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l’avocat impérial ! Quel est celui qui échapperait à une condamnation si, au moyen de découpures, 803

non de phrases mais de mots, on s’avisait de faire une liste de tous les mots qui pourraient offenser la morale ou la religion ?

La première pensée de mon client, qui a malheureusement rencontré de la résistance, avait été celle-ci : « Il n’y a qu’une seule chose à faire : imprimer immédiatement, non pas avec des coupures, mais dans son entier, l’œuvre telle qu’elle est sortie de mes mains, en rétablissant la scène du fiacre. » J’étais tout à fait de son avis, c’était la meilleure défense de mon client que l’impression complète de l’ouvrage avec l’indication de quelques points, sur lesquels nous aurions plus spécialement prié le tribunal de porter son attention. J’avais donné moi-même le titre de cette publication : Mémoire de M.

Gustave Flaubert contre la prévention d’outrageà la morale religieuse dirigée contre lui. J’avais écrit de ma main : Tribunal de police correctionnelle, sixième chambre, avec l’indication du président et du ministère public. Il y avait une préface dans laquelle on lisait : « On m’accuse avec des phrases prises çà et là dans mon livre ; je ne puis me défendre qu’avec mon 804

livre. » Demander à des juges la lecture d’un roman tout entier, c’est leur demander beaucoup, mais nous sommes devant des juges qui aiment la vérité, qui la veulent ; qui, pour la connaître, ne reculeront devant aucune fatigue : nous sommes devant des juges qui veulent la justice, qui la veulent énergiquement et qui liront, sans aucune espèce d’hésitation, tout ce que nous les supplierons de lire. J’avais dit à M. Flaubert :

« Envoyez tout de suite cela à l’impression et mettez au bas mon nom à côté du vôtre : Sénard, avocat. » On avait commencé l’impression ; la déclaration était faite pour cent exemplaires que nous voulions faire tirer ; l’impression marchait avec une rapidité extrême, on y passait les jours et les nuits, lorsque nous est venue la défense de continuer l’impression, non pas d’un livre, mais d’un mémoire dans lequel l’œuvre incriminée se trouvait avec des notes explicatives ! On a réclamé au parquet de M. le procureur impérial, –

qui nous a dit que la défense était absolue, qu’elle ne pouvait pas être levée.

Eh bien, soit ! Nous n’aurons pas publié le livre avec nos notes et nos observations, mais si 805

votre première lecture, messieurs, vous avait laissé un doute, je vous le demande en grâce, vous en feriez une seconde. Vous aimez, vous voulez la vérité ; vous ne pouvez pas être de ceux qui, quand on leur porte deux lignes de l’écriture d’un homme, sont assurés de le faire pendre à quelque condition que ce soit. Vous ne voulez pas qu’un homme soit jugé sur des découpures, plus ou moins habilement faites. Vous ne voulez pas cela ; vous ne voulez pas nous priver des ressources ordinaires de la défense. Eh bien !

vous avez le livre, et quoique ce soit moins commode que ce que nous voulions faire, vous ferez vous-mêmes les divisions, les observations, les rapprochements, parce que vous voulez la vérité et qu’il faut que ce soit la vérité qui serve de base à votre jugement, et la vérité sortira de l’examen sérieux du livre.

Cependant je ne puis pas m’en tenir là. Le ministère public attaque le livre, il faut que je prenne le livre même pour le défendre, que je complète les citations qu’il en a faites, et que, sur chaque passage incriminé, je montre le néant de l’incrimination ; ce sera toute ma défense.

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Je n’essayerai pas, assurément, d’opposer aux appréciations élevées, animées, pathétiques, dont le ministère public a entouré tout ce qu’il a dit, des appréciations du même genre ; la défense n’aurait pas le droit de prendre de telles allures ; elle se contentera de citer les textes tels qu’ils sont.

Et d’abord, je déclare que rien n’est plus faux que ce qu’on a dit tout à l’heure de la couleur lascive. La couleur lascive ! Où donc avez-vous pris cela ? Mon client a dépeint dans Madame Bovary quelle femme ? Eh ! mon Dieu ! c’est triste à dire, mais cela est vrai, une jeune fille, née comme elles le sont presque toutes, honnête ; c’est du moins le plus grand nombre, mais bien fragiles quand l’éducation, au lieu de les fortifier, les a amollies ou jetées dans une mauvaise voie.

