs de sa femme.
Ici le rôle de M. Bovary s’efface ; celui de madame Bovary devient l’œuvre sérieuse du livre.
Messieurs, madame Bovary a-t-elle aimé son
mari ou cherché à l’aimer ? Non, et dès le commencement il y a ce qu’on peut appeler la scène de l’initiation. À partir de ce moment, un autre horizon s’étale devant elle, une vie nouvelle 720
lui apparaît. Le propriétaire du château de la Vaubyessard avait donné une grande fête. On avait invité l’officier de santé, on avait invité sa femme, et là il y eut pour elle comme une initiation à toutes les ardeurs de la volupté ! Elle avait aperçu le duc de Laverdière, qui avait eu des succès à la cour ; elle avait valsé avec un vicomte et éprouvé un trouble inconnu. À partir de ce moment, elle avait vécu d’une vie nouvelle ; son mari, tout ce qui l’entourait, lui était devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait rencontré un fil de fer qui lui avait déchiré le doigt ; c’était le fil de son bouquet de mariage. Pour essayer de l’arracher à l’ennui qui la consumait, M. Bovary fit le sacrifice de sa clientèle, et vint s’installer à Yonville. C’est ici que vient la scène de la première chute. Nous sommes à la seconde livraison. Madame Bovary arrive à Yonville, et là, la première personne qu’elle rencontre, sur laquelle elle fixe ses regards, ce n’est pas le notaire de l’endroit, c’est l’unique clerc de ce notaire, Léon Dupuis. C’est un tout jeune homme qui fait son droit et qui va partir pour la capitale.
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Tout autre que M. Bovary aurait été inquiété des visites du jeune clerc, mais M. Bovary est si naïf qu’il croit à la vertu de sa femme ; Léon, inexpérimenté, éprouvait le même sentiment. Il est parti, l’occasion est perdue, mais les occasions se retrouvent facilement. Il y avait dans le voisinage d’Yonville un M. Rodolphe Boulanger (vous voyez que je raconte). C’était un homme de trente-quatre ans, d’un tempérament brutal ; il avait eu beaucoup de succès auprès des conquêtes faciles ; il avait alors pour maîtresse une actrice ; il aperçut madame Bovary, elle état jeune, charmante ; il résolut d’en faire sa maîtresse. La chose était facile, il lui suffit de trois occasions. La première fois il était venu aux
Comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite, la troisième fois il lui avait fait faire une promenade à cheval que le mari avait jugée nécessaire à la santé de sa femme ; et c’est alors, dans une première visite de la forêt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au château de Rodolphe, surtout dans le jardin de l’officier de santé. Les amants arrivent jusqu’aux limites extrêmes de la volupté ! Madame Bovary 722
veut se faire enlever par Rodolphe, Rodolphe n’ose pas dire non, mais il lui écrit une lettre où il cherche à lui prouver, par beaucoup de raisons, qu’il ne peut pas l’enlever. Foudroyée à la réception de cette lettre, Madame Bovary a une fièvre cérébrale, à la suite de laquelle une fièvre typhoïde se déclare. La fièvre tua l’amour, mais resta la malade. Voilà la deuxième scène.
J’arrive à la troisième. La chute avec Rodolphe avait été suivie d’une réaction religieuse, mais elle avait été courte ; madame Bovary va tomber, de nouveau. Le mari avait jugé le spectacle utile à la convalescence de sa femme, et il l’avait conduite à Rouen. Dans une loge, en face de celle qu’occupaient M. et Madame Bovary, se trouvait Léon Dupuis, ce jeune clerc de notaire qui fait son droit à Paris, et qui en est revenu singulièrement instruit, singulièrement expérimenté. Il va voir madame Bovary ; il lui propose un rendez-vous. Madame Bovary lui indique la cathédrale. Au sortir de la cathédrale, Léon lui propose de monter dans un
fiacre. Elle résiste d’abord, mais Léon lui dit que cela se fait ainsi à Paris et, alors, plus d’obstacle.
