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Sa douleur était réelle, Julien le voyait et n'en était que plus irrité.

Il avait un besoin impérieux de solitude, et comment se la procurer?

Enfin, Mathilde, après avoir essayé de tous les raisonnements pour l'attendrir, le laissa seul, mais presque au même instant Fouqué parut.

—J'ai besoin d'être seul, dit-il à cet ami fidèle…

Et comme il le vit hésiter:

—Je compose un mémoire pour mon recours en grâce… du reste… fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j'ai besoin de quelques services particuliers ce jour-là, laisse-moi t'en parler le premier.

Quand Julien se fut enfin procuré la solitude, il se trouva plus accablé et plus lâche qu'auparavant. Le peu de forces qui restait à cet âme affaiblie, avait été épuisé à déguiser son état à Mlle de La Mole et à Fouqué.

Vers le soir, une idée le consola:

Si ce matin, dans un moment où la mort me paraissait si laide, on m'eût averti pour l'exécution, l'oeil du public eût été aiguillon de gloire, peut-être ma démarche eût-elle eu quelque chose d'empesé, comme celle d'un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants, s'il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse… mais personne ne l'eût vue.

Et il se sentit délivré d'une partie de son malheur. Je suis un lâche en ce moment, se répétait-il en chantant, mais personne ne le saura.

Un événement presque plus désagréable encore l'attendait pour le lendemain. Depuis longtemps, son père annonçait sa visite, ce jour-là, avant le réveil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot.

Julien se sentit faible, il s'attendait aux reproches les plus désagréables. Pour achever de compléter sa pénible sensation, ce matin-là il éprouvait vivement le remords de ne pas aimer son père.

Le hasard nous a placés l'un près de l'autre sur la terre, se disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous sommes fait à peu près tout le mal possible. Il vient au moment de ma mort me donner le dernier coup.

Les reproches sévères du vieillard commencèrent dès qu'ils furent sans témoin.

Julien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse! se dit-il avec rage. Il ira partout exagérer mon manque de courage; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui règnent à Verrières! Ils sont bien grands en France, ils réunissent tous les avantages sociaux. Jusqu'ici je pouvais au moins me dire: Ils reçoivent de l'argent, il est vrai, tous les honneurs s'accumulent sur eux, mais moi j'ai la noblesse du coeur.

Et voilà un témoin que tous croiront, et qui certifiera à tout

Verrières, et en l'exagérant, que j'ai été faible devant la mort!

J'aurai été un lâche dans cette épreuve que tous comprennent!

Julien était près du désespoir. Il ne savait comment renvoyer son père. Et feindre de manière à tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait en ce moment tout à fait au-dessus de ses forces.

Son esprit parcourait rapidement tous les possibles.

J'ai fait des économies! s'écria-t-il tout à coup.

Ce mot de génie changea la physionomie du vieillard et la position de

Julien.

—Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille: l'effet produit lui avait ôté tout sentiment d'infériorité.

Le vieux charpentier brûlait du désir de ne pas laisser échapper cet argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie à ses frères. Il parla longtemps et avec feu. Julien put être goguenard.

—Eh bien! le Seigneur m'a inspiré pour mon testament. Je donnerai mille francs à chacun de mes frères et le reste à vous.

—Fort bien, dit le vieillard, ce reste m'est dû; mais puisque Dieu vous a fait la grâce de toucher votre coeur, si vous voulez mourir en bon chrétien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre éducation que j'ai avancés, et auxquels vous ne songez pas…

Voilà donc l'amour de père! se répétait Julien l'âme navrée, lorsqu'enfin il fut seul. Bientôt parut le geôlier.

—Monsieur, après la visite des grands parents, j'apporte toujours à mes hôtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six francs la bouteille, mais cela réjouit le coeur.

—Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d'enfant, et faites entrer deux des prisonniers que j'entends se promener dans le corridor.

Le geôlier lui amena deux galériens tombés en récidive et qui se préparaient à retourner au bagne. C'étaient des scélérats fort gais et réellement très remarquables par la finesse, le courage et le sang-froid.

—Si vous me donnez vingt francs, dit l'un d'eux à Julien, je vous conterai ma vie en détail. C'est du chenu.

—Mais vous allez me mentir? dit Julien.

—Non pas, répondit-il, mon ami que voilà, et qui est jaloux de mes vingt francs, me dénoncera si je dis faux.

Son histoire était abominable. Elle montrait un coeur courageux, où il n'y avait plus qu'une passion, celle de l'argent.

Après leur départ, Julien n'était plus le même homme. Toute sa colère contre lui-même avait disparu. La douleur atroce, envenimée par la pusillanimité, à laquelle il était en proie depuis le départ de Mme de Rênal, s'était tournée en mélancolie.

A mesure que j'aurais été moins dupe des apparences, se disait-il, j'aurais vu que les salons de Paris sont peuplés d'honnêtes gens tels que mon père, ou de coquins habiles tels que ces galériens. Ils ont raison, jamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette pensée poignante: Comment dînerai-je? Et ils vantent leur probité! et, appelés au jury, ils condamnent fièrement l'homme qui a volé un couvert d'argent parce qu'il se sentait défaillir de faim!

Mais y a-t-il une cour, s'agit-il de perdre ou de gagner un portefeuille, mes honnêtes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils à ceux que la nécessité de dîner a inspirés à ces deux galériens…

Il n'y a point de droit naturel, ce mot n'est qu'une antique niaiserie bien digne de l'avocat général qui m'a donné chasse l'autre jour, et dont l'aïeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n'y a de droit que lorsqu'il y a une loi pour défendre de faire telle chose sous peine de punition. Avant la loi il n'y a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l'être qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot… Non, les gens qu'on honoré ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n'être pas pris en flagrant délit. L'accusateur que la société lance après moi, a été enrichi par une infamie… J'ai commis un assassinat et je suis justement condamné mais, à cette seule action près, le Valenod qui m'a condamné est cent fois plus nuisible à la société.

Eh bien! ajouta Julien tristement, mais sans colère malgré son avarice, mon père vaut mieux que tous ces hommes-là. Il ne m'a jamais aimé. Je viens combler la mesure en le déshonorant par une mort infâme. Cette crainte de manquer d'argent cette vue exagérée de la méchanceté des hommes qu'on appelle avarice, lui fait voir un prodigieux motif de consolation et de sécurité dans une somme de trois ou quatre cents louis que je puis lui laisser. Un dimanche après dîner, il montrera son or à tous ses envieux de Verrières. A ce prix, leur dira son regard, lequel d'entre vous ne serait pas charmé d'avoir un fils guillotiné?

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