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Et voilà l’inconvénient pour nous de n’avoir pas un mémoire : avec un mémoire nous n’aurions pas à chercher dans six volumes.

J’appelais votre attention sur ce passage, pour restituer à Madame Bovary son véritable caractère. Voulez-vous me permettre de vous dire ce qui me paraît bien grave, ce que M. Flaubert a compris et qu’il a mis en relief ? Il y a une espèce de religion qui est celle qu’on parle généralement aux jeunes filles et qui est la plus mauvaise de toutes. On peut, à cet égard, différer dans les appréciations. Quant à moi, je déclare nettement ceci que je ne connais rien de beau, d’utile, de nécessaire pour soutenir, non pas seulement les 809

femmes dans le chemin de la vie, mais les hommes eux-mêmes qui ont quelquefois de bien pénibles épreuves à traverser ; que je ne connais rien de plus utile et de plus nécessaire que le sentiment religieux, mais le sentiment religieux grave et, permettez-moi d’ajouter, sévère.

Je veux que mes enfants comprennent un Dieu, non pas un Dieu dans les abstractions du panthéisme, non, mais un être suprême avec lequel ils sont en rapport, vers lequel ils s’élèvent pour le prier, et qui, en même temps, les grandit et les fortifie. Cette pensée-là, voyez-vous, qui est ma pensée, qui est la vôtre, c’est la force dans les mauvais jours, la force dans ce qu’on appelle le monde, le refuge, ou, mieux encore, la force des faibles. C’est cette pensée-là qui donne à la femme cette consistance qui la fait se résigner sur les mille petites choses de la vie, qui la fait rapporter à Dieu ce qu’elle peut souffrir, et lui demande la grâce de remplir son devoir. Cette religion-là, messieurs, c’est le christianisme, c’est la religion qui établit les rapports entre Dieu et l’homme. Le christianisme, en faisant intervenir entre Dieu et nous une sorte de puissance 810

intermédiaire, nous rend Dieu plus accessible, et cette communication avec lui plus facile. Que la mère de celui qui se fit Homme-Dieu reçoive aussi les prières de la femme, je ne vois rien encore là qui altère ni la pureté, ni la sainteté religieuse, ni le sentiment lui-même. Mais voici où commence l’altération. Pour accommoder la religion à toutes le natures, on fait intervenir toutes sortes de petites choses chétives, misérables, mesquines. La pompe des

cérémonies, au lieu d’être cette grande pompe qui nous saisit l’âme, cette pompe dégénère en petit commerce de reliques, de médailles, de petits bons dieux, de petites bonnes vierges. À quoi messieurs se prend l’esprit des enfants curieux, ardents, tendres, l’esprit des jeunes filles surtout ?

À toutes ces images, affaiblies, atténuées, misérables de l’esprit religieux. Elles se font alors de petites religions de pratique, de petites dévotions de tendresse, d’amour, et au lieu d’avoir dans leur âme le sentiment de Dieu, le sentiment du devoir, elles s’abandonnent à des rêvasseries, à de petites pratiques, à de petites dévotions. Et puis vient la poésie, et puis 811

viennent, il faut bien le dire, mille pensées de charité, de tendresse, d’amour mystique, mille formes qui trompent les jeunes filles, qui sensualisent la religion. Ces pauvres enfants, naturellement crédules et faibles, se prennent à tout cela, à la poésie, à la rêvasserie, au lieu de s’attacher à quelque chose de raisonnable et de sévère. D’où il arrive que vous avez beaucoup de femmes fort dévotes, qui ne sont pas religieuses du tout. Et quand le vent les pousse hors du chemin où elles devraient marcher, au lieu de trouver la force, elles ne trouvent que toute espèce de sensualités qui les égarent.

Ah ! vous m’avez accusé d’avoir, dans le tableau de la société moderne, confondu l’élément religieux avec le sensualisme ! Accusez donc la société au milieu de laquelle nous sommes, mais n’accusez pas l’homme qui, comme Bossuet, s’écrie : « Réveillez-vous et prenez garde au péril ! » Mais venir dire aux pères de famille : Prenez garde, ce ne sont pas là de bonnes habitudes à donner à vos filles, il y a dans tous ces mélanges de mysticisme quelque chose qui sensualise la religion ; venir dire cela, 812

c’est dire la vérité. C’est pour cela que vous accusez Flaubert, c’est pour cela que j’exalte sa conduite. Oui, il a bien fait d’avertir, ainsi, les familles des dangers de l’exaltation chez les jeunes personnes qui s’en prennent aux petites pratiques, au lieu de s’attacher à une religion forte et sévère qui les soutiendrait au jour de la faiblesse. Et, maintenant, vous allez voir d’où vient l’intention des petits péchés « sous le chuchotement du prêtre ». Lisons la page 301.

« Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseaux. »

Est-ce lascif cela, messieurs ? Continuons.

M. l’avocat impérial. – Je n’ai pas dit que ce passage fût lascif.

Me Sénard. – Je vous en demande bien pardon, 1 Début du chapitre VI de la première partie.