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La chute a lieu dans le fiacre ! Les rendez-vous se multiplient pour Léon comme pour Rodolphe, chez l’officier de santé et puis dans une chambre qu’on avait louée à Rouen. Enfin elle arriva jusqu’à la fatigue même de ce second amour, et c’est ici que commence la scène de détresse, c’est la dernière du roman.
Madame Bovary avait prodigué, jeté les cadeaux à la tête de Rodolphe et de Léon, elle avait mené une vie de luxe, et, pour faire face à tant de dépenses, elle avait souscrit de nombreux billets à ordre. Elle avait obtenu de son mari une procuration générale pour gérer le patrimoine commun ; elle avait rencontré un usurier qui se faisait souscrire des billets, lesquels n’étant pas payés à l’échéance, étaient renouvelés, sous le nom d’un compère. Puis étaient venus le papier timbré, les protêts, les jugements, la saisie, et enfin l’affiche de la vente du mobilier de M.
Bovary qui ignorait tout. Réduite aux plus cruelles extrémités, madame Bovary demande de l’argent à tout le monde et n’en obtient de personne, Léon n’en a pas, et il recule épouvanté à l’idée d’un crime qu’on lui suggère pour s’en 724
procurer. Parcourant tous les degrés de l’humiliation, madame Bovary va chez Rodolphe ; elle ne réussit pas, Rodolphe n’a pas 3000 francs. Il ne lui reste plus qu’une issue. De s’excuser auprès de son mari ? Non ; de s’expliquer avec lui ? Mais ce mari aurait la générosité de lui pardonner, et c’est là une humiliation qu’elle ne peut pas accepter : elle s’empoisonne. Viennent alors des scènes douloureuses. Le mari est là, à côté du corps glacé de sa femme. Il fait apporter sa robe de noces, il ordonne qu’on l’en enveloppe et qu’on enferme sa dépouille dans un triple cercueil.
Un jour, il ouvre le secrétaire et il y trouve le portrait de Rodolphe, ses lettres et celles de Léon.
Vous croyez que l’amour va tomber alors ? Non, non, il s’excite, au contraire, il s’exalte pour cette femme que d’autres ont possédée, en raison de ces souvenirs de volupté qu’elle lui a laissés ; et dès ce moment il néglige sa clientèle, sa famille, il laisse aller au vent les dernières parcelles de son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans la tonnelle de son jardin, tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.
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Voilà le roman ; je l’ai raconté tout entier en n’en supprimant aucune scène. On l’appelle
Madame Bovary; vous pouvez lui donner un autre titre, et l’appeler avec justesse : Histoire des adultères d’une femme de province.
Messieurs, la première partie de ma tâche est remplie ; j’ai raconté, je vais citer, et après les citations viendra l’incrimination qui porte sur deux délits : offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. L’offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, l’offense à la morale religieuse dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées. J’arrive aux citations. Je serai court, car vous lirez le roman tout entier. Je me bornerai à vous citer quatre scènes, ou plutôt quatre tableaux. La première, ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe ; la seconde, la transition religieuse entre les deux adultères ; la troisième, ce sera la chute avec Léon, c’est le deuxième adultère, et, enfin, la quatrième, que je veux citer, c’est la mort de madame Bovary.
Avant de soulever ces quatre coins du tableau, 726
permettez-moi de me demander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car, enfin, son roman est un tableau, et il faut savoir à quelle école il appartient, quelle est la couleur qu’il emploie, et quel est le portrait de son héroïne.
La couleur générale de l’auteur, permettez-moi de vous le dire c’est la couleur lascive, avant, pendant et après ces chutes ! Elle est enfant, elle a dix ou douze ans, elle est au couvent des Ursulines. À cet âge où la jeune fille n’est pas formée, où la femme ne peut pas sentir ces émotions premières qui lui révèlent un monde nouveau, elle se confesse.
« Quand elle allait à confesse (cette première citation de la première livraison est à la page 30
du numéro du 1er octobre1), quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l’ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de 1 Voyez chapitre VI de la première partie ; page 60 de la présente édition.
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fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs inattendues. »