« Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.
« Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une 797
main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
« Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.
« En arrivant à l’auberge, madame Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui l’avait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s’en aller.
« Rien pourtant ne la forçait à partir ; mais elle avait donné sa parole qu’elle reviendrait le soir même. D’ailleurs, Charles l’attendait ; et déjà elle se sentait au cœur cette lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère. »
M. Flaubert me fait remarquer que le ministère public lui a reproché cette dernière phrase.
M. l’avocat impérial. – Non, je l’ai indiquée.
798
Me Sénard. – Ce qui est certain, c’est que s’il y avait un reproche, il tomberait devant ces mots :
« Le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère. » Au surplus, cela pourra faire la matière d’un reproche tout aussi fondé que les autres ; car dans tout ce que vous avez reproché, il n’y a rien qui puisse se soutenir sérieusement.
Or, messieurs, cette espèce de course fantastique ayant déplu à la rédaction de la Revue, la suppression en fut faite. Ce fut là un excès de réserve de la part de la Revue ; et très certainement ce n’est pas un excès de réserve qui pouvait donner matière à un procès ; vous allez voir cependant comment elle a donné matière au procès. Ce qu’on ne voit pas, ce qui est supprimé ainsi paraît une chose fort étrange. On a supposé beaucoup de choses qui n’existaient pas, comme vous l’avez vu par la lecture du passage primitif.
Mon Dieu, savez-vous ce qu’on a supposé ? Qu’il y avait probablement dans le passage supprimé quelque chose d’analogue à ce que vous aurez la bonté de lire dans un des plus merveilleux romans sortis de la plume d’un honorable membre de l’Académie française, M. Mérimée.
799
M. Mérimée, dans un roman intitulé la Double Méprise, raconte une scène qui se passe dans une chaise de poste. Ce n’est pas la localité de la voiture qui a de l’importance, c’est, comme ici, dans le détail de ce qui se fait dans son intérieur.
Je ne veux pas abuser de l’audience, je ferai passer le livre au ministère public et au tribunal.
Si nous avions écrit la moitié ou le quart de ce qu’a écrit M. Mérimée, j’éprouverais quelque embarras dans la tâche qui m’est donnée, ou plutôt je la modifierais. Au lieu de dire ce que j’ai dit, ce que j’affirme, que M. Flaubert a écrit un bon livre, un livre honnête, utile, moral, je dirais : la littérature a ses droits ; M. Mérimée a fait une œuvre littéraire très remarquable, et il ne faut pas se montrer si difficile sur le détails quand l’ensemble est irréprochable. Je m’en tiendrais là, j’absoudrais et vous absoudriez. Eh ! mon Dieu !
ce n’est pas par omission qu’un auteur peut pécher en pareille matière. Et, d’ailleurs, vous aurez le détail de ce qui se passa dans le fiacre.
Mais comme mon client, lui, s’était contenté de faire une course et que l’intérieur ne s’était révélé que par « une main nue qui passa sous les petits 800
rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin comme des papillons blancs sur un champ de trèfles rouges tout en fleurs » ; comme mon client s’était contenté de cela, personne n’en savait rien et tout le monde supposait – par la suppression même – qu’il avait dit au moins autant que le membre de l’Académie française.
Vous avez vu qu’il n’en était rien.
Eh bien ! cette malheureuse suppression, c’est le procès, c’est-à-dire que, dans les bureaux qui sont chargés, avec infiniment de raison, de surveiller tous les écrits qui peuvent offenser la morale publique, quand on a vu cette coupure, on s’est tenu en éveil. Je suis obligé de l’avouer, et messieurs de la Revue à Paris me permettront de dire cela, ils ont donné le coup de ciseaux deux mots trop loin ; il fallait le donner avant qu’on montât dans le fiacre ; couper après, ce n’était plus la peine. La coupure a été très malheureuse ; mais si vous avez commis cette petite faute, messieurs de la Revue, assurément vous l’expiez bien aujourd’hui.
801
On a dit dans les bureaux : prenons garde à ce qui va suivre ; quand le numéro suivant est venu, on a fait la guerre aux syllabes. Les gens des bureaux ne sont pas obligés de tout lire ; et quand ils ont vu qu’on avait écrit qu’une femme avait retiré tous ses vêtements, ils se sont effarouchés sans aller plus loin. Il est vrai qu’à la différence de nos grands maîtres, M. Flaubert ne s’est pas donné la peine de décrire l’albâtre de ses bras nus, de sa gorge, etc. Il n’a pas dit comme un poète que nous aimons :
Je vis de ses beaux flancs l’albâtre ardent et
/ pur,
Lis, chêne, corail, roses, veines d’azur.
Telle enfin qu’autrefois tu me l’avais montrée,De sa nudité seule embellie et parée,
Quand nos nuits s’envolaient, quand le mol
/ oreiller
La vit sous tes baisers dormir et s’éveiller.
802
Il n’a rien dit de semblable à ce qu’a dit André Chénier. Mais enfin il a dit : « Elle s’abandonna...
Ses vêtements tombèrent. »
Elle s’abandonna ! Eh quoi ! toute description est donc interdite ! Mais quand on incrimine, on devrait tout lire, et M. l’avocat impérial n’a pas tout lu. Le passage qu’il incrimine ne s’arrête pas où il s’est arrêté ; il y a le correctif que voici :
« Cependant il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l’étreinte de ces bras quelque chose d’extrême, de vague et de lugubre qui semblait à Léon se glisser entre eux subtilement, comme pour les séparer. »
Dans les bureaux on n’a pas lu cela. M.
l’avocat impérial tout à l’heure n’y prenait pas garde. Il n’a vu que ceci : « Puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements, »
et il s’est écrié : outrage à la morale publique !
Vraiment, il est par trop facile d’accuser avec un pareil système. Dieu garde les auteurs de dictionnaires de tomber sous la main de M.