Il a pris une jeune fille ; est-ce une nature perverse ? Non, c’est une nature impressionnable, accessible à l’exaltation.

M. l’avocat impérial a dit : Cette jeune fille, on la présente constamment comme lascive. Mais non ! on la représente née à la campagne, née à la 807

ferme, où elle s’occupe de tous les travaux de son père, et où aucune espèce de lascivité n’avait pu passer dans son esprit ou dans son cœur. On la représente ensuite, au lieu de suivre la destinée qui lui appartenait tout naturellement d’être élevée pour la ferme dans laquelle elle devait vivre ou dans un milieu analogue, on la représente sous l’autorité imprévoyante d’un père qui s’imagine de faire élever au couvent cette fille née à la ferme, qui devait épouser un fermier, un homme de la campagne. La voilà conduite dans un couvent hors de sa sphère. Il n’y a rien qui ne soit grave dans la parole du ministère public, il ne faut donc rien laisser sans réponse. Ah ! vous avez parlé de ses petits péchés ; en citant quelques lignes de la première livraison, vous avez dit : « Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés, afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l’ombre...

sous le chuchotement du prêtre. » Vous vous êtes déjà gravement trompé sur l’appréciation de mon client. Il n’a pas fait la faute que vous lui reprochez, l’erreur est tout entière de votre côté, d’abord sur l’âge de la jeune fille. Comme elle 808

n’est entrée au couvent qu’à treize ans, il est évident qu’elle en avait quatorze lorsqu’elle allait à confesse. Ce n’était donc pas une enfant de dix ans comme il vous a plu de le dire ; vous vous êtes trompé là-dessus matériellement. Mais je n’en suis pas sur l’invraisemblance d’une enfant de dix ans qui aime à rester au confessionnal

« sous le chuchotement du prêtre ». Ce que je veux, c’est que vous lisiez les lignes qui précèdent, ce qui n’est pas facile, j’en conviens.

Et voilà l’inconvénient pour nous de n’avoir pas un mémoire : avec un mémoire nous n’aurions pas à chercher dans six volumes.

J’appelais votre attention sur ce passage, pour restituer à Madame Bovary son véritable caractère. Voulez-vous me permettre de vous dire ce qui me paraît bien grave, ce que M. Flaubert a compris et qu’il a mis en relief ? Il y a une espèce de religion qui est celle qu’on parle généralement aux jeunes filles et qui est la plus mauvaise de toutes. On peut, à cet égard, différer dans les appréciations. Quant à moi, je déclare nettement ceci que je ne connais rien de beau, d’utile, de nécessaire pour soutenir, non pas seulement les 809

femmes dans le chemin de la vie, mais les hommes eux-mêmes qui ont quelquefois de bien pénibles épreuves à traverser ; que je ne connais rien de plus utile et de plus nécessaire que le sentiment religieux, mais le sentiment religieux grave et, permettez-moi d’ajouter, sévère.

Je veux que mes enfants comprennent un Dieu, non pas un Dieu dans les abstractions du panthéisme, non, mais un être suprême avec lequel ils sont en rapport, vers lequel ils s’élèvent pour le prier, et qui, en même temps, les grandit et les fortifie. Cette pensée-là, voyez-vous, qui est ma pensée, qui est la vôtre, c’est la force dans les mauvais jours, la force dans ce qu’on appelle le monde, le refuge, ou, mieux encore, la force des faibles. C’est cette pensée-là qui donne à la femme cette consistance qui la fait se résigner sur les mille petites choses de la vie, qui la fait rapporter à Dieu ce qu’elle peut souffrir, et lui demande la grâce de remplir son devoir. Cette religion-là, messieurs, c’est le christianisme, c’est la religion qui établit les rapports entre Dieu et l’homme. Le christianisme, en faisant intervenir entre Dieu et nous une sorte de puissance 810

