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« Un jour qu’ils s’étaient quittés de bonne heure, et qu’elle s’en revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent ; alors elle s’assit sur un banc, à l’ombre des ormes. Quel calme dans ce temps-là ! Comme elle enviait les ineffables sentiments d’amour qu’elle tâchait, d’après des livres, de se figurer !

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Les premiers mois de son mariage, ses promenades à cheval dans la forêt, le Vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux. »

N’oubliez donc pas ceci, monsieur l’avocat impérial, quand vous voulez juger la pensée de l’auteur, quand vous voulez trouver absolument la couleur lascive là où je ne puis trouver qu’un excellent livre.

« Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement que les autres. « Je l’aime pourtant », se disait-elle ; elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ? »

Est-ce lascif, cela ?

« Mais s’il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse, pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ?

Oh ! quelle impossibilité ! Rien, d’ailleurs, ne 842

valait la peine d’une recherche, tout mentait !

Chaque sourire cachait un bâillement d’ennui, chaque joie une malédiction, tout plaisir son dégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre que l’irréalisable envie d’une volupté plus haute.

« Un râle métallique se traîna dans les airs, et quatre coups se firent entendre à la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait qu’elle était là, sur ce banc, depuis l’éternité. »

Il ne faut pas chercher au bout d’un livre quelque chose pour expliquer ce qui est au bout d’un autre. J’ai lu le passage incriminé sans y ajouter un mot, pour défendre une œuvre qui se défend par elle-même. Continuons la lecture de ce passage incriminé au point de vue de la morale :

« Madame était dans sa chambre. On n’y montait pas. Elle restait là tout le long du jour, engourdie, à peine vêtue, et de temps à autre faisait fumer des pastilles du sérail, qu’elle avait achetées à Rouen, dans la boutique d’un Algérien. Pour ne pas avoir, la nuit, contre sa 843

chair, cet homme étendu qui dormait, elle finit, à force de grimaces, par le reléguer au second étage ; et elle lisait jusqu’au matin des livres extravagants où il y avait des tableaux orgiaques avec des situations sanglantes. » (Ceci donne envie de l’adultère, n’est-ce pas ?) « Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri. Charles accourait. – Ah ! va-t’en, disait-elle ; ou, d’autres fois, brûlée plus fort par cette flamme intime que l’adultère avivait, haletante, émue, tout en désir, elle ouvrait la fenêtre, aspirait l’air froid, éparpillait au vent sa chevelure trop lourde et regardait les étoiles, souhaitait des amours de prince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors tout donné pour un seul de ces rendez-vous qui la rassasiaient.

« C’était ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et, lorsqu’il ne pouvait payer seul la dépense, elle complétait le surplus libéralement ; ce qui arrivait à peu près toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre qu’ils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hôtel plus modeste, mais elle trouva des objections. »

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Vous voyez comme tout ceci est simple quand on lit tout ; mais, avec les découpures de M.

l’avocat impérial, le plus petit mot devient une montagne.

M. l’avocat impérial. – Je n’ai cité aucune de ces phrases-là, et puisque vous en voulez citer que je n’ai point incriminées, il ne fallait pas passer à pieds joints sur la page 50.

Me Sénard. – Je ne passe rien, j’insiste sur les phrases incriminées dans la citation. Nous sommes cités pour les pages 77 et 781.

M. l’avocat impérial. – Je parle des citations faites à l’audience, et je croyais que vous m’imputiez d’avoir cité les lignes que vous venez de lire.

Me Sénard. – Monsieur l’avocat impérial, j’ai cité tous les passages à l’aide desquels vous vouliez constituer un délit qui maintenant est brisé. Vous avez développé à l’audience ce que bon vous semblait, et vous avez eu beau jeu.

Heureusement nous avions le livre, le défenseur savait le livre ; s’il ne l’avait pas su, sa position 1 Pages 479 et 480.

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eût été bien étrange, permettez-moi de vous le dire. Je suis appelé à m’expliquer sur tels et tels passages, et à l’audience on y substitue d’autres passages. Si je n’avais possédé le livre comme je le possède, la défense eût été difficile.

Maintenant, je vous montre par une analyse fidèle que le roman, loin de devoir être présenté comme lascif, doit être au contraire considéré comme une œuvre éminemment morale. Après avoir fait cela, je prends les passages qui ont motivé la citation en police correctionnelle ; et après avoir fait suivre vos découpures de ce qui précède et de ce qui suit, l’accusation est si faible, qu’elle vous révolte vous-même, au moment où je les lis ! Ces mêmes passages que vous signaliez comme incriminables, il y a un instant, j’ai cependant bien le droit de les citer moi-même, pour vous faire voir le néant de votre accusation.

