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—Sont-ce vos fameux chevaux arabes qui vous attendent à la porte par le temps qu'il fait? lui dit Norbert.

—Non, c'est un nouvel attelage bien moins cher répondit M. de Thaler. Le cheval de gauche me coûté cinq mille francs, et celui de droite ne vaut que cent louis, mais je vous prie de croire qu'on ne l'attelle que de nuit. C'est que son trot est parfaitement semblable à celui de l'autre.

La réflexion de Norbert fit penser au comte qu'il était décent pour un homme comme lui d'avoir la passion des chevaux, et qu'il ne fallait pas laisser mouiller les siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un instant après en se moquant de lui.

Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l'escalier, il m'a été donné de voir l'autre extrême de ma situation! Je n'ai pas vingt louis de rente, et je me suis trouvé côte à côte avec un homme qui a vingt louis de rente par heure, et l'on se moquait de lui… Une telle vue guérit de l'envie.


CHAPITRE V

LA SENSIBILITÉ ET UNE GRANDE DAME DÉVOTE

Une idée un peu vive y a l'air d'une grossièreté, tant on y est accoutumé aux mots sans relief. Malheur à qui invente en parlant!

FAUBRAS

Après plusieurs mois d'épreuves, voici où en était Julien le jour où l'intendant de la maison lui remit le troisième quartier de ses appointements. M. de La Mole l'avait chargé de suivre l'administration de ses terres en Bretagne et en Normandie. Julien y faisait de fréquents voyages. Il était chargé en chef de la correspondance relative au fameux procès avec l'abbé de Frilair; M. Pirard l'avait instruit.

Sur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de tout genre qui lui étaient adressés, Julien composait des lettres, qui presque toutes étaient signées.

A l'école de théologie, ses professeurs se plaignaient de son peu d'assiduité, mais ne l'en regardaient pas moins comme un de leurs élèves les plus distingués. Ces différents travaux, saisis avec toute l'ardeur de l'ambition souffrante, avaient bien vite enlevé à Julien les fraîches couleurs qu'il avait apportées de la province. Sa pâleur était un mérite aux yeux des jeunes séminaristes ses camarades; il les trouvait beaucoup moins méchants, beaucoup moins à genoux devant un écu que ceux de Besançon; eux le croyaient attaqué de la poitrine. Le marquis lui avait donné un cheval.

Craignant d'être rencontré dans ses courses à cheval, Julien leur avait dit que cet exercice lui était prescrit par les médecins. L'abbé Pirard l'avait mené dans plusieurs maisons jansénistes. Julien fut étonné, l'idée de la religion était invinciblement liée dans son esprit à celle d'hypocrisie et d'espoir de gagner de l'argent. Il admira ces hommes pieux et sévères qui ne songent pas au budget. Plusieurs jansénistes l'avaient pris en amitié et lui donnaient des conseils. Un monde nouveau s'ouvrait devant lui. Il connut chez les jansénistes un comte Altamira qui avait près de six pieds de haut, libéral condamné à mort dans son pays, et dévot. Cet étrange contraste, la dévotion et l'amour de la liberté, le frappa.

Julien était en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouvé qu'il répondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis. Julien, ayant manqué une ou deux fois aux convenances, s'était prescrit de ne jamais adresser la parole à Mlle Mathilde. On était toujours parfaitement poli à son égard à l'hôtel de La Mole mais il se sentait déchu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe vulgaire, tout beau tout nouveau.

Peut-être était-il un peu plus clairvoyant que les premiers jours, ou bien le premier enchantement produit par l'urbanité parisienne était passé.

Dès qu'il cessait de travailler, il était en proie à un ennui mortel, c'est l'effet desséchant de la politesse admirable, mais si mesurée, si parfaitement graduée suivant les positions, qui distingue la haute société. Un coeur un peu sensible voit l'artifice.