intermédiaire, nous rend Dieu plus accessible, et cette communication avec lui plus facile. Que la mère de celui qui se fit Homme-Dieu reçoive aussi les prières de la femme, je ne vois rien encore là qui altère ni la pureté, ni la sainteté religieuse, ni le sentiment lui-même. Mais voici où commence l’altération. Pour accommoder la religion à toutes le natures, on fait intervenir toutes sortes de petites choses chétives, misérables, mesquines. La pompe des

cérémonies, au lieu d’être cette grande pompe qui nous saisit l’âme, cette pompe dégénère en petit commerce de reliques, de médailles, de petits bons dieux, de petites bonnes vierges. À quoi messieurs se prend l’esprit des enfants curieux, ardents, tendres, l’esprit des jeunes filles surtout ?

À toutes ces images, affaiblies, atténuées, misérables de l’esprit religieux. Elles se font alors de petites religions de pratique, de petites dévotions de tendresse, d’amour, et au lieu d’avoir dans leur âme le sentiment de Dieu, le sentiment du devoir, elles s’abandonnent à des rêvasseries, à de petites pratiques, à de petites dévotions. Et puis vient la poésie, et puis 811

viennent, il faut bien le dire, mille pensées de charité, de tendresse, d’amour mystique, mille formes qui trompent les jeunes filles, qui sensualisent la religion. Ces pauvres enfants, naturellement crédules et faibles, se prennent à tout cela, à la poésie, à la rêvasserie, au lieu de s’attacher à quelque chose de raisonnable et de sévère. D’où il arrive que vous avez beaucoup de femmes fort dévotes, qui ne sont pas religieuses du tout. Et quand le vent les pousse hors du chemin où elles devraient marcher, au lieu de trouver la force, elles ne trouvent que toute espèce de sensualités qui les égarent.

Ah ! vous m’avez accusé d’avoir, dans le tableau de la société moderne, confondu l’élément religieux avec le sensualisme ! Accusez donc la société au milieu de laquelle nous sommes, mais n’accusez pas l’homme qui, comme Bossuet, s’écrie : « Réveillez-vous et prenez garde au péril ! » Mais venir dire aux pères de famille : Prenez garde, ce ne sont pas là de bonnes habitudes à donner à vos filles, il y a dans tous ces mélanges de mysticisme quelque chose qui sensualise la religion ; venir dire cela, 812

c’est dire la vérité. C’est pour cela que vous accusez Flaubert, c’est pour cela que j’exalte sa conduite. Oui, il a bien fait d’avertir, ainsi, les familles des dangers de l’exaltation chez les jeunes personnes qui s’en prennent aux petites pratiques, au lieu de s’attacher à une religion forte et sévère qui les soutiendrait au jour de la faiblesse. Et, maintenant, vous allez voir d’où vient l’intention des petits péchés « sous le chuchotement du prêtre ». Lisons la page 301.

« Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseaux. »

Est-ce lascif cela, messieurs ? Continuons.

M. l’avocat impérial. – Je n’ai pas dit que ce passage fût lascif.

Me Sénard. – Je vous en demande bien pardon, 1 Début du chapitre VI de la première partie.

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c’est précisément dans ce passage que vous avez relevé une phrase lascive, et vous n’avez pu la trouver lascive qu’en l’isolant de ce qui précédait et de ce qui suivait :

« Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d’azur qui servent de signets, et elle aimait la brebis malade, le sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus qui tombe en marchant sous sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tête quelque vœu à accomplir. »

N’oubliez pas cela ; quand on invente de petits péchés à confesse et qu’on cherche dans sa tête quelque vœu à accomplir, ce que vous trouverez à la ligne qui précède, évidemment on a eu les idées un peu faussées, quelque part. Et je vous demande maintenant si j’ai à discuter votre passage ! Mais je continue :

« Le soir, avant la prière, on faisait dans l’étude une lecture religieuse. C’était, pendant la semaine, quelque résumé d’histoire sainte ou les conférences de l’abbé Frayssinous, et, le 814

dimanche, des passages du Génie du Christianisme, par récréation. Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l’éternité ! Si son enfance se fût écoulée dans l’arrière-boutique obscure d’un quartier marchand, elle se serait peut-être alors ouverte aux envahissements lyriques de la nature, qui, d’ordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues.

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