Je reprends ma citation où j’en suis resté, au bas de la page 78 :

« Il (Léon) s’ennuyait maintenant lorsque Emma, tout à coup, sanglotait sur sa poitrine ; et son cœur, comme les gens qui ne peuvent endurer 846

qu’une certaine dose de musique, s’assoupissait d’indifférence au vacarme d’un amour dont il ne distinguait plus les délicatesses.

« Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de la possession qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu’il était fatigué d’elle. Emma retrouvait dans l’adultère toutes les platitudes du mariage. »

Platitudes du mariage ! Celui qui a découpé ceci, a dit : comment, voilà un monsieur qui dit que dans le mariage il n’y a que des platitudes !

C’est une attaque au mariage, c’est un outrage à la morale ! Convenez, monsieur l’avocat impérial, qu’avec des découpures artistement faites on peut aller loin en fait d’incrimination.

Qu’est-ce que l’auteur a appelé les platitudes du mariage ? Cette monotonie qu’Emma avait redoutée, qu’elle avait voulu fuir, et qu’elle retrouvait sans cesse dans l’adultère, ce qui était précisément la désillusion. Vous voyez donc bien que quand, au lieu de découper des membres de phrases et des mots, on lit ce qui précède et ce qui suit, il ne reste plus rien à l’incrimination ; et 847

vous comprenez à merveille que mon client, qui sait sa pensée, doit être un peu révolté de la voir ainsi travestir. Continuons :

« Elle était aussi dégoûtée de lui qu’il était fatigué d’elle. Emma retrouvait dans l’adultère toutes les platitudes du mariage.

« Mais comment pouvoir s’en débarrasser ?

Puis elle avait beau se sentir humiliée de la bassesse d’un tel bonheur, elle y tenait encore, par habitude ou par corruption ; et chaque jour elle s’y acharnait davantage, tarissant toute félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon de ses espoirs déçus, comme s’il l’avait trahie ; et même elle souhaitait une catastrophe qui amenât leur séparation, puisqu’elle n’avait pas le courage de s’y décider.

« Elle n’en continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses, en vertu de cette idée : qu’une femme doit toujours écrire à son amant.

« Mais, en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme, fait de ses plus ardents souvenirs. » Ceci n’est plus incriminé : « ensuite elle retombait à plat, brisée, car ces élans 848

d’amour vague la fatiguaient plus que de grandes débauches.

« Elle éprouvait maintenant une courbature incessante et universelle... elle recevait du papier timbré qu’elle regardait à peine. Elle aurait voulu ne plus vivre ou continuellement dormir. »

J’appelle cela une excitation à la vertu, par l’horreur du vice, ce que l’auteur annonce lui-même, et ce que le lecteur le plus distrait ne peut pas ne pas voir, sans un peu de mauvaise volonté.

Et maintenant quelque chose de plus, pour vous faire apercevoir quelle espèce d’homme vous avez à juger. Pour vous montrer non pas quelle espèce de justification je puis prendre, mais si M. Flaubert a eu la couleur lascive et où il prend ses inspirations, laissez-moi mettre sur votre bureau ce livre usé par lui, et dans les passages duquel il s’est inspiré pour dépeindre cette concupiscence, les entraînements de cette femme qui cherche le bonheur dans les plaisirs illicites, qui ne peut pas l’y rencontrer, qui cherche encore, qui cherche de plus en plus, et ne le rencontre jamais. Où Flaubert a pris ses 849

inspirations, messieurs ? C’est dans ce livre que voilà ; écoutez :

« ILLUSION DES SENS.

« Quiconque donc s’attache au sensible, il faut qu’il erre nécessairement d’objets en objets et se trompe pour ainsi dire, en changeant de place ; ainsi la concupiscence, c’est-à-dire l’amour des plaisirs, est toujours changeant, parce que toute son ardeur languit et meurt dans la continuité, et que c’est le changement qui le fait revivre. Aussi qu’est-ce autre chose que la vie des sens, qu’un mouvement alternatif de l’appétit au dégoût et du dégoût à l’appétit, l’âme flottant toujours incertaine entre l’ardeur qui se ralentit et l’ardeur qui se renouvelle ? Inconstantia, concupiscentia.

Voilà ce que c’est que la vie des sens. Cependant, dans ce mouvement perpétuel, on ne laisse pas de se divertir par l’image d’une liberté errante. »

Voilà ce que c’est que la vie des sens. Qui a dit cela ? qui a écrit les paroles que vous venez d’entendre, sur ces excitations et ces ardeurs incessantes ? Quel est le livre que M. Flaubert feuillette jour et nuit, et dont il s’est inspiré dans 850

les passages qu’incrimine M. l’avocat impérial ?

C’est Bossuet ! Ce que je viens de vous lire, c’est un fragment d’un discours de Bossuet sur les plaisirs illicites. Je vous ferai voir que tous ces passages incriminés ne sont, non pas des plagiats,

Are sens