Sans doute, on peut reprocher à la province un ton commun ou peu poli. Mais on se passionne un peu en vous répondant. Jamais à l'hôtel de La Mole l'amour-propre de Julien n'était blessé; mais souvent, à la fin de la journée, en prenant sa bougie dans l'antichambre, il se sentait l'envie de pleurer. En province, un garçon de café prend intérêt à vous, s'il vous arrive un accident en entrant dans son café. Mais si cet accident offre quelque chose de désagréable pour l'amour-propre, en vous plaignant, il répétera dix fois le mot qui vous torture. A Paris, on a l'attention de se cacher pour rire, mais vous êtes toujours un étranger.

Nous passons sous silence une foule de petites aventures, qui eussent donné des ridicules à Julien, s'il n'eût pas été en quelque sorte au-dessous du ridicule. Une sensibilité folle lui faisait commettre des milliers de gaucheries. Tous ses plaisirs étaient de précaution: il tirait le pistolet tous les jours, il était un des bons élèves des plus fameux maîtres d'armes. Dès qu'il pouvait disposer d'un instant, au lieu de l'employer à lire comme autrefois, il courait au manège et demandait les chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le maître du manège, il était presque régulièrement jeté par terre.

Le marquis le trouvait commode à cause de son travail obstiné, de son silence, de son intelligence, et peu à peu, lui confia la suite de toutes les affaires un peu difficiles à débrouiller. Dans les moments où sa haute ambition lui laissait quelque relâche, le marquis faisait des affaires avec sagacité; à portée de savoir des nouvelles, il avait du bonheur à la Bourse. Il achetait des maisons, des bois; mais il prenait facilement de l'humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait pour des centaines de francs. Les hommes riches qui ont le coeur haut cherchent dans les affaires de l'amusement et non des résultats. Le marquis avait besoin d'un chef d'état-major qui mît un ordre clair et facile à saisir dans toutes ses affaires d'argent.

Mme de La Mole, quoique d'un caractère si mesuré, se moquait quelquefois de Julien. L'imprévu produit par la sensibilité est l'horreur des grandes dames; c'est l'antipode des convenances. Deux ou trois fois le marquis prit son parti: S'il est ridicule dans votre salon, il triomphe dans son bureau. Julien, de son côté, crut saisir le secret de la marquise. Elle daignait s'intéresser à tout dès qu'on annonçait le baron de La Joumate. C'était un être froid, à physionomie impassible. Il était petit, mince, laid, fort bien mis, passait sa vie au Château, et, en général, ne disait rien sur rien. Telle était sa façon de penser. Mme de La Mole eût été passionnément heureuse pour la première fois de sa vie, si elle eût pu en faire le mari de sa fille.


CHAPITRE VI

MANIÈRE DE PRONONCER

Leur haute mission est de juger avec calme les petits événements de la vie journalière des peuples. Leur sagesse doit prévenir les grandes colères pour les petites causes, ou pour des événements que la voix de la renommée transfigure en les portant au loin.

GRATIUS.

Pour un nouveau débarqué, qui, par hauteur, ne faisait jamais de questions, Julien ne tomba pas dans de trop grandes sottises. Un jour, poussé dans un café de la rue Saint-Honoré, par une averse soudaine, un grand homme en redingote de castorine, étonné de son regard sombre le regarda à son tour, absolument comme jadis, à Besançon, l'amant de Mlle Amanda.

Julien s'était reproché trop souvent d'avoir laissé passer cette première insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l'explication. L'homme en redingote lui adressa aussitôt les plus sales injures: tout ce qui était dans le café les entoura; les passants s'arrêtaient devant la porte. Par une précaution de provincial, Julien portait toujours des petits pistolets, sa main les serrait dans sa poche d'un mouvement convulsif. Cependant il fut sage, et se borna à répéter à son homme de minute en minute: Monsieur votre adresse? je vous méprise.

La constance avec laquelle il s'attachait à ces six mots finit par frapper la foule.

Dame! il faut que l'autre qui parle tout seul lui donne son adresse. L'homme à la redingote, entendant cette décision souvent répétée, jeta au nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune heureusement ne l'atteignit au visage, il s'était promis de ne faire usage de ses pistolets que dans le cas où il serait touché. L'homme s'en alla, non sans se retourner de temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures.

Julien se trouva baigné de sueur. Ainsi il est au pouvoir du dernier des hommes de m'émouvoir à ce point! se disait-il avec rage. Comment tuer cette sensibilité si humiliante?

Il eût voulu pouvoir se battre à l'instant. Mais une difficulté l'arrêtait. Dans tout ce grand Paris, où prendre un témoin? il n'avait pas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances; mais toutes, régulièrement, au bout de six semaines de relations, s'éloignaient de lui. Je suis insociable, et m'en voilà cruellement puni, pensa-t-il. Enfin, il eut l'idée de chercher un ancien lieutenant du 96e, nommé Liévin, pauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut sincère avec lui.

—Je veux bien être votre témoin, dit Liévin, mais à une condition: si vous ne blessez pas votre homme, vous vous battrez avec moi, séance tenante.

—Convenu, dit Julien en lui serrant la main avec enthousiasme; et ils allèrent chercher M. C. de Beauvoisis à l'adresse indiquée par ses billets, au fond du faubourg Saint-Germain.

Il était sept heures du matin. Ce ne fut qu'en se faisant annoncer chez lui que Julien pensa que ce pouvait bien être le jeune parent de Mme de Rênal, employé jadis à l'ambassade de Rome ou de Naples, et qui avait donné une lettre de recommandation au chanteur Geronimo.

Julien avait remis à un grand valet de chambre une des cartes jetées la veille, et une des siennes.

On le fit attendre, lui et son témoin, trois grands quarts d'heure; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d'élégance. Ils trouvèrent un grand jeune homme en redingote rose-orange et blanc, mis comme une poupée; ses traits offraient la perfection et l'insignifiance de la beauté grecque. Sa tête, remarquablement étroite, portait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils étaient frisés avec beaucoup de soin, pas un cheveu ne dépassait l'autre. C'est pour se faire friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a fait attendre. La robe de chambre bariolée, le pantalon du matin, tout, jusqu'aux pantoufles brodées, était correct et merveilleusement soigné. Sa physionomie, noble et vide, annonçait des idées convenables et rares l'idéal de l'homme aimable, l'horreur de l'imprévu et de la plaisanterie, beaucoup de gravité.

Julien, auquel son lieutenant du 96e avait expliqué que se faire attendre si longtemps, après lui avoir jeté si grossièrement sa carte à la figure, était une offense de plus, entra brusquement chez M. de Beauvoisis. Il avait l'intention d'être insolent, mais il aurait bien voulu en même temps être de bon ton.

Il fut si frappé de la douceur des manières de M. de Beauvoisis, de son air à la fois compassé, important et content de soi de l'élégance admirable de ce qui l'entourait, qu'il perdit en un clin d'oeil toute idée d'être insolent. Ce n'était pas son homme de la veille. Son étonnement fut tel de rencontrer un être aussi distingué au lieu du grossier personnage rencontré au café, qu'il ne put trouver une seule parole. Il présenta une des cartes qu'on lui avait jetées.

—C'est mon nom, dit l'homme à la mode, auquel l'habit noir de Julien dès sept heures du matin, inspirait assez peu de considération; mais je ne comprends pas, d'honneur…

La manière de prononcer ces derniers mots rendit à Julien une partie de son humeur.

—Je viens pour me battre avec vous, monsieur, et il expliqua d'un trait toute l'affaire.

M. Charles de Beauvoisis, après y avoir mûrement pensé, était assez content de la coupe de l'habit noir de Julien. Il est de Staub, c'est clair, se disait-il en l'écoutant parler; ce gilet est de bon goût, ces bottes sont bien; mais, d'un autre côté, cet habit noir dès le grand matin!… Ce sera pour mieux échapper à la balle, se dit le chevalier de Beauvoisis.

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