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—Ah! voici l'homme d'esprit par excellence, M. le baron Bâton, dit Mlle de La Mole, imitant un peu la voix du laquais qui venait de l'annoncer.

—Je crois que même vos gens se moquent de lui. Quel nom, baron Bâton! dit M. de Caylus.

—Que fait le nom? nous disait-il l'autre jour, reprit Mathilde Figurez-vous le duc de Bouillon annoncé pour la première fois: Il ne manque au public, à mon égard, qu'un peu d'habitude…

Julien quitta le voisinage du canapé. Peu sensible encore aux charmantes finesses d'une moquerie légère pour rire d'une plaisanterie, il prétendait qu'elle fût fondée en raison. Il ne voyait, dans les propos de ces jeunes gens, que le ton de dénigrement général, et en était choqué. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu'à y voir de l'envie, en quoi assurément il se trompait.

Le comte Norbert, se disait-il, à qui j'ai vu faire trois brouillons pour une lettre de vingt lignes à son colonel, serait bien heureux s'il avait écrit de sa vie une page comme celles de M. Sainclair.

Passant inaperçu à cause de son peu d'importance, Julien s'approcha successivement de plusieurs groupes; il suivait de loin le baron Bâton et voulait l'entendre. Cet homme de tant d'esprit avait l'air inquiet, et Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu'il eut trouvé trois ou quatre phrases piquantes. Il sembla à Julien que ce genre d'esprit avait besoin d'espace.

Le baron ne pouvait pas dire des mots, il lui fallait au moins quatre phrases de six lignes chacune pour être brillant.

Cet homme disserte, il ne cause pas, disait quelqu'un derrière Julien.

Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte Chalvet. C'est l'homme le plus fin du siècle. Julien avait souvent trouvé son nom dans le Mémorial de Sainte-Hélène et dans les morceaux d'histoire dictés par Napoléon. Le comte Chalvet était bref dans sa parole, ses traits étaient des éclairs, justes, vifs, quelquefois profonds. S'il parfait d'une affaire, sur-le-champ on voyait la discussion faire un pas. Il y portait des faits, c'était plaisir de l'entendre. Du reste, en politique, il était cynique effronté.

—Je suis indépendant, moi, disait-il à un monsieur portent trois plaques, et dont apparemment il se moquait. Pourquoi veut-on que je sois aujourd'hui de la même opinion qu'il y a six semaines? En ce cas, mon opinion serait mon tyran.

Quatre jeunes gens graves, qui l'entouraient, firent la mine, ces messieurs n'aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu'il était allé trop loin. Heureusement, il aperçut l'honnête M. Balland, tartufe d'honnêteté. Le comte se mit à lui parler: on se rapprocha, on comprit que le pauvre Balland allait être immolé. A force de morale et de moralité, quoique horriblement laid, et après des premiers pas dans le monde, difficiles à raconter, M. Balland a épousé une femme fort riche, qui est morte; ensuite une seconde femme fort riche, que l'on ne volt point dans le monde. Il jouit en toute humilité de soixante mille livres de rentes, et a lui-même des flatteurs. Le comte Chalvet lui parla de tout cela et sans pitié. Il y eut bientôt autour d'eux un cercle de trente personnel. Tout le monde souriait, même les jeunes gens graves, l'espoir du siècle.

Pourquoi vient-il chez M. de La Mole, où il est le plastron évidemment? pensa Julien. Il se rapprocha de l'abbé Pirard, pour le lui demander.

M. Balland s'esquiva.

—Bon! dit Norbert, voilà un des espions de mon père parti il ne reste plus que le petit boiteux Napier.

Serait-ce là le mot de l'énigme? pensa Julien. Mais en ce cas, pourquoi le marquis reçoit-il M. Balland?

Le sévère abbé Pirard faisait la mine dans un coin du salon, en entendant les laquais annoncer.

—C'est donc une caverne, disait-il comme Basile, je ne vois arriver que des gens tarés.

C'est que le sévère abbé ne connaissait pas ce qui tient à la haute société. Mais, par ses amis les jansénistes, il avait des notions fort exactes sur ces hommes qui n'arrivent dans les salons que par leur extrême finesse au service de tous les partis, ou leur fortune scandaleuse. Pendant quelques minutes, ce soir-là, il répondit d'abondance de coeur aux questions empressés de Julien, puis s'arrêta tout court, désolé d'avoir toujours du mal à dire de tout le monde, et se l'imputant à péché. Bilieux, janséniste, et croyant au devoir de la charité chrétienne sa vie dans le monde était un combat.

—Quelle figure a cet abbé Pirard! disait Mlle de La Mole, comme Julien se rapprochait du canapé.

Julien se sentit irrité, mais pourtant elle avait raison. M. Pirard était sans contredit le plus honnête homme du salon, mais sa figure couperosée, qui s'agitait des bourrèlements de sa conscience, le rendait hideux en ce moment. Croyez après cela aux physionomies pensa Julien; c'est dans le moment où la délicatesse de l'abbé Pirard se reproche quelque peccadille, qu'il a l'air atroce; tandis que sur la figure de ce Napier, espion connu de tous, on lit un bonheur pur et tranquille. L'abbé Pirard avait fait cependant de grandes concessions à son parti; il avait pris un domestique, il était fort bien vêtu.

Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon: c'était un mouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence subit. Le laquais annonçait le fameux baron de Tolly, sur lequel les élections venaient de fixer tous les regards. Julien s'avança et le vit fort bien. Le baron présidait un collège: il eut l'idée lumineuse d'escamoter les petite carrés de papier portent les votes d'un des partis. Mais, pour qu'il y eût compensation, il les remplaçait à mesure par d'autres petite morceaux de papier portent un nom qui lui était agréable. Cette manoeuvre décisive fut aperçue par quelques électeurs qui s'empressèrent de faire compliment au baron de Tolly. Le bonhomme était encore pâle de cette grande affaire. Des esprits mal faits avaient annoncé le mot de galères. M. de La Mole le reçut froidement. Le pauvre baron s'échappa.

—S'il nous quitte si vite, c'est pour aller chez M. Comte, dit le comte

Chalvet, et l'on rit.

Au milieu de quelques grands seigneurs muets et des intrigants, la plupart tarés, mais tous gens d'esprit qui, ce soir-là, abordaient successivement dans le salon de M. de La Mole (on parlait de lui pour un ministère), le petit Tanbeau faisait ses premières armes. S'il n'avait pas encore la finesse des aperçus, il s'en dédommageait, comme on va voir, par l'énergie des paroles.

—Pourquoi ne pas condamner cet homme à dix ans de prison? disait-il au moment où Julien approcha de son groupe; c'est dans un fond de basse-fosse qu'il faut confiner les reptiles; on doit les faire mourir à l'ombre, autrement leur venin s'exalte et devient plus dangereux. A quoi bon le condamner à mille écus d'amende? Il est pauvre, soit, tant mieux; mais son parti paiera pour lui. Il fallait cinq cents francs d'amende et dix ans de basse-fosse.

Eh bon dieu! quel est donc le monstre dont on parle? pensa Julien, qui admirait le ton véhément et les gestes saccadés de son collègue. La petite figure maigre et tirée du neveu favori de l'académicien était hideuse en ce moment. Julien apprit bientôt qu'il s'agissait du plus grand poète de l'époque.

—Ah, monstre! s'écria Julien à demi haut, et des larmes généreuses vinrent mouiller ses yeux. Ah, petit gueux! pensa-t-il, je te revaudrai ce propos.

Voilà pourtant, pensa-t-il, les enfants perdus du parti dont le marquis est un des chefs! Et cet homme illustre qu'il calomnie, que de croix, que de sinécures n'eût-il pas accumulées, s'il se fût vendu, je ne dis pas au plat ministère de M. de Nerval, mais à quelqu'un de ces ministres passablement honnêtes que nous avons vus se succéder?

L'abbé Pirard fit signe de loin à Julien, M. de La Mole venait de lui dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment écoutait, les yeux baissés les gémissements d'un évêque, fut libre enfin, et put approcher de son ami, il le trouva accaparé par cet abominable petit Tanbeau. Ce petit monstre l'exécrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la court.

Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture? C'était dans ces termes, d'une énergie biblique, que le petit homme de lettres parfait en ce moment du respectable Lord Holland. Son mérite était de savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous le règne du nouveau roi d'Angleterre.

L'abbé Pirard passe dans un salon voisin; Julien le suivit:

—Le marquis n'aime pas les écrivailleurs, je vous en avertis; c'est sa seule antipathie. Sachez le latin, le grec si vous pouvez, l'histoire des Égyptiens, des Perses, etc., il vous honorée et vous protégera comme un savant. Mais n'allez pas écrire une page en français, et surtout sur des matières graves et au-dessus de votre position dans le monde, il vous appellerait écrivailleur, et vous prendrait en guignon. Comment, habitant l'hôtel d'un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot du duc de Castries sur d'Alembert et Rousseau: Cela veut raisonner de tout, et n'a pas mille écus de rente!

Tout se sait, pensa Julien, ici comme au séminaire! Il avait écrit huit ou dix pages assez emphatiques: c'était une sorte d'éloge historique du vieux chirurgien-major qui disait-il, l'avait fait homme. Et ce petit cahier, se dit Julien, a toujours été enfermé à clef! Il monta chez lui brûla son manuscrit, et revint au salon. Les coquins brillants l'avaient quitté, il ne restait que les hommes à plaques.

Autour de la table, que les gens venaient d'apporter toute servie, se trouvaient sept à huit femmes fort nobles, fort dévotes, fort affectées, âgées de trente à trente-cinq ans. La brillante maréchale de Fervaques entra en faisant des excuses sur l'heure tardive. Il était plus de minuit; elle alla prendre place auprès de la marquise. Julien fut profondément ému; elle avait les yeux et le regard de Mme de Rênal.

Le groupe de Mlle de La Mole était encore peuplé. Elle était occupée avec ses amis à se moquer du malheureux comte de Thaler. C'était le fils unique de ce fameux juif, célèbre par les richesses qu'il avait acquises en prêtant de l'argent aux rois pour faire la guerre aux peuples. Le juif venait de mourir laissant à son fils cent mille écus de rente par mois, et un nom, hélas! trop connu. Cette position singulière eût exigé de la simplicité dans le caractère, ou beaucoup de force de volonté.

Malheureusement, le comte n'était qu'un bon garçon garni de toutes sortes de prétentions qui se réveillaient successivement à la voix de ses flatteurs.

M. de Caylus prétendait qu'on lui avait donné la volonté de demander en mariage Mlle de La Mole (à laquelle le marquis de Croisenois, qui devait être duc avec cent mille livres de rente, faisait la cour).

—Ah! ne l'accusez pas d'avoir une volonté, disait piteusement Norbert.

Ce qui manquait peut-être le plus à ce pauvre comte de Thaler, c'était la faculté de vouloir. Par ce côté de son caractère il eût été digne d'être roi. Prenant sans cesse conseil de tout le monde, il n'avait le courage de suivre aucun avis jusqu'au bout.

Sa physionomie eût suffi à elle seule, disait Mlle de La Mole, pour lui inspirer une joie éternelle. C'était un mélange singulier d'inquiétude et de désappointement; mais de temps à autre on y distinguait fort bien des bouffé es d'importance et de ce ton tranchant que doit avoir l'homme le plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa personne et n'a pas encore trente-six ans. Il est timidement insolent, disait M. de Croisenois. Le comte de Caylus, Norbert et deux ou trois jeunes gens à moustaches le persiflèrent tant qu'ils voulurent, sans qu'il s'en doutât, et enfin le renvoyèrent comme une heure sonnait:

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