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c’est précisément dans ce passage que vous avez relevé une phrase lascive, et vous n’avez pu la trouver lascive qu’en l’isolant de ce qui précédait et de ce qui suivait :

« Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d’azur qui servent de signets, et elle aimait la brebis malade, le sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus qui tombe en marchant sous sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tête quelque vœu à accomplir. »

N’oubliez pas cela ; quand on invente de petits péchés à confesse et qu’on cherche dans sa tête quelque vœu à accomplir, ce que vous trouverez à la ligne qui précède, évidemment on a eu les idées un peu faussées, quelque part. Et je vous demande maintenant si j’ai à discuter votre passage ! Mais je continue :

« Le soir, avant la prière, on faisait dans l’étude une lecture religieuse. C’était, pendant la semaine, quelque résumé d’histoire sainte ou les conférences de l’abbé Frayssinous, et, le 814

dimanche, des passages du Génie du Christianisme, par récréation. Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l’éternité ! Si son enfance se fût écoulée dans l’arrière-boutique obscure d’un quartier marchand, elle se serait peut-être alors ouverte aux envahissements lyriques de la nature, qui, d’ordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues.

Habituée aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsqu’elle était clairsemée parmi les ruines. Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, étant de tempérament plus sentimental qu’artistique, cherchant des émotions et non des paysages. »

Vous allez voir avec quelles délicates précautions l’auteur introduit cette vieille sainte 815

fille, et comment, pour enseigner la religion, il va se glisser dans le couvent un élément nouveau, l’introduction du roman apporté par une étrangère. N’oubliez jamais ceci quand il s’agira d’apprécier la morale religieuse.

« Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinée sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage.

Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pour l’aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à demi-voix en poussant son aiguille.

Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres dans les intervalles de sa besogne. »

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Ceci n est pas seulement merveilleux littérairement parlant : l’absolution ne peut pas être refusée à l’homme qui écrit ces admirables passages, pour signaler à tous les périls d’une éducation de ce genre, pour indiquer à la jeune femme les écueils de la vie dans laquelle elle va s’engager. Continuons :

« Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, Messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des 817

ogives, passaient leurs jours le coude sur la pierre et le menton dans la main à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche, qui galope sur un cheval noir. Elle eut, dans ce temps-là, le culte de Marie Stuart et des vénérations enthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de l’histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélémy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV

était vanté.

« À la classe de musique, dans les romances

qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie de réalités sentimentales. »

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Comment, vous ne vous êtes pas souvenu de cela, quand cette pauvre fille de la campagne rentrée à la ferme, ayant trouvé à épouser un médecin de village, est invitée à une soirée d’un

château, sur laquelle vous avez cherché à appeler l’attention du tribunal, pour montrer quelque chose de lascif dans une valse qu’elle vient de danser ! Vous ne vous êtes pas souvenu de cette éducation, quand cette pauvre femme enlevée par une invitation qui est venue la prendre au foyer vulgaire de son mari, pour la mener à ce château, quand elle a vu ces beaux messieurs, ces belles dames, ce vieux duc qui, disait-on, avait eu des bonnes fortunes à la cour !... M. l’avocat impérial a eu de beaux mouvements, à propos de la reine Antoinette ! Il n’y a pas un de nous, assurément, qui ne se soit associé par la pensée à votre pensée. Comme vous, nous avons frémi au nom

de cette victime des révolutions ; mais ce n’est pas de Marie-Antoinette qu’il s’agit ici, c’est du château de la Vaubyessard.

Il y avait là un vieux duc qui avait eu – disait-on – des rapports avec la reine, et sur lequel se portaient tous les regards. Et quand cette jeune 819

femme, voyant se réaliser tous les rêves fantastiques de sa jeunesse, se trouve ainsi transportée au milieu de ce monde, vous vous étonnez de l’enivrement qu’elle a ressenti ; vous l’accusez d’avoir été lascive ! Mais accusez donc la valse elle-même, cette danse de nos grands bals modernes où, dit un auteur qui l’a décrite, la femme « s’appuie la tête sur l’épaule du cavalier, dont la jambe l’embarrasse ». Vous trouvez que dans la description de Flaubert madame Bovary est lascive. Mais il n’y pas un homme, et je ne vous excepte pas, qui, ayant assisté à un bal, ayant vu cette sorte de valse, n’ait eu en sa pensée le désir que sa femme ou sa fille s’abstînt de ce plaisir qui a quelque chose de farouche. Si, comptant sur la chasteté qui enveloppe une jeune fille, on la laisse quelquefois se livrer à ce plaisir que la mode a consacré, il faut beaucoup compter sur cette enveloppe de chasteté, et quoiqu’on y compte, il n’est pas impossible d’exprimer les impressions que M. Flaubert a exprimées au nom des mœurs et de la chasteté.

La voilà au château de la Vaubyessard, la voilà qui regarde ce vieux duc, qui étudie tout 820

avec transport, et vous vous écriez : Quels détails ! Qu’est-ce à dire ? Les détails sont partout, quand on ne cite qu’un passage.

« Madame Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas mis leurs gants dans leurs verres.

« Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun . »

Défendez la reine, défendez-la surtout devant l’échafaud, dites que par son titre elle avait droit au respect, mais supprimez vos accusations, quand on se contentera de dire qu’il avait été, 821

disait-on, l’amant de la reine. Est-ce que c’est sérieusement que vous nous reprocherez d’avoir insulté à la mémoire de cette femme infortunée ?

« Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille.

Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il désignait du doigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque

chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines !

« On versa du vin de Champagne à la glace.

Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. »

